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Bouveresse et ce qu’on peut (et ne pas) faire de la philosophie

La philosophie d’aujourd’hui ressemble un peu à nos métropoles. Elles sont de plus en plus encombrées de zones commerciales, de rocades et de promenades touristiques, d’immeubles prétentieux, moches et sans vie. On trouve certes encore, dans certains centres-villes, des bâtiments qui ont du caractère. Mais pour se sentir bien, il faut surtout inventer soi-même son itinéraire. Peu y réussissent. Jacques Bouveresse était un de ceux-là. Contrairement à nombre de ses contemporains, il n’a jamais prétendu tout réinventer parce qu’il tenait la philosophie pour une discipline humaniste. Il savait plutôt repérer, dans la tradition, les vraies percées.

Bouveresse a beaucoup écrit sur la nature de la philosophie, très souvent pour présenter et discuter les conceptions de Wittgenstein – qui consacre d’ailleurs lui-même beaucoup de pages à la philosophie de la philosophie. On peut dire que c’est la conscience aiguë de ce que peut faire et ne pas faire la philosophie qui définit en partie la pensée de Bouveresse et la singularise.

Tous les philosophes ont toujours écrit sur la philosophie, pour la définir, l’illustrer, délimiter son territoire. Mais l’inflation de la métaphilosophie est un phénomène relativement récent. On peut le dater du moment où Kant transforma la philosophie en discipline essentiellement critique et mit la métaphysique et la théologie en stand-by. Les tâches de la philosophie devinrent moins claires. C’est alors que l’idéalisme néo-kantien et hégélien se détacha complètement de la science. En réaction, le positivisme et le naturalisme de la fin du XIXe siècle s’y raccrochèrent tant bien que mal. Puis le positivisme logique et la philosophie analytique radicalisèrent ces oppositions en changeant la conception que les philosophes avaient de leur discipline. Wittgenstein a, si l’on peut dire, radicalisé cette radicalisation en proposant une conception de la philosophie qui ne ressemble à nulle autre auparavant, et qui – même après avoir subi les révisions post-heideggeriennes, post-modernes et post-on-ne-sait-quoi – apparaît comme un hapax, une chose absolument singulière.

Dès ses premiers essais sur Wittgenstein – qui suivent de peu le petit livre, pionnier en français, de Gilles-Gaston Granger (1969) [1] –, Bouveresse explora les conceptions de Wittgenstein sur la philosophie [2]. Dans une tradition qui avait déjà commencé à se constituer dès la parution du Tractatus logico-philosophicus (1921) – et qui crut exponentiellement –, ces conceptions reposaient déjà sur un ensemble de slogans qui ont fait la popularité de l’auteur austro-britannique et qu’on peut résumer par cette liste (non exhaustive) :

  1. La philosophie n’est pas une doctrine mais une activité.
  2. La philosophie n’est pas l’une des sciences naturelles.
  3. La philosophie vise à la clarification des pensées.
  4. Notre méthode est purement descriptive et les descriptions que nous donnons ne sont pas des indices d’explication.
  5. Notre recherche est grammaticale.
  6. L’éthique ne se dit pas, elle se montre.
  7. La philosophie commence quand le langage se met en vacances.
  8. Le sens, c’est l’usage.
  9. Les problèmes mathématiques de ce qu’on appelle les fondements sont aussi peu pour nous au fondement des mathématiques que le rocher peint supporte le château peint.
  10. Un problème philosophique a la forme « Je ne sais pas où j’en suis ».
  11. Le philosophe est l’homme qui doit guérir en lui bien des maladies de l’entendement.

Une vaste littérature de commentaires a été alimentée par chacune de ces formules. Mais Bouveresse ne s’est jamais contenté de les reprendre comme si c’étaient des mantras. Au contraire, tous ses livres visent à en expliquer patiemment le sens, à dissiper les malentendus et à montrer la cohérence et la subtilité de la philosophie de Wittgenstein comme l’impossibilité de la réduire à des schibboleths.

Même si Bouveresse répugnait à résumer la complexité des problèmes et des positions philosophiques de Wittgenstein sous la forme de thèses ou de doctrines, il n’aurait pas pu nier que de ces slogans, une fois bien compris, se dégage une image de la philosophie qui a des traits communs avec le kantisme : elle ne joue pas de rôle positif dans la production de connaissances, n’a rien de métaphysique et est essentiellement une entreprise critique, d’élucidation conceptuelle ; mais aussi avec le positivisme : elle est une critique du langage et se consacre essentiellement à une élucidation du sens et du non-sens.

