Au jour le jour

De l’éducation en temps de révolution : la contribution de Nadejda Kroupskaïa (II)

La réforme du système éducatif russe a été théorisée bien en amont des révolutions de 1917. Elle n’en est pas une conséquence. Elle est au cœur du processus révolutionnaire. Elle est même la condition de sa réalisation et de son achèvement. Ce pour quoi les mesures adoptées dans la foulée sont d’une ampleur exceptionnelle, comme en témoigne l’écrivain allemand Klaus Mehnert en 1933 : « Le pays tout entier ressemble à une gigantesque école. »

Au-delà de leur candeur, les récits de quelques visiteurs dans les années qui suivent la révolution décrivent tous le gigantesque travail accompli. Parmi eux, on peut citer le voyage en Russie du pédagogue Célestin Freinet en 1925, qui ne tarit pas d’éloges sur ce qu’il voit, persuadé d’assister à l’accomplissement du modèle d’école prolétarienne qu’il défend : « L’école russe m’a paru extraordinairement libérée des adultes : elle est, à un degré insoupçonné, l’école de l’enfant pour l’enfant. [...] C’est une école de la vie et du travail. »

L’« école unique du travail » est proclamée par décret le 30 septembre 1918, assortie en octobre d’une « déclaration de principes » : « La réforme scolaire postérieure à la révolution d’Octobre possède évidemment le caractère d’un acte de lutte des masses pour le savoir, pour l’instruction. »

Il s’agit d’en finir avec l’école des privilèges, l’école monarchiste, l’école du tsar. L’organe chargé de toutes les réformes est le commissariat à l’Instruction publique, le Narkompros.

Dès 1918, la nouvelle école s’appuie sur un flux continu de mesures : nationalisation de toutes les écoles paroissiales (il y en avait plus de 30 000) ; retrait des anciens programmes scolaires nationaux et des manuels afférents (chaque région et chaque école sera libre de développer ses propres programmes) ; suppression des notes, des examens d’entrée et de sortie du système scolaire ; remplacement des directions d’école par des soviets ; interdiction des devoirs à la maison, des punitions et de tout enseignement religieux ; déclaration du principe d’éligibilité des maîtres, qui deviennent des « travailleurs scolaires ». L’école soviétique est conçue pour accorder une place centrale à l’enfant, qui doit être protégé de toute forme de contrainte. Pour souligner l’implication de l’élève, le verbe « apprendre » est remplacé par « traiter » ou « étudier ». Sont aussi privilégiés les travaux collectifs, comme les exposés, ainsi que le travail « joyeux », « créatif » et « libre » – comme l’indique le décret, qui déclare également : « L’ancienne forme de la discipline qui enchaînait toute la vie de l’école et le libre développement de la personnalité de l’enfant ne pouvait plus avoir de place dans l’école laborieuse. »

Les « classes » deviennent des « groupes » et la mixité y est rendue obligatoire. Naturellement, l’école est déclarée « gratuite, laïque et obligatoire », entre six et dix-sept ans, avec deux ans de jardin d’enfants. L’école est entièrement repensée à l’aune du collectif, ce qui supposait d’en finir avec l’autorité de l’enseignant sur les élèves et de privilégier des relations fraternelles, solidaires, coopératives. Les cours se font en langue locale. L’école devient ainsi une sorte de communauté de vie aux mains des élèves et de leurs enseignants. L’enseignement doit y être polytechnique en cohérence avec le projet d’une école du travail productif, qui soit socialement utile – comme le rappelle le décret de 1918 : « Le travail productif doit servir de base à la vie scolaire, non pas comme un moyen de payer les dépenses occasionnées par l’entretien des enfants, ni seulement comme une méthode d’enseignement, mais précisément comme un travail productif socialement nécessaire. »

Enfin, l’école unique du travail adopte des méthodes pédagogiques directement inspirées par l’éducation nouvelle, des méthodes actives. Parmi les pédagogues déjà mentionnés, c’est John Dewey qui influence le plus directement la mise en pratique de ces principes. La nouvelle pédagogie s’appuie sur les « intérêts » de l’élève, c’est-à-dire sur ce qui est susceptible de développer sa curiosité et son sens de l’expérimentation. À partir de 1923 la Russie soviétique adopte le « plan Dalton », une méthode inspirée de Dewey et mise en place aux États-Unis par Helen Parkhurst, qui consiste en l’élaboration de plans de travail individualisés. Kroupskaïa préface d’ailleurs l’ouvrage de la fille de Dewey sur les plans Dalton en 1922. Suivant cette méthode, l’élève est mis en situation d’investigation à partir d’une planification qui lui est propre : il apprend à évaluer, à l’aide de l’enseignant, ses avancées, ses difficultés, et à adapter ses objectifs à atteindre.

