Au jour le jour

Avant-propos aux conversations entre Howard Zinn et Ray Suarez sur l’histoire populaire des États-Unis

En 2007, le téléphone se mit à sonner alors que je me préparais pour l’édition du soir du PBS Newshour. À l’autre bout de la ligne, le réalisateur de documentaires Al Perlmutter me faisait une offre fabuleuse : il envisageait un film sur la vie et l’œuvre de Howard Zinn, et avait besoin de quelqu’un pour l’interviewer. Étais-je intéressé ?

Comment aurais-je pu ne pas l’être ? Dans l’interminable bras de fer sur l’histoire américaine officielle, les distorsions qu’elle opère par rapport à la réalité et ce qu’on peut en conclure sur la place de ce pays dans le monde, Zinn avait fermement empoigné son adversaire – et l’intérêt du public – depuis plusieurs décennies. Son œuvre, stimulante et provocatrice, était conçue pour obliger le lecteur à passer au crible les idées reçues sur les États-Unis.

Et voilà que j’avais la chance d’être en prise directe avec la pensée de mon bon vieux Brooklynois alors qu’il arrivait au terme d’une longue carrière – et, bientôt, d’une existence encore plus longue [1]. Je demandai à Perlmutter quelle serait la durée de l’entretien. Il avait prévu six heures sur deux jours. Six heures ? Aux yeux du présentateur d’une émission quotidienne en direct, une interview de dix minutes est déjà longue. Pour écrire mes livres, il m’est peut-être arrivé de discuter une heure avec ma source ou, si l’échange se révélait passionné, énergique, particulièrement fécond… une heure et demie, maximum. Pourrions-nous tenir aussi longtemps sans finir par traîner la jambe, comme les danseurs de marathon qui tentaient l’impossible pour gagner deux ou trois dollars [2] ? C’était bien la dernière des choses à craindre.

Grand, svelte, auréolé d’une crinière de cheveux argentés, Zinn avait l’esprit toujours en effervescence. Dans l’austère bâtiment d’une vieille usine désaffectée du quartier du Queens, à New York, nous avons discuté de la façon dont les Américains apprennent leur histoire et pourquoi ils apprennent ce qu’ils apprennent ; nous avons parlé de la façon dont les faits sont utilisés pour construire une fiction cohérente, et comment même des récits incomplets ou inexacts peuvent avoir du sens. Mes inquiétudes sur le projet se sont évanouies, dès les premières minutes de notre entretien, quand nous nous sommes mis à évoquer une de ces figures bien réelles que notre besoin de héros fige sur un piédestal : Christophe Colomb.

J’ai interrogé Zinn sur l’élaboration progressive de la légende du marin italien promu gouverneur colonial, mais également sur les risques qu’il y a à réviser les mythes et à contester les héros. À cela, Zinn a répondu : « Remettre en cause un tel personnage, c’est subversif. »

Et si subversion il y a, elle ne fait pas peur à Zinn. Il est révélateur de son approche obstinée et directe que son livre Une histoire populaire des États-Unis [3] ait pris une place de plus en plus centrale dans le débat américain, alors qu’elle était marginale lors de sa parution en 1980. D’autres « éléments subversifs » faisaient alors irruption dans l’histoire américaine : les femmes, les Africains-Américains, les Hispaniques, les minorités sexuelles… sauf que Zinn était déjà là à les attendre. Le temps, les débats et un désir croissant de réexaminer, non seulement les faits bruts de notre histoire nationale, mais aussi leur interprétation,avaient fait bouger les lignes, préparant les Américains, selon les propres termes de Zinn, à « revoir des opinions bien ancrées ».

