Au jour le jour

Bourdieu et Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964)

Une rencontre peut offrir à ceux qu’elle engage l’occasion de rompre avec le cours des choses et de gagner quelques marges de liberté. Elle peut n’occasionner qu’une bifurcation dans telle ou telle destinée individuelle. Mais elle peut aussi bien produire des effets sur la manière commune de regarder, de penser et d’agir sur le monde. Combattre en sociologues décrit comment, dans un moment historique marqué au sceau de la violence, une rencontre singulière a fait de la sociologie un contre-pouvoir à la science d’État parce que sa production proposait une connaissance utile à l’action politique et à l’émancipation sociale.

La rencontre dont ce livre rend compte engage un jeune instituteur algérien de Kabylie et un jeune universitaire français originaire du Béarn : Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu, en 1958. Son cadre est la guerre de libération que mène le peuple algérien contre la puissance coloniale française. Ce fond de « sale guerre », de représailles et de rétorsions, de déplacement de populations, de meurtres de militants et d’amis, de menaces et finalement d’exil, c’est celui du terrain où les deux apprentis sociologues, entourés d’enquêteurs « européens » et « indigènes », se sont donné les moyens de produire une analyse des rapports de domination à l’œuvre dans l’ordre colonial. Non seulement pour en comprendre la mécanique complexe (notamment la participation des dominés à leur domination). Non seulement pour rendre visible la violence symbolique invisibilisée par la violence physique. Mais comme préalable à toute émancipation sociale.

Pour n’occuper que le champ des idées, Bourdieu et Sayad n’en menaient pas pour autant un combat d’arrière-garde. Car l’université d’Alger elle-même était alors un enjeu de luttes. Les militants de l’Algérie française y étaient représentés au plus haut du corps enseignant, dans l’administration et les syndicats étudiants majoritaires. Les « ultras » pouvaient aussi compter sur ceux qui plaidaient pour des réformes laissant indemne l’ordre colonial. Ces derniers s’opposant aussi, dans une alliance sous tension, aux intellectuels révolutionnaires qui soutenaient l’indépendance sur la base de slogans et de portraits simplistes de la réalité des masses algériennes. Comme Sayad avant lui, Bourdieu rejoint les « libéraux », mouvance de gauche qui rassemblait plusieurs tendances politiques progressistes prenant parti pour l’indépendance de l’Algérie sans pour autant être inféodée aux mouvements nationalistes, et fondant son projet sur une fraternité entre « Algériens » et « Européens » [1].

La singularité de la position que prennent Bourdieu et Sayad tient à l’investissement de leurs compétences dans des enquêtes de terrain sur les conditions d’existence des sous-prolétaires algériens. À leurs yeux, cette démarche ne permet pas seulement de fournir une réponse plus efficace contre la guerre et l’ordre colonial, mais surtout contre une organisation sociale inégalitaire, dont ils ont deviné qu’elle pouvait survivre à la fin de l’indépendance.

« Combattre en sociologues » signifie, pour eux, de ne pas se contenter d’une condamnation morale ou politique du colonialisme mais de faire advenir les conditions concrètes de l’émancipation sociale des plus dominés. Non pas faire de la science à partir d’une cause politique, mais faire de la politique avec de la science. Ce projet est fondé sur un double geste : démonter les catégories de pensée à travers lesquelles les sciences d’État restituent la réalité sociale, politique et économique du monde colonial ; dévoiler les mécanismes de la domination pour restituer aux dominés le sens des souffrances, humiliations, impasses et frustrations qu’ils vivent sur le mode personnel.

En revenant sur la période où Bourdieu et Sayad se font sociologues, le présent ouvrage tente de faire valoir une nouvelle lecture de leurs œuvres, en éclairant certains points aveugles, en dévoilant quelques anachronismes et lieux communs. Ainsi, chez le premier, l’idée que l’« œuvre algérienne » serait la matrice de toute sa sociologie ; chez le second, celle que son véritable travail commencerait avec ses études en France sur le processus migratoire ; et chez tous deux, la construction d’une réponse au dogme de la « neutralité axiologique », cette rupture canonique entre science et politique inscrite dans une longue histoire de dépolitisation du monde académique. Ce livre propose donc de revisiter leurs travaux (choix d’objets, hypothèses, méthodes, terrains, etc.) à partir des événements historiques qu’ils ont vécus et de leurs prises de position dans le champ intellectuel de l’époque.

Ce livre s’appuie sur l’analyse de sources souvent inédites : archives des institutions militaires et universitaires par lesquelles Bourdieu et Sayad ont transité en Algérie et en France ; archives personnelles de chacun, dont leur correspondance (1958-1964), les carnets d’enquêtes, les brouillons d’articles, de rapports et de livres qu’ils ont parfois écrits ensemble ; archives d’amis et de collaborateurs complétées par des entretiens avec certains d’entre eux. Ce qui m’a permis de retracer les affinités à l’origine de la relation professionnelle, amicale et politique entre les deux jeunes sociologues ; mais aussi d’établir les conditions de leur collaboration et le contexte de leurs productions intellectuelles.

De cette rencontre entre Bourdieu, Sayad et d’autres étudiants ou instituteurs indigènes, de leur collaboration avec des écrivains algériens et des militants anticolonialistes est né un programme d’enquête et de recherches qui a débouché sur l’esquisse d’une position anticoloniale originale et les bases d’une sociologie postcoloniale. En revenant sur les origines de cette collaboration, ce livre montre la façon dont une relation, qui aurait pu paraître totalement asymétrique – d’autant plus dans un contexte de guerre coloniale –, entre un jeune normalien philosophe français et un étudiant militant algérien, a pu engendrer une complémentarité de points de vue pour produire des pratiques de recherche inédites. À bien des égards, l’attention portée à la fois au travail de terrain et aux enjeux politiques d’une perspective scientifique sur la crise de la société algérienne constitue une étude en actes sur les conditions de possibilités pour élaborer une sociologie articulée aux objectifs d’émancipation.

