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Aux origines de la droitisation du débat public

En mars 1983, François Mitterrand, premier président de gauche de la Ve République, élu sur un programme de rupture avec le capitalisme, amorce un « tournant de la rigueur » et renonce de ce fait à poursuivre la politique pour laquelle il a été élu. Il n’y aura pas de retour en arrière. Au cours des quatre décennies suivantes, les médias qui s’opposaient au pouvoir gaulliste puis giscardien et avaient soutenu le candidat socialiste s’abstiennent d’interroger trop ouvertement – et a fortiori de critiquer – ce fait politique majeur. Au nom du réalisme, du sérieux et de la culture de gouvernement, ils l’accompagnent même avec zèle…

En 1984, Libération, qui est pourtant alors emblématique de la gauche post-soixante-huitarde (quotidien fondé en 1973 autour de Jean-Paul Sartre), donne un compte rendu enthousiaste d’une émission spéciale réalisée par la chaîne de service public Antenne 2, « Vive la crise ! », qui chante les louanges de l’austérité, les vertus du marché et l’obsolescence de l’État-providence[1]. Au cours des années 1980, Le Nouvel observateur, hebdomadaire de la gauche intellectuelle et culturelle qui s’était engagé en faveur de François Mitterrand, devient l’organe de propagande de la faction du Parti socialiste la plus anticommuniste et la plus droitière, acquise à l’économie de marché la plus débridée ; il s’accommode évidemment fort bien des reniements gouvernementaux, quand il ne les appelle pas de ses vœux. Le Monde, qui tient à son statut de quotidien « de référence » et à sa ligne de centre gauche, s’aligne sans scrupules sur la nouvelle doxa économique et politique. Les médias se ferment à l’économie hétérodoxe (marxiste et même keynésienne) comme à la critique sociale. Partout, le néolibéralisme est hégémonique[2].

Bien que connaissant une embellie à partir de la fin des années 1990, les organisations de gauche fidèles à l’histoire du mouvement ouvrier, qu’elles soient partisanes, syndicales, intellectuelles ou associatives, sont marginalisées et disqualifiées. Les mobilisations parfois massives contre les réformes libérales (de la sécurité sociale, des retraites, du droit du travail, de la SNCF, etc.) provoquent systématiquement une contre-mobilisation médiatique et subissent les quolibets, le mépris et la vindicte de l’éditocratie[3]. Dans la foulée des « intellectuels contre la gauche[4] », retournement qui a marqué les années 1970, les médias ne cessent d’entonner leur crédo : la gauche sera « moderne » et « modernisatrice »… ou ne sera pas !

Ces quarante années de néolibéralisme portent aussi dans leur sillage une crise sociale et une crise politique qui ont nourri une progression constante des idées et des scores électoraux de l’extrême droite. Au cours des années 1980 et 1990, si Jean-Marie Le Pen est en partie décrié dans les médias dominants, des titres comme Le Figaro et dans une moindre mesure Le Point, mais aussi TF1 – qui domine alors outrageusement le paysage audiovisuel –, portent régulièrement les thématiques et les problématiques qui font écho aux thèses du Front national : l’immigration, l’islam et l’insécurité. En 2002, c’est d’ailleurs à l’issue d’une campagne où ce dernier thème aura occupé une place totalement disproportionnée dans les médias que Jean-Marie Le Pen accède pour la première fois au second tour de l’élection présidentielle. Au cours de la décennie suivante, la stratégie politique de Nicolas Sarkozy – qui braconne ouvertement sur les terres du FN tout en saturant un espace médiatique fasciné par le personnage – puis l’ascension politique de Marine Le Pen accélèrent la banalisation de son parti.

Dans cette configuration du débat public, la gauche de gauche est doublement perdante. D’une part, la question sociale, qu’il s’agisse des retraites, des salaires, du logement ou des services publics, est reléguée dans les tréfonds des débats – quand elle n’est pas préemptée par Marine Le Pen sans que les vedettes du journalisme politique n’y trouvent à redire. D’autre part, dès lors qu’un ou plusieurs des termes du triptyque immigration–islam-insécurité occupent l’agenda médiatique, c’est à travers le cadrage et les grilles de lecture de la droite qu’ils sont discutés, d’autant plus que le PS, en pleine « mue sécuritaire », n’en finit pas de durcir son discours. Au cours des années 2010, et plus encore à partir de 2015, à la suite de la série d’attentats qui ont endeuillé le pays, on assiste à une légitimation graduelle de mots d’ordre sécuritaires, autoritaires, nationalistes et identitaires. Ces thématiques s’imposent dans une presse magazine en perte de vitesse, et surtout dans le secteur audiovisuel où la concurrence est exacerbée, notamment depuis que coexistent quatre chaînes d’information (bas de gamme) en continu. Une partie du traitement médiatique de ces thèmes repose sur une mise en accusation de la gauche, systématiquement suspectée d’ingénuité et de laxisme, de déni et de complaisance. Prisonnière d’un débat mutilé, dont les termes ne sont pas les siens, où le pluralisme n’existe pas, la gauche ne parvient plus à imposer sa manière d’aborder ces sujets ; les désaccords qui la traversent, les analyses qu’elle propose, les réponses alternatives qu’elle apporte deviennent médiatiquement inaudibles.