L’originalité de Wittgenstein est d’avoir réécrit et réinventé des positions frégéennes – le formalisme logique se montre (sans se dire) et il n’y a pas de métalangage – ainsi que des idées positivistes – la nécessité n’est pas dans le monde, ni même dans les concepts, mais dans le langage et les propositions morales ne peuvent que se montrer. Wittgenstein a aussi innové en replaçant en position première la critique du langage et l’attitude descriptive en philosophie (dont il avait hérité de la philosophie autrichienne), mais sans admettre le primat des langages formels de la logique. Au contraire, pour lui, le sol (pour ainsi dire transcendantal) est dans le langage, qui n’est pas seulement la langue au sens des langues naturelles mais l’activité anthropologique de parler, dépositaire du sens et des limites de ce qu’on peut dire. Il était par là hostile à l’égard de toutes les tentatives visant à sortir le langage de lui-même, que ce soit dans la métaphysique, dans l’idéologie ou dans le discours moral et méta-éthique.

Les lecteurs de Bouveresse purent ainsi, dès ses premiers livres et essais, s’initier à ces conceptions très idiosyncrasiques de Wittgenstein. Mais ils assistèrent aussi, tout comme Bouveresse lui-même, à la rançon du succès avec la mutation de Wittgenstein en auteur culte et son appropriation suivant des fortunes variées : morceaux de rock, pièces de théâtre, films et romans inspirés du Tractatus et de sa vie ; vocations de médecins philosophes suscitées par sa manière thérapeutique de soigner les maladies de l’entendement philosophique ; enfin son rôle de Heidegger de substitution, voire de Kierkegaard de secours.

Plus tard, en réaction à la vague « cognitiviste », Wittgenstein fut recruté au rang de démystificateur en chef des mythologies mentalistes qu’elle était supposée porter. Plus tard encore, il fut élu pragmatiste d’honneur, érigé en héraut de la vie et de l’émotion contre l’intellectualisme ainsi que de la révolte du peuple contre les élites. Comme l’a souvent remarqué Bouveresse, Wittgenstein aurait été étonné de se retrouver mis au service du type d’anti-science et de Lebensphilosophie qu’il avait combattu.

Il est très paradoxal qu’en plus de « spécialiste de Wittgenstein », comme on aimait aisément classer Bouveresse pour éviter d’avoir à lire plus avant, celui-ci ait passé pour un spécialiste de « philosophie du langage », de « logique » et de « philosophie analytique » – tous termes qu’on met volontiers entre guillemets comme s’ils n’étaient propres qu’à une tribu n’appartenant pas vraiment à la philosophie. Bouveresse s’était certes spécialisé dans ces sujets, et ses discussions apprirent énormément aux générations d’étudiants qui ont suivi à la Sorbonne ses cours de logique et ses séminaires sur Frege, le relativisme linguistique ou les actes de langage. Mais si Bouveresse admirait, chez les positivistes logiques comme Carnap et Schlick, la clarté, la rigueur et la défense inconditionnelle d’un rationalisme proche de celui des Lumières, il ne souscrivait pas à leurs dogmes. Bien qu’il insistât toujours sur l’importance de l’apprentissage des disciplines scientifiques et qu’il en assimila la culture (en particulier en mathématiques et en physique), il n’était en rien un scientiste. Et même si Wittgenstein a fini par apparaître, aux mains de certains commentateurs, comme le philosophe par excellence de la résistance à la philosophie à visée scientifique, Bouveresse, quand il le lisait, prenait toujours bien soin de ne pas apparaître comme un simple défenseur de la culture littéraire contre la culture scientifique.

Car Bouveresse était aussi un grand lecteur des écrivains et des poètes, et particulièrement des écrivains autrichiens. Mais il ne les lisait jamais simplement comme des porteurs de l’idéal des Lettres contre celui des Sciences. Au contraire, ce qu’il cherchait chez Musil, Kraus ou Valéry, c’était la visée cognitive et aléthique, leur tentative pour essayer d’avoir en littérature le même idéal de rigueur et de vérité que celui de savants, mais par leurs voies propres [3].

C’est parfaitement clair dans ses nombreux écrits sur Musil, dans lesquels il a montré combien ce dernier pensait autant en scientifique qu’en écrivain ayant tenté de trouver l’alliance de la raison et du sentiment. C’est également très clair dans son livre sur La Connaissance de l’écrivain (2008), dans lequel il essaie de se frayer une voie difficile entre, d’une part, la thèse selon laquelle la littérature est affaire de connaissance, et, d’autre part, la thèse (que Benda appelait le « littératurisme », le culte de l’absolu littéraire [4]) selon laquelle la littérature échappe par définition aux critères de la connaissance.

La fascination que Wittgenstein a pu exercer sur les philosophes du XXe siècle (et peut-être de celui-ci) tient en partie à ce qu’il diagnostiquait lui-même comme le « charme de la dénonciation du préjugé ». L’un de ces charmes est celui qui consiste à faire de Wittgenstein, non seulement un philosophe pour philosophes, mais aussi un antiphilosophe qui rejette toutes les questions traditionnelles de la philosophie et toutes ses sous-disciplines classiques, de la métaphysique à la théorie de la connaissance en passant par l’éthique et la méta-éthique. Il est vrai qu’il y a, dans la philosophie du second, voire du troisième Wittgenstein (si l’on aime rouler en vitesse surmultipliée) une puissante tendance anti-théorique selon laquelle la philosophie est avant tout une pratique, et non un corps de thèses et de vérités qu’on mettrait à jour ou qu’on défendrait avec des arguments à la façon des penseurs classiques et des philosophes analytiques – qui sont en ce sens, pour un wittgensteinien orthodoxe, des réactionnaires.