Depuis la première édition de son histoire populaire des États-Unis, il y a près de quarante ans, les détracteurs de Zinn ont lancé une entreprise de démolition. Certains se plaignaient du fait que son iconoclasme, sa remise en cause de héros depuis longtemps révérés, sa relecture de l’histoire ne laissaient plus derrière eux qu’une longue litanie d’oppression, de luttes et de souffrances à travers les siècles. Mais le travail de l’historien n’est-il pas de découvrir ce qui s’est réellement passé ? Les horreurs sont sous nos yeux ; Zinn, lui, est lucide et bien déterminé à nous obliger à les regarder.

La dénonciation de l’exploitation économique n’est jamais loin quand Zinn décrit les industriels véreux du xixe siècle, les pauvres et les ouvriers du Sud enrôlés dans l’armée confédérée, les « filles » des villes industrielles du Massachusetts abandonnant leurs machines pour réclamer un meilleur salaire, ou encore les fermiers poussés à la révolte par des impôts ruineux. Tous sont des personnages du drame américain de Zinn. Placer les questions économiques au cœur de cette histoire est devenu monnaie courante aujourd’hui. En 1980, les gens ordinaires devaient jouer des coudes pour inscrire leur vie et leurs luttes à côté de celles de généraux qui, dressés sur leur cheval, brandissaient leur légitimité historiqueet la « Destinée manifeste » [4].

Cependant, dans Une histoire populaire des États-Unis, tout comme dans la plupart de ses livres, au-delà du récit de combats et de souffrances, c’est l’idéalisme de Zinn qui transparaît en une fresque vivante, présentée sous de nouvelles perspectives, peuplée de nouveaux héros et d’héroïnes inédites. En voulant faire voler en éclats les vieilles idées éculées sur l’histoire des États-Unis, l’historien cherche aussi à rappeler aux gens ordinaires qu’ils ont le pouvoir de défier l’autorité, d’améliorer leur propre sort et l’état général de leur pays.

L’historien, le vétéran de la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain et l’enseignant ne cessent de vous tirer par la manche en disant : « Attendez, vous n’avez pas tous les éléments. En complétant le tableau, en éclairant les coins sombres, nous ne démolissons pas notre pays. Nous racontons une histoire plus complexe. Nous racontons, au final, une histoire plus intéressante. Et nous vous disons la vérité. » Dans notre entretien, comme tout au long de son œuvre, Zinn n’hésite pas, dès que nécessaire, à dire une vérité pleine et entière sur les héros supposés de notre pays.

Quand le manuel typique d’histoire des États-Unis chante les louanges de Theodore Roosevelt, Zinn se concentre au contraire sur son bellicisme et son racisme. Et tandis que les détracteurs de Martin Luther King ont cherché à exploiter, de son vivant et après son assassinat, certains faux pas du défenseur des droits civiques pour miner son autorité morale, Zinn déclare plutôt, à propos de sa vie privée : « La chose du monde la mieux partagée, ce sont les faiblesses et les contradictions. Là où les gens se distinguent, c’est dans leur rapport à la société. Les uns accaparent les richesses et déclarent la guerre. D’autres, comme King, luttent pour la justice sociale et la paix. Ce sont ces différences qui comptent quand on évalue quelqu’un. »

À une époque où les États-Unis connaissent un clivage saisissant au sujet de leur histoire mais aussi du rôle qui devrait être le leur dans le monde au xxie siècle, Zinn exige la prise en compte de tout le passé, mais aussi, pour l’avenir, une conception différente de l’Amérique, celle d’une simple nation parmi les nations.

Selon Zinn, un regard honnête sur ce que nous avons été conduit à poser un regard honnête sur ce que nous sommes. Ma carrière de reporter m’a emmené aux quatre coins des États-Unis ainsi que dans bien des endroits du monde. Par vocation et par inclination, j’ai toujours pensé qu’il fallait offrir une image complète, et non pas biaisée, de ce que je voyais. En même temps, comme à tous les enfants de la guerre froide, on m’a enseigné une version idéalisée de notre histoire. Ayant lu Une histoire populaire des États-Unisà l’âge adulte, j’ai vécu comme un défi le fait de me détacher de ma foi dans le destin exceptionnel de la nation américaine. Comme le dit Zinn, « il serait temps que nous voyions les États-Unis comme un pays parmi d’autres, et nous, ses habitants, comme les égaux des autres habitants de la planète. Cela représenterait certes un énorme bouleversement psychologique pour nous, avec notre complexe de supériorité, mais nous pousserait à reconnaître honnêtement qui nous sommes, quelles sont nos limites, sans pour autant nous dévaloriser ».