Le système médiatique paraît donc, à peu près partout et tout le temps, ouvertement hostile à la gauche – et dans le même temps très affable avec les politiques et intellectuels qui ont capitulé devant le monde tel qu’il va. Sondages et doctes analyses politologiques à l’appui, les éditocrates diront qu’ils ne font que refléter l’état du débat public, rendre compte des attentes de l’opinion, des évolutions des rapports de force et des positionnements des formations politiques. Qu’en aucun cas ils n’exercent quelque influence que ce soit. Les éditocrates aiment se dépeindre comme de simples et humbles serviteurs de la démocratie et du débat public – qu’ils contribuent, de fait, à organiser. L’information qu’ils produisent, la présentation qu’ils font des enjeux et des rapports de force politiques ne seraient que les reflets d’une réalité qui s’imposerait à eux. Ils ne seraient que des miroirs du réel dont ils tenteraient de rendre compte en toute indépendance et en toute objectivité.

Pourtant, les médias ne sont pas indépendants ni autonomes. Au contraire, ils sont les faire-valoir et les relais d’influence de leurs propriétaires. Et s’ils ne sont pas directement dépendants de ce pouvoir capitalistique, qui ne se manifeste frontalement que rarement, la plupart des grands médias et des producteurs d’information (pris collectivement) se trouvent dans des situations d’interdépendance étroite à l’égard des pouvoirs politique et économique, vis-à-vis desquels ils ne sont donc pas en position de jouer leur rôle de contre-pouvoir. Par ailleurs, ils ne peuvent prétendre à une quelconque objectivité, dirigés et contrôlés qu’ils sont par des chefferies éditoriales sociologiquement solidaires des intérêts et des points de vue des classes dirigeantes.

Certes, les médias ne décident pas de l’actualité. En revanche, ils choisissent de porter leur regard ici plutôt que là, hiérarchisent les informations qui leur parviennent, distinguent celles qu’ils estiment devoir être traitées comme telles de celles qui doivent être considérées comme des « non-événements », sélectionnent celles dignes d’être « montées en une » et relèguent celles qui ne méritent que des « brèves ». Les médias ne fixent pas l’agenda politique. Ils se contentent de suivre servilement celui des institutions, des partis dominants, des multinationales, etc. Les médias ne fixent pas les termes du débat public. Mais ils savent ignorer ou, quand ils ne le peuvent pas, disqualifier ceux qui leur déplaisent, et au contraire porter voire imposer ceux qui leur conviennent ; ils savent également choisir à dessein les questions soumises aux sondés, sélectionner les « petites phrases » et entretenir les polémiques. Les médias ne sélectionnent pas les représentants politiques. Mais ils décident de faciliter ou non leur expression, de leur présenter ou non des signes de déférence, de prêter ou non du crédit à leurs propos, tout comme ils savent favoriser les « bons clients » et ignorer les plus rétifs ou les moins à l’aise. Les médias ne font évidemment pas les élections. Mais ils pèsent sur l’ensemble du processus électoral[5].

Pour toutes ces raisons, les médias jouent un rôle actif dans l’histoire sans fin de la droitisation du débat public depuis quarante ans. Et comme nous le montrerons tout au long de cet ouvrage, ce processus s’est encore accéléré au cours des cinq dernières années, en même temps que se dégradaient les conditions d’expression et d’existence médiatique de la gauche, dans toutes ses composantes.

En 2017, la candidature à l’élection présidentielle d’Emmanuel Macron, qui promettait d’achever la normalisation libérale de la France, fait l’objet d’une hypermédiatisation et déclenche des vagues d’enthousiasme incontrôlé dans nombre de rédactions, du Monde à la presse quotidienne régionale, en passant par France Télévisions, L’Obs, L’Express et BFM-TV. Une fois Emmanuel Macron élu, le journalisme politique donne toute sa mesure : personnalisation outrancière du président, focalisation sur sa communication, service après-vente décomplexé des réformes engagées comme de toutes ses initiatives, fascination pour les jeux politiciens agitant le pouvoir en place, etc. Un véritable journalisme de cour, qui montrera à nouveau tout son savoir-faire lors de la campagne présidentielle 2022.