Bouveresse a bien commenté, et souvent approuvé, cette tendance « quiétiste » de la pensée de Wittgenstein, qui entendant « laisser les choses en état », obtenir « la paix dans les pensées » et renvoyer dos-à-dos tous ceux qui défendent soit le réalisme soit l’antiréalisme, soit le système des réaux soit celui des nominaux, soit le platonisme soit le constructivisme, et toutes ces oppositions classiques. Mais Bouveresse n’a jamais pris Wittgenstein pour un deconstructor maximus. Au contraire, qui lit ses essais attentivement voit qu’il ne considère pas son auteur de prédilection comme quelqu’un qui dissout simplement les problèmes philosophiques et s’en va faire autre chose – de la littérature, du cinéma, de la politique, etc.

Comme Wittgenstein, Bouveresse considère que, une fois accompli le geste de la critique de la philosophie, il reste une place pour traiter des « vrais problèmes de philosophie », ceux de la nature de la perception, du sensible, de la connaissance mathématique, de la nature de l’a priori, de l’inférence logique, du possible, de la nécessité, du déterminisme ou de l’espace et du temps – et bien d’autres choses encore. Chaque fois qu’il traite ces questions, Bouveresse le fait en relation avec les sciences : il parle alors autant de Boltzmann, de Poincaré, de Brouwer, de Hilbert, de Bernoulli, de Helmholtz et d’Eddington que de Wittgenstein et de ses philosophes de prédilection comme Frege, Carnap, Russell. Et chaque fois qu’il traite ces questions, Bouveresse aborde les discussions métaphysiques et conceptuelles qui forment le fond de la discussion philosophique.

Ce n’est pas pour rien que Bouveresse a toujours été intéressé par la logique : parce qu’il la tenait, non pas seulement comme une discipline de pensée, mais aussi comme le conservatoire et la voie d’accès des questions les plus classiques de la tradition. Ses cours au Collège de France où il discute Renouvier, Guéroult, Vuillemin et la nature des systèmes philosophiques n’ont rien de commun avec la manière méprisante dont certains lecteurs de Wittgenstein considèrent la philosophie classique.

À la différence de la plupart de ses contemporains, Bouveresse n’a pas donné dans la philosophie politique et n’a jamais pris la posture du militant. En une époque où il fallait absolument que tout ce qu’on écrit en philosophie ait, comme le Canada Dry, le goût et la couleur de la politique, il s’est abstenu de tirer des conséquences politiques, encore moins moralo-politiques, de ce qu’il écrivait. Ce qui l’a isolé. Car on ne reconnaît en France que deux établissements : la politique et la religion.

Ce qui n’implique pas que Bouveresse se soit désintéressé des questions politiques, qu’il n’ait pas pris régulièrement des positions publiques [5], qu’il soit resté indifférent aux injustices sociales ou, par exemple, au sort de l’enseignement et de l’université – ainsi quand il a participé à l’élaboration d’un projet de programme de terminale en philosophie. En fait, il a toujours fait de la politique, mais de la politique intellectuelle. Dans les années 1960-1970, quand ses contemporains portaient aux nues Freud, Althusser, Lacan, il montrait sans relâche que ces rois étaient nus [6]. Il a souvent approuvé et accompagné Bourdieu – mais sans non plus faire de la sociologie le nec plus ultra de la critique. Et Bouveresse n’a pas seulement critiqué les « Nouveaux philosophes » dès leur apparition mais souvent porté le fer contre la toute puissance des médias en tant qu’entreprise de corruption de la langue – c’est-à-dire aussi, suivant Kraus, de la morale. Enfin, quand Foucault devint ce maître de vérité répudiant la vérité que notre époque a élu comme penseur quasi officiel, Bouveresse montra que ce nihilisme est absurde mais aussi qu’il existe une tout autre politique de la vérité que celle du penseur poitevin [7].

Autant Bouveresse refusait, dans le domaine philosophique comme dans le domaine politique, de jeter par-dessus les moulins les notions de « vérité » et de « connaissance » – même s’il avait du mal à concilier cette fidélité à ces idéaux avec la position wittgensteinienne –, autant il avait peu de sympathie pour l’idée qu’il y a des vérités en éthique. Ici encore, il est plus proche de Wittgenstein que dans tout autre domaine : l’éthique ne se dit pas, elle se montre. Dès son Wittgenstein. La rime et la raison (1973), Bouveresse a très clairement indiqué son adhésion à cette mise en réserve des propositions morales en dehors du monde. Comme il a refusé l’idée que la philosophie doive produire des théories morales et plus encore méta-éthiques. Bouveresse préférait parler de l’éthique à travers la poésie et la littérature