Au jour le jour

C’est le lien pédagogique qui tient ensemble école, élèves et enseignants

Du collège du Bois-d’Aulne à la cité scolaire Gambetta-Carnot, c’est l’expérience de la rupture du lien pédagogique qu’ont fait élèves et enseignants. Et c’est encore ce lien que cherchent à détruire les « Parents vigilants ». Parce que le lien pédagogique fait partie des liens sociaux indispensables à tout projet social émancipateur.

À la fin du mois de novembre s’est ouvert le procès des collégiens accusés de diverses formes de complicités avec le meurtre de Samuel Paty. Pour pouvoir assister au procès, qui se déroule en huis clos, une dizaine d’enseignants du collège du Bois-d’Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) se sont portés partie civile. Leur argument tient en ces quelques mots : « Nous avons besoin de comprendre comment ils en sont arrivés là. » Et ces enseignant précisent : « On leur a fait cours à ces élèves. Si la confiance n’existe pas, on ne peut pas enseigner. »

Dans le documentaire sur le collège du Bois-d’Aulne, Le Collège de monsieur Paty, une séquence est particulièrement émouvante[1]. Assise autour d’une table, quelques adolescentes discutent sur l’après-attentat. Elles décrivent leurs enseignants bouleversés et fondant régulièrement en larmes. Ça leur faisait tout drôle, quelque-chose clochait : « Après le 16 octobre, c’était plus notre collège, c’était devenu quelque-chose d’autre. On ne sait pas quoi, mais il y a quelque-chose qui a changé, mais qui a trop changé », raconte l’une d’elle.

Trois ans après, à Arras, devant la cité scolaire Gambetta-Carnot où est assassiné Dominique Bernard, le professeur d’EPS qui tente de s’interposer a ces mots envers son ancien élève : « Que se passe-t-il Mohamed ? Je ne te reconnais plus. »

Chacune à leur manière, ces paroles interrogent la nature du lien qui unit l’enseignant à ses élèves ainsi que les conditions nécessaires pour que ce lien permette de faire école.

Pour commencer, ces mots révèlent qu’il n’y a pas d’horizontalité dans la relation, peut-être au grand dam des groupies du célèbre ouvrage de Jacques Rancière, Le Maître ignorant[2]. Pour ce philosophe en effet, il y a une stricte équivalence des savoirs entre enseignant et apprenant, et donc une égalité de conditions entre le maître et son élève. Rancière s’appuie sur les théories de Joseph Jacotot, enseignant du XIXe siècle qui aurait réussi à enseigner le français à des étudiants dont il ne comprend pas la langue en simplement les aiguillant à partir d’une édition bilingue. Rancière en appelle alors à l’abolition de la domination du maître, qui est au fondement de son « autorité ». Dans son modèle, le rôle du maître est de faire prendre conscience à l’élève qu’il est capable d’apprendre sans lui.

L’hypothèse est séduisante. Ne serait-ce qu’en réponse à l’appétit de pouvoir socialement si répandu – et auquel les enseignants et enseignantes n’échappent pas. Cette hypothèse permet d’éreinter la posture du maître tout puissant et celle des savoirs émancipateurs par eux-mêmes et sans geste pédagogique.

Mais ce désir d’horizontalité est trompeur. C’est en substance ce que suggèrent ces jeunes collégiennes qui ont le sentiment d’être ailleurs qu’à l’école dès lors que leurs profs craquent sous leurs yeux. Ce « quelque-chose qui a trop changé » vient faire écran à la possibilité d’apprendre normalement.

C’est sur un autre point que la pensée de Rancière, comparée à certaines pédagogies, est salutaire : en ce qu’elle a contribué à ancrer la conviction de l’éducabilité de tous les enfants. Ce que reprend le slogan du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN) : « Toutes et tous capables ! »

C’est un postulat qu’il faut aujourd’hui continuer de rappeler insatiablement dans un contexte de réformes allant plus volontiers dans le sens du tri social — à savoir du « Chacun sa place ». À leur manière, les enseignants du collège du Bois-d’Aulne qui assistent au procès de leurs élèves affirment leur attachement au « Toutes et tous capables ». Pour que cette éducabilité soit possible, il faut que soit établi et rétabli régulièrement un lien reposant sur la confiance. Or l’implication de quelques-uns de leurs élèves dans les évènements qui ont mené à un meurtre a brisé cette confiance. Dès lors, les enseignants savent que le lien pédagogique ne peut plus opérer. Voilà ce qu’ils viennent chercher dans le procès : leur raison d’être, c’est-à -ire la possibilité de réparer le lien pédagogique et de continuer à enseigner.

