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Du manuel scolaire au bréviaire pédagogique

Au regard du flux continu des mesures du « choc des savoirs » programmé par Gabriel Attal, l’annonce a paru presque secondaire. Pourtant, une labellisation des manuels scolaires de français et de mathématiques n’a rien d’anodin. S’appuyant sur les exemples japonais et portugais, le nouveau ministre de l’Éducation nationale justifie son choix en prétextant que cela ne portera atteinte ni à la liberté éditoriale, ni à la liberté de choix des professeurs, dont l’école gratuite, laïque et obligatoire est le garant. Est-ce bien sûr ? Et qu’entend-on par « labellisation » ?

La comparaison avec d’autres États est devenue un classique dans la communication ministérielle. Elle ne va pourtant pas de soi. Et s’avère malhonnête, car il est impossible de transposer un modèle éducatif d’un pays à un autre sans prendre en considération un certain nombre de critères. Ne serait-ce que le caractère plus ou moins directif des programmes, le niveau de centralisation (ou décentralisation des systèmes éducatifs, le degré d’autonomie des établissements scolaires ainsi que le rapport – notamment historique – entretenu par chaque État avec son école.

En Allemagne par exemple, l’autonomie des Länder donne le droit à certains d’entre eux d’adapter leur curriculum, comme en Thuringe. Les manuels scolaires font alors l’objet d’un contrôle in fine de l’État fédéral qui apparaît comme une instance de régulation destinée à éviter un trop fort différentiel de contenus entre Länder. C’est sensiblement la même chose en Belgique. En revanche, dans d’autres pays, dont on connaît le caractère peu démocratique (comme la Turquie ou l’Algérie), la labellisation ministérielle a une autre signification : il s’agit du contrôle strict de l’adéquation avec des programmes officiels rigides et souvent idéologiques. Le manuel devient donc un manuel d’État et un instrument de propagande au service du régime en place.

Depuis les années 1881-1882, la France a fait un autre choix : des programmes directifs, obligatoires, publié dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale et proposés suivant un modèle d’école républicaine obéissant à une logique jacobine très centralisée. Dans ce cadre, le manuel scolaire n’a pas besoin de contrôle puisque, pour espérer être choisi par les enseignants, il doit répondre en tout point aux prescriptions ministérielles. Il existe donc un contrat tacite entre l'édition scolaire et l’État prescripteur, le premier s’engageant à respecter les programmes (et y ayant tout intérêt, notamment commercial) en échange de quoi le second lui fiche la paix.

Cette décision du ministre de l’instruction publique Jules Ferry d’accorder la liberté éditoriale fut aussi présentée comme un acte de confiance dans le corps enseignant, un respect de leur liberté pédagogique en somme. En cela, il rompait avec la logique précédente, instaurée par son plus illustre prédécesseur, François Guizot : un manuel unique pour l’apprentissage de la lecture « approuvé par le conseil royal de l’instruction publique ».

Qu’est-ce donc qui anime Gabriel Attal dans sa volonté de ré-instaurer un contrôle étatique sur les manuels scolaires ? Un pas de plus vers la caporalisation ?

Force est de constater qu’il ne s’agit pas d’accompagner cette mesure d’un assouplissement des curricula ; c’est même le contraire puisqu’Attal annonce en même temps une réécriture des programmes de français et de mathématiques dans un sens encore plus coercitif pour l’école primaire. On se situe donc dans une optique de renforcement du contrôle des contenus et des pratiques, un coup supplémentaire porté à la liberté pédagogique des enseignants du premier degré – pourtant déjà fort malmenés sur ce plan par le ministre Blanquer.

Doit-on également soupçonner un lourd clin d’œil et un bon coup de pouce donné à La librairie des écoles, maison d’édition pionnière dans la diffusion de la fameuse méthode d’apprentissage des mathématiques, dite « méthode Singapour » et officine chérie par le réseau des écoles privées hors-contrat ?

En outre, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement français tente de revenir sur la liberté éditoriale. Ainsi, le 21 août 1940, le régime de Vichy instaurait par décret un contrôle ministériel sur les manuels, notamment ceux d’histoire-géographie, considérés comme les plus susceptibles de contribuer au formatage des esprits.

Si le gouvernement provisoire revient sur ce décret en 1944, Paul Devin rappelle que le fantasme du contrôle étatique des manuels continue d’irriguer la haute administration de l’Éducation nationale. On le trouve dans le rapport Borne de l’Inspection générale en 1998 ainsi que chez Gilles de Robien en 2005.

Un autre épisode d’autoritarisme ministériel est passé inaperçu parce que cantonné aux débats internes du Conseil national des programmes (CNP), présidé par Luc Ferry entre 1995 et 1997. Avec le ministre François Bayrou, ils rêvent d’un « manuel de référence » au collège, dont la coordination est confiée au philosophie Tzvetan Todorov. Les discussions vont bon train : comment l’appeler ? Manuel du savoir fondamental ? Manuel d’entrée en société ? La perspective va bien au-delà d’une labellisation puisqu’il s’agit de sortir un manuel publié par l’Éducation nationale. Après discussion, le projet est finalement annulé par le ministre qui ne souhaite pas se mettre le monde de l’édition scolaire à dos et parce que même le CNP craint d’entraver la liberté pédagogique des enseignants.

C’est donc sur un terrain miné que Gabriel Attal met les pieds en touchant à l’un des socles identitaires de l’école républicaine. Il y a fort à parier que le puissant Syndicat national de l’édition (SNE) monte au créneau contre ces velléités de contrôle ministériel.

Mais il est aussi de notre devoir de déconstruire l’apparente banalité de cette annonce en alertant sur ce qu’elle charrie de réactionnaire. Cette mesure présentée comme disruptive et adossée à la nouvelle marotte ministérielle de la « pédagogie explicite » et des « données probantes » participe en effet à transformer les enseignants en agents exécutifs de méthodes supposément brevetées. Des manuels scolaires aux bréviaires pédagogiques, il n’y a qu’un pas, que les spécialistes de la poudre perlimpinpin semblent prêts à franchir allégrement.

Laurence De Cock

Une première version de ce texte est parue, sous le titre « Manuels scolaires ou bréviaires pédagogiques ? », au Café pédagogique, le 19 décembre 2023.
De la même autrice sur ces sujets, derniers livres parus, École publique et émancipation sociale et Une journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants (Agone, 2021 et 2023).