Au jour le jour

Boss

Entre autres aspects toujours intéressants de l’actualité, il y a assurément ces émotions publiques déclenchées par le décès de telle ou telle personnalité et dont l’ampleur dépasse de beaucoup les dimensions réelles d’un personnage qui, de son vivant, ne s’est pas toujours montré, c’est le moins qu’on puisse dire, des plus recommandables.

La vie publique étant orchestrée par les médias, c’est-à-dire, concrètement, abandonnée aux orientations et aux intérêts indissociablement matériels et idéologiques d’une caste professionnelle globalement acquise à l’ordre libéral, et sans autre norme déontologique que l’indice d’écoute et les parts de marché, on pourrait être tenté de voir dans ces grandes émotions publiques un effet de résonance à l’échelle collective d’une émotion individuelle qui, même si elle est sincère, reste sans commune mesure avec sa réplique médiatiquement orchestrée.

Une foule de gens qui ne connaissaient pas le (ou la) défunt(e), sont invités à s’associer au lamento sur sa disparition comme s’ils en étaient affectés personnellement et reprennent en chœur le discours de transfiguration que les journalistes avaient commencé à accréditer du temps même que « l’idole » était encore en vie. Le virus de l’émotion est assurément l’un des plus contagieux.

Tel est aujourd’hui le mécanisme de la magie sociale capable de transformer le moindre talent, réel ou allégué, d’une personnalité du monde des arts, des lettres, de la science, du sport, des affaires politiques ou économiques, etc., en preuve éclatante d’un charisme qui ne cesse de se renforcer de ses propres effets. Le secret de la réussite, c’est d’être comme cul et chemise avec suffisamment de journalistes.

La persistance et la force de ce genre de réactions au fil des générations et en tous lieux sont un bon indice de l’extrême difficulté (pour ne pas dire la radicale incapacité) pour la plupart des humains à sortir de leur chrysalide infantile pour devenir des adultes accomplis capables de regarder en face la nudité de leur condition et leur épouvantable déréliction.

C’est en effet là, dans ce dégoût du vide existentiel, dans cet accablement de l’esprit devant l’insignifiance de soi et l’absurdité des vicissitudes du monde, que se situe, le plus vraisemblablement, la racine de ce besoin qui fait s’agenouiller les foules devant la puissance supposée transcendantale des seigneuries, des idoles, des patrons, des « coach » et des « boss » de tous acabits que leur désignent les griots préposés à la louange des puissants.

Il faut se rendre à l’évidence, l’être humain est un quadrupède qui a tenté de se mettre debout au cours de son évolution, mais qui n’y parvenant pas tout à fait, s’est accoutumé à vivre à genoux, voire à plat ventre. Mais cette position étant à la longue très inconfortable, on conçoit que l’homo sapiens utilise son brin d’intelligence spécifique à mettre imaginairement en scène son existence, pour magnifier celle-ci et la rendre plus gratifiante. Les obsèques en grandes pompes que réserve aux célébrités leur patrie reconnaissante s’inscrivent totalement dans cette nécessité pour des êtres profondément misérables par eux-mêmes, dépourvus de tout avenir, et même de tout présent, de se donner le spectacle émouvant et rassurant de leur grandeur en la personne d’un de leurs héros reconnus.

Ce n’est pas là un phénomène propre à notre temps, même si l’exhibitionnisme de la société du spectacle lui a donné des dimensions nouvelles. Les historiens et anthropologues ont dès longtemps fait état de cette propension des sociétés humaines à se donner en spectacle à elles-mêmes dans des mises en scène plus ou moins grandioses (célébrations, congrès, états-généraux, parades, défilés, etc.) qui contribuent à légitimer et à reproduire les rapports sociaux de domination. Car ces cérémonies impressionnantes sont bien faites pour vivifier un sentiment d’appartenance collective et de communauté de destin. Si les défunts, bénéficiaires de ces hommages démesurés, avaient la possibilité d’en penser quelque chose, ils auraient tort d’en tirer vanité car ce n’est pas vraiment une idole que les foules encensent mais une représentation héroïsée d’elles-mêmes, avec l’illusion, réconfortante pour de simples mortels, d’accéder à une sorte d’immortalité.

Les Égyptiens de l’Antiquité confiaient à leur clergé embaumeur le soin de transformer leurs pharaons en momies pour les faire entrer dans l’éternité. Notre corporation de prêtres-embaumeurs passe par les écoles de journalisme et les instituts politiques. Telles les grenouilles de la fable, ces gens sont capables de faire un roi d’un simple soliveau ou un président d’un politicien sans génie, ou un immense artiste d’un chanteur braillard, ou un modèle d’accomplissement humain d’un affairiste notoire, etc. Mais, comme le soulignait Mauss dans son Essai sur le don, tout le pouvoir du sorcier repose sur le consentement du groupe social aux attentes duquel il répond et sans qui il ne serait qu’un imposteur.

Jamais la valeur des êtres et de toutes choses n’aura dépendu autant qu’aujourd’hui de la Renommée-aux-cent-bouches. C’est pourquoi, dans une démocratie digne de ce nom il serait juste que les institutions travaillant à l’information des citoyens ne soient pas laissées aux mains des milliardaires et des puissances d’argent mais érigées en un véritable service public sans commune mesure avec le système existant sous ce nom et qui fonctionne actuellement en symbiose avec le système commercial et privé.

C’était, on s’en souvient, ce que préconisait le Conseil national de la résistance à la Libération. Les gouvernements successifs se sont empressés d’oublier cette recommandation. Et pour cause. Sans l’opium de l’info commerciale, convenablement contrôlé et distribué, le néo-libéralisme n’aurait pu conquérir la France, et plus largement, la planète. La démocratie bourgeoise actuelle, chez nous comme de par le monde, n’est plus qu’une illusion nominale frauduleusement entretenue par les « boss » et ceux qui les servent, dans les médias comme ailleurs.

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en novembre 2021

Du même auteur, vient de paraître, la réédition de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu (Agone, janvier 2021).