Cette réparation du lien pédagogique est aussi ce qu’a tenté in extremis l’enseignant face au tueur d’Arras. Comme Dominique Bernard l’avait sans doute fait quelques minutes avant. C’est l’élève et non l’individu que son ancien professeur d’EPS ne reconnaît pas. Et c’est à lui qu’il dit en substance : « Tu es dans ton école, Mohamed, retrouve l’élève derrière le tueur. » Ce geste puissant manifeste la croyance que l’école peut changer, voire sauver des vies.

Ni horizontalité donc, ni verticalité de surplomb. Quelles sont les formes et directions qui caractérisent le lien pédagogique ? En mai 1933, dans L’Éducateur prolétarien, la revue de son réseau, Célestin Freinet écrivait : « Nous ne formons pas l’enfant, nous mettons à sa disposition le maximum d’éléments, le maximum d’outils, le maximum de possibilité pour que, partant de ce qu’il est, dans son milieu, il parvienne à l’épanouissement individuel et social dont il est susceptible. […] Le devoir des pédagogues n’est pas de plaire aux puissants du jour ; notre tâche est autre, on nous l’a toujours affirmé : elle est de former des citoyens conscients. Eh bien ! Nous prenons simplement notre rôle au sérieux. »

Freinet pose ici les fondements du métier. Enseigner n’est pas un acte par lequel le maître se distancie mais un acte qui vise à réduire les éloignements de tous types : social, intellectuel, culturel, moral. Comme l’a aussi théorisé le pédagogue Paulo Freire, il s’agit d’une situation dialogique qui engage chacun des membres[3].

C’est pourquoi, dans le cadre de la relation pédagogique, on peut parler d’égalité des positions. La qualité du dialogue, et donc de l’apprentissage, dépendant du respect par chacun de la place qu’il occupe dans le dispositif. Égalité des positions, asymétrie des fonctions. Le moindre déplacement suffit à casser ce fragile équilibre. C’est ce qu’on ressenti les adolescentes de Conflans-Sainte-Honorine après le drame survenu dans leur collège.

Mais casser ce fragile équilibre, c’est ce que s’évertuent à faire la plupart des réformes éducatives dont découlent les classes surpeuplées, l’absence de formation des enseignants, la capolarisation des enseignants et des élèves, etc. C’est aussi ce que provoque la mise sous surveillance des enseignants par des parents faussement « vigilants » mais vraiment fascistes qui cherchent à court-circuiter la relation pédagogique[4]. Ces militants zémouriens veulent détruire le lien pédagogique parce que le propre du fascisme est de rétablir un ordre « naturel » fondé sur les hiérarchies et les inégalités.

Ce n’est pas un mince défi que de résister sur tous les fronts contre la rupture programmée des liens sociaux émancipateurs dont fait partie le lien pédagogique essentiel à la mission de l’école.

Laurence De Cock

Une première version de ce texte est parue, sous le titre « Brèves réflexions sur le lien pédagogique », au Café pédagogique, le 5 décembre 2023.
De la même autrice sur ces sujets, derniers livres parus, École publique et émancipation sociale et Une journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants (Agone, 2021 et 2023).

Notes
  • 1.

    Christine Tournadre, Le Collège de monsieur Paty, Galaxie Productions / France 2 (FR2), 2013.

  • 2.

    Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard, 1987.

  • 3.

    Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés [1968], Agone, 2023.

  • 4.

    Écouter Stéphane Pair, « “La plupart des collègues s'autocensurent” : comment les “Parents vigilants”, créés par Eric Zemmour, mettent sous pression des professeurs », enquête FranceInfo, 3 octobre 2023.