Je n’ai jamais senti, durant nos heures d’entretien, pas plus que dans les années qui ont suivi, la moindre naïveté dans cette remarque. J’en ai conclu que la vision de Zinn, vers la fin d’une vie qui s’étend des Années folles à l’âge d’internet, était plus prescriptive que prédictive. Les politologues, les historiens et les économistes ont passé les premières décennies de ce siècle encore jeune à se battre contre le reliquat historique d’une puissance américaine sans rivale, qui est le résultat accidentel du carnage et des destructions produits par la Seconde Guerre mondiale. Bon nombre de celles et ceux qui naissaient américains après 1945 ont grandi avec des idées profondément enracinées sur la place de ce pays dans le monde. Mais cette vision est totalement imperméable à l’« émergence du reste », alors que la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique et l’Indonésie sont d’ores et déjà devenus les plus vastes économies du monde.

Il est difficile de savoir combien de ses concitoyens regardent favorablement Zinn quand il invite les États-Unis à se montrer plus enclins à l’humilité et à la collaboration avec les autres nations. Foyer d’une population polyglotte de plus en plus diverse de quelque 330 millions d’habitants, ce pays est de moins en moins capable de produire des généralisations sur sa nation. Comment compléteriez-vous les phrases suivantes ? « Les Américains sont _______. » « Les Américains veulent _________. » « Les Américains pensent _______. » À l’ère du président Donald Trump, nous avons des conversations embarrassantes, voire choquantes, sur la façon de remplir ces blancs.

Le Bureau du recensement des États-Unis estime qu’à partir des années 2040 les naissances d’enfants d’origine anglo-saxonne seront minoritaires dans le pays où, le 18 août 1587, Virginia Dare fut le premier sujet du royaume d’Angleterre à avoir vu le jour en Amérique. Ainsi, du vivant de bien de celles et ceux qui s’apprêtent à lire notre « conversation », les Américains dont les ancêtres sont venus d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine seront plus nombreux que celles et ceux dont les aïeuls ont débarquéd’Europe.

Howard Zinn était prêt pour ce monde à venir. Et vous ?

Ray Suarez

Introduction à Howard Zinn, Le Pouvoir des oubliés de l’histoire. Conversation sur l’histoire populaire des États-Unis (traduit de l’anglais par Laure Mistral), qui vient de paraître aux éditions Agone.

Notes des éditeurs :

Notes
  • 1.

    Né en 1922, Howard Zinn, dont le premier livre est paru en 1959, est mort en 2010 (lire L’Impossible Neutralité. Autobiographie d’un historien et militant, Agone, 2013).

  • 2.

    Au cours de ces « dance marathons », des couples dansaient presque sans arrêt et jusqu’à épuisement, de plusieurs heures à plusieurs semaines. La cruauté de ces exhibitions du temps de la Grande Dépression est le sujet d’un film de Sydney Pollack (1969) inspiré d’un roman de Horace McCoy (1935), On achève bien les chevaux.

  • 3.

    La première édition d’A People History of the United States est publiée en 1980 par Harper & Row. En 2002, une version révisée et augmentée est parue en France sous le titre Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, traduite par Frédéric Cotton pour les éditions Agone.

  • 4.

    La « Destinée manifeste », expression du caractère « exceptionnel de la nation américaine », a servi de cadre à son expansion continentale dès le xixe siècle, à cet universalisme qui a légitimé ensuite son interventionnisme planétaire et dissimulé les mécanismes de domination politique qui structurent toute l’histoire américaine.