L’autre méthode directement inspirée par Dewey est celle des « complexes ». Le principe est de connecter les matières pour comprendre un phénomène plus général et inhérent aux rapports sociaux et à la nature. Par exemple, on peut partir d’un outil agricole et en tirer toute une réflexion sur les manières de cultiver, les conditions de travail, mais aussi faire des calculs autour de la vitesse ou de la production tout en s’adonnant à la lecture de poésies relatant des éléments de la vie paysanne.

La nouvelle école développe également la pédagogie « de projet », qui consiste à faire accomplir aux enfants des tâches collectives utiles à la communauté scolaire, une manière de les responsabiliser au service de la collectivité. Enfin, l’inspiration de Dewey se retrouve dans l’adoption du self government, auquel Krouspkaïa est très attachée.

En 1928, Dewey fait un voyage en URSS, où il s’enthousiasme de l’adoption de ses méthodes – même s’il mesure à quel point ces réformes ne sont réalisables qu’en contexte révolutionnaire, où l’ensemble du monde social est en adéquation avec ses principes pédagogiques.

« La guerre et la révolution ont excité dans les masses une soif passionnée de savoir », écrit Kroupskaïa à propos de l’instruction politique, où elle détaille comment tout le pays s’est mis au service du projet éducatif.

En effet, la société dans son ensemble est tournée vers l’élévation du niveau intellectuel et culturel. La Russie, devenue URSS en 1922, se couvre d’espaces de savoirs : des trains de propagande, spectacles, clubs, maisons du peuple, bibliothèques, cercles, etc. Le premier objectif est d’éradiquer l’analphabétisme, le second de former au projet communiste l’ensemble du peuple soviétique.

Dans ce recueil, les adresses à la jeunesse doivent s’entendre comme l’attribution d’une mission : celle de participer à l’éducation du peuple. Et en orchestrant cet immense projet, Kroupskaïa se fait elle-même « institutrice ».

Le Komsomol est fondé en 1918. Cette organisation se veut l'incarnation de l’élite de la jeunesse communiste, son avant-garde. Liée au parti bolchevique, elle exerce un contrôle sur l’ensemble de la jeunesse mais aussi sur toutes les structures éducatives, afin de veiller à la bonne exécution et à la meilleure diffusion du programme.

En 1922 sont créés les pionniers, organisation de jeunesse qu’on peut rapprocher du scoutisme. Regroupant de jeunes volontaires de dix à quatorze ans, elle est entièrement sous la coupe du Komsomol, dans l’idée d’en faire des agents de diffusion chargés d’implanter les valeurs communistes dans toute la société – et particulièrement dans les écoles. De son côté, Kroupskaïa envisage plutôt les pionniers comme une organisation de masse, conçue pour que les enfants y trouvent joie et camaraderie. Elle voit le mouvement des pionniers sur le modèle de l’éducation nouvelle : non comme un lieu d’endoctrinement mais comme un espace d’expérimentation enfantine de la vie communiste.

De toutes les missions que mentionne Kroupskaïa, la priorité est l’alphabétisation du peuple. Et le chantier est énorme. Même si les historiens sont revenus sur l’idée d’une Russie tsariste complètement analphabète. Près de cent cinquante millions d’enfants, de femmes et d’hommes ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture. Aussi l’État bolchevique installe des cours dans des granges, des usines, des bateaux, dans l’Armée rouge, dans des clubs politiques, etc. Si l’on en croit les chiffres donnés par l’historien Wladimir Berelowitch, les progrès sont fulgurants : « En l’espace d’une génération, la Russie bascule dans la civilisation de l’écrit. »

Les scènes d’éducation populaire sont popularisées dans les romans comme Le Docteur Jivago. En 1958, Boris Pasternak y décrit l’effervescence qui règne dans la bibliothèque d’Iouratine, où l’intelligentsia croise les gens du peuple, mal vêtus, aux visages bouffis, bruyants, endimanchés mais avides de culture : Andreiévitch « avait l’impression d’être placé à un carrefour fréquenté et de faire connaissance avec la ville elle-même, comme si ce n’étaient pas les lecteurs d’Iouratine mais leurs maisons et leurs rues elles-mêmes qui venaient se réunir ici ».

Même les universités sont mises au service de ce projet par l’ouverture de facultés destinées prioritairement à accueillir les ouvriers. Un programme total qui vise, à terme, la prolétarisation de toute la société soviétique.

Quel bilan tirer de cet immense chantier ? Illustrée par certains textes de ce recueil, la propagande officielle donne l’image d’un élan continu. La réalité est plus nuancée. La guerre civile et la nouvelle politique économique (NEP) ont freiné l’enthousiasme réformateur. En outre, la scolarisation s’est ralentie, du fait des écoles sans chauffage, des bâtiments en ruine, de l’absence de matériel et de l’extrême dénuement de la population. En 1921, l’école gratuite est même abandonnée ; le coût des études est indexé sur la fortune des parents.