Au cours de ce premier quinquennat, dont l’un des objectifs déclarés était pourtant de lutter contre le Front national, l’assise électorale du parti de Marine Le Pen a encore progressé, tout comme l’enracinement médiatique de l’extrême droite, avec, notamment, la circulation d’un commentariat ultra réactionnaire aux quatre coins du paysage de l’information et le développement par Vincent Bolloré de son empire médiatique. Le journalisme politique installe dès 2017 le « duel Macron-Le Pen » à la une pour en faire le centre de gravité de la vie politique, au détriment notamment de Jean-Luc Mélenchon, qui avait obtenu près de 20 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Pendant cinq ans se succèdent les chasses politico-médiatiques aux ennemis de la République – dont la gauche fait les frais –, et l’agenda médiatique est régulièrement polarisé par les obsessions de l’extrême droite. Une longue banalisation qui s’achève en 2022 sur le traitement médiatique triomphal réservé aux candidatures d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

Lorsque le débat public porte sur des questions socio-économiques, on pourrait penser que la gauche est a priori sur un terrain qui lui est plus favorable. C’est loin d’être le cas tant prévaut dans les médias dominants ce qu’il faut bien appeler un « journalisme de classe ». Le journalisme économique stricto sensu ne tolère pas le moindre écart au prêt-à-penser libéral. Il est la chasse gardée d’une poignée de spécialistes dont les erreurs d’analyse, les partis pris et les conflits d’intérêts sont proverbiaux mais qui continuent de clamer leur détestation de l’intervention publique et de l’État social, comme leur croyance en l’efficience de marchés omnipotents. Au-delà des seules rubriques économiques, le pluralisme est aussi en berne : les médias multiplient les partenariats avec le patronat au prétexte d’œuvrer pour l’emploi, les dirigeants de multinationales sont traités avec une considération inversement proportionnelle au mépris qui accueille les revendications des salariés comme leurs mobilisations pour protéger les acquis sociaux. Quant aux préoccupations et aux modes de vie des classes populaires, ils sont littéralement absents des grands médias, qui n’ont d’yeux que pour les classes supérieures, seules à même d’attirer les annonceurs.

Si cette éclipse de l’enquête sociale n’est pas nouvelle, à l’inverse il est une forme de journalisme qui a proliféré pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron : le journalisme de préfecture. La couverture de la mobilisation contre la loi Travail en 2016 avait marqué une étape décisive dans l’accompagnement médiatique du durcissement répressif et autoritaire de l’État. Avec le mouvement des Gilets jaunes, cette tendance s’est encore accentuée. Les violences policières massives subies par les manifestants ont mis des mois à percer le mur d’indifférence médiatique, alors que les rédactions relayaient en boucle les images des affrontements tout en saluant et en documentant avec délectation la militarisation du maintien de l’ordre. Depuis, qu’il s’agisse de couvrir la moindre manifestation d’ampleur nationale, une nuit de révolte dans un quartier populaire, un fait divers crapoteux ou l’installation d’une zone à défendre (ZAD), la plupart des médias dominants ont recours au prisme sécuritaire du maintien de l'ordre. Les points de vue qui contredisent la communication des institutions répressives sont le plus souvent ignorés et, quand les nombreuses organisations de gauche mobilisées sur ces questions trouvent à s’exprimer, leurs explications ou leurs propositions sont dénigrées. Les moyens d’action politique (happenings, blocages, grèves, etc.) ne sont plus considérés que comme des perturbations de l’ordre… qu’il faut rétablir urgemment.

Tout au long de ce quinquennat, toutes les composantes de la gauche ont été à un moment ou à un autre la cible de cabales médiatiques. Comme à l’accoutumée, à l’occasion de chaque mouvement social, les syndicats furent vilipendés, leurs responsables morigénés en direct sur toutes les antennes. Régulièrement, les organisations écologistes qui réclament des mesures vigoureuses pour lutter contre le réchauffement climatique et le désastre environnemental sont tournées en ridicule et caricaturées en « khmers verts » par les plus grandes vedettes du journalisme. À plusieurs reprises, les mêmes ont entrepris de traquer d’introuvables « islamo-gauchistes » ou leurs succédanés « wokistes » et « décoloniaux » qui gangrèneraient La France insoumise ou, pire, l’Université. Jusqu’au feu d’artifice final contre la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) lors des élections législatives de juin 2022. Dans la plupart des médias se déchaîna une campagne d’une violence inouïe contre l’accord et chacun de ses protagonistes. Il ne s’agissait alors plus d’information mais bien d’une mobilisation de toute l’éditocratie, unanime contre une alliance et un programme remettant en cause la soumission de la gauche à un certain nombre de dogmes libéraux et n’entendant pas céder au cours autoritaire de la vie politique. Une union clairement campée à gauche, dont l’existence même et le relatif succès dans les urnes constituent un camouflet pour les médias dominants.

Pauline Perrenot
Introduction à son livre, Les Médias contre la gauche, parution le 17 mars 2023.

Notes