Comment être utile dans un contexte de colonisation et de guerre de libération ? C’est la question que se posent Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad en pleine effervescence révolutionnaire en Algérie. Dès leur première rencontre, à l’université d’Alger, en septembre 1958, alors qu’ils ont respectivement vingt-huit et vingt-cinq ans, va se nouer une forte amitié intellectuelle sur la base d’une même volonté de comprendre et de changer la situation dans laquelle ils vivent.

Alors inscrit en licence de psychologie, Sayad exerce parallèlement le métier d’instituteur dans la banlieue algéroise et milite avec les libéraux. Bourdieu, qui enseigne alors la philosophie et la sociologie, vient de publier son premier ouvrage, Sociologie de l’Algérie, dans lequel il engage des réflexions sur les fondements de la société algérienne et les conséquences sociales de la guerre [2].

En ce début d’année 1959, l’enseignant invite son étudiant à écrire un article sur l’université et les libéraux dans la revue Études méditerranéennes. Cette revue, fief d’une pensée anticoloniale libérale réunissant intellectuels des deux rives – parmi lesquels Jean Amrouche, Jean Daniel et Jean Lacouture –, envisage de constituer un « dossier algérien ». Côtoyant divers intellectuels français et algériens proches de cette tendance, Bourdieu reçoit à cette époque les exemplaires du journal clandestin des libéraux, L’Espoir Algérie. De son côté, Sayad, par son militantisme, y a ses entrées et compte les mobiliser afin d’étudier l’histoire et les conditions de possibilité de ce mouvement dans le contexte de guerre d’indépendance. […]

Au moment où la position de De Gaulle sur le devenir politique de la colonisation reste incertaine et où la situation d’extrême violence crée de très fortes tensions, Bourdieu et Sayad ne s’en tiennent pas à une réflexion conjoncturelle et binaire entre colonisation ou révolution. Leurs échanges témoignent d’une connaissance sans complaisance : à leur engagement contre les « ultras » de l’Algérie française répond leur vigilance face aux nationalistes algériens, mais aussi face aux théoriciens révolutionnaires.

Sayad veut poser un nouveau regard sur la situation coloniale à partir de sa connaissance des libéraux algériens et en mettant en perspective la littérature anticoloniale avec ce qu’il rencontre sur le terrain. L’ouvrage alors très lu et discuté de l’écrivain et essayiste juif tunisien Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, publié en 1957 et préfacé par Jean-Paul Sartre, est au cœur de sa critique [3]. Pour Sayad, l’enjeu est de comprendre les relations de domination qui structurent les conditions du colonisé et du colonisateur, mais aussi de dépasser concrètement – ce que, selon lui, Memmi ne fait pas complètement – cette analyse pour évoluer de la résignation à la révolution. Aux yeux de Sayad, le « libéral » incarne une posture réflexive à partir de laquelle il est possible de dépasser la rationalisation de l’ordre des choses qui structure les deux camps. C’est le sens même qu’il donne au concept de « révolution coloniale » : une révolution qui s’inscrit dans et contre sa propre civilisation. […]

En étudiant les racines profondes de la guerre, Bourdieu et Sayad entendent à la fois informer la métropole sur ce qui se passe réellement en Algérie et ouvrir des perspectives émancipatrices pour le peuple algérien. Voilà la tâche à laquelle ils veulent s’attaquer en s’efforçant de comprendre les mécanismes de domination qui structurent la vie des masses algériennes. Ils ne se pensent pas encore comme sociologues : l’un est enseignant, l’autre étudiant dans un cursus qui comprend alors un certificat de « morale et sociologie [4] ». Une chose est claire : l’acte de compréhension comme engagement politique de transformation de la société est au cœur de leur projet. Si ce positionnement n’a pas été d’emblée affirmé comme tel, c’est qu’il s’est construit progressivement, à mesure que l’Algérie s’enfonçait dans la guerre. Il doit beaucoup à leurs parcours atypiques avant leur rencontre et aux ressources scientifiques et politiques qu’ils mettront par la suite en commun.

Quel est le sens de ces partis pris en pleine guerre ? C’est l’objet de la première partie de ce livre. Je partirai de l’analyse des trajectoires biographiques de Sayad et Bourdieu avant et pendant la guerre jusqu’à leur rencontre à l’université d’Alger en 1958. Ces trajectoires seront replacées dans les contextes politique et académique de leur travail afin d’éclairer les circonstances et les éléments qui ont rendu cette collaboration possible malgré la distance sociale qui séparait les deux hommes. Je m’appuierai sur une série d’archives et de témoignages oraux pour mieux comprendre la traduction de leurs positions politiques en questionnements scientifiques qui déboucheront finalement sur une sociologie de la révolution coloniale.

Amín Pérez

Extrait des premières pages de Combattre en sociologue. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964), qui vient de paraître.

Notes
  • 1.

    Sur cette mouvance, lire l’auto-socio-analyse que donne Alain Accardo dans son texte « Entre Fanon et Camus. La voie étroite des “étudiants libéraux” », rééd. sur Agone.org.

  • 2.

    Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 1958.

  • 3.

    Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur [1957], Gallimard, coll. « Folio actuel », 1985.

  • 4.

    Pour étudier la sociologie à l’université, il faut alors briguer le certificat de « morale et sociologie », qui a vu le jour en 1920 et représente un quart de la licence de philosophie. Les cours sont assurés par des enseignants philosophes. C’est seulement en 1958 que la sociologie sera dotée d’un diplôme de licence autonome en France.