Pour le moins peu complaisant avec le projet soviétique, Berelowitch insiste sur les manqués de la réforme éducative : brutalité des komsomols, criminalisation des enseignants réfractaires, désorganisation des études, chahut, serpent de mer du principe polytechnique, etc. Pour lui, « l’école du travail resta toujours à l’état de mythe ».

La réalité est sans doute entre la propagande et ce blâme. Il est certain que la mise en place du modèle polytechnique a été difficile. D’abord parce qu’il était très coûteux, ensuite parce que les enseignants ne l’entendaient pas tous de la même manière. Ainsi a-t-on pu voir, dans une ville, des enfants alterner des heures à l’école puis des heures à l’usine, et, dans une autre, des enfants passer leur journée à butiner entre plusieurs ateliers. Le haut niveau d’élaboration théorique de ce modèle nécessitait une formation rigoureuse des enseignants dont le Narkompros n’avait certainement pas les moyens. Par ailleurs, le pays avait un besoin urgent de main-d’œuvre pour assurer ses objectifs d’industrialisation. D’où la revalorisation, après la mort de Lénine, de l’enseignement professionnel qu’on peut lire dans le texte « Différence entre l’enseignement professionnel et l’enseignement polytechnique ». C’est aussi pour des questions de formation et parce qu’elle ne faisait pas consensus que la méthode des complexes est progressivement abandonnée à partir de 1926, tandis que l’éducation polytechnique est officiellement condamnée en 1931.

La multiplication des textes de propagande et leur ton de plus en plus autoritaire et dogmatique peuvent aussi s’expliquer par les difficultés rencontrées sur le terrain et par la volonté de Krouspkaïa de faire œuvre de formation, quitte à en devenir didacticienne – comme dans le texte « Conseils à un autodidacte ».


Ce recueil de textes constitue un document précieux pour l’histoire de la pédagogie et de l’éducation en situation révolutionnaire. Les historiens de l’éducation nouvelle n’ont longtemps focalisé leur attention que sur le pédagogue Makarenko, à l’origine de la colonie Gorki, de la commune de Djerzinski et auteur du Poème pédagogique. Dans ces communautés, Makarenko a expérimenté une pédagogie prolétaire radicale. Si l’expérience mérite l’attention qu’on lui a portée, elle est restée toutefois marginale au regard de l’immense laboratoire pédagogique qu’était devenue la Russie puis l’URSS.

Au-delà de l’histoire de l’éducation, ces textes ont une résonance plus contemporaine. Ils interrogent en effet la réalisation d’un projet éducatif d’État. Certains s’offusqueront de la prégnance de l’idéologie, dénonceront l’endoctrinement des enfants et pointeront du doigt le projet liberticide, la société « totalitaire » et la dystopie de fabrique d’un « homme nouveau ». Mais si l’expérience soviétique n’est pas exempte de critiques légitimes, pour le moins, il est possible de la réinterroger sous un angle plus stimulant que l’anathème.

Ce projet éducatif d’État assumé tente en effet de se substituer à un autre modèle idéologique, bourgeois, sélectif, élitiste, qui avance masqué et se défend de tout prisme politique. Le choix d’un État éducateur, tel que le définissaient les révolutionnaires français, sous-tend un rapport politique à la question éducative, puisqu’il se justifie en tant que prise en charge, par la puissance publique, de la mission d’éducation. Dit autrement, il postule l’éducation des enfants comme une responsabilité collective, à fortiori quand ils n’ont personne à qui s’en remettre du fait de leurs conditions sociales misérables. À l’inverse, le modèle d’école capitaliste (ou néolibérale, comme on dit désormais) confère à l’État un rôle de garant de la libre concurrence entre enfants pour garantir le bon fonctionnement du tri social et la reproduction des inégalités scolaires. En quoi le second modèle serait-il moins idéologique que le premier ?

La révolution a tout intérêt à s’arroger le monopole de l’éducation. Car elle a besoin du consentement éclairé des futurs citoyens pour mener à bien son projet de transformation sociale. Le modèle capitaliste, lui, délègue l’éducation aux familles ou à des institutions privées car son objectif n’est pas de changer le monde mais de garantir la pérennité de l’ordre social existant. En quoi le second projet est-il moins idéologique que le premier ?

Quant aux bolcheviques russes, « Ils ont osé », écrit Samuel Johsua. Ils ont osé pousser à l’extrême l’expérience d’une école commune. C’est l’histoire de cette audace qu’il nous fallait restituer.

Laurence De Cock
Extrait de la deuxième partie de sa préface au livre de Nadejda Kroupskaïa, De l’éducation en temps de révolution, qui vient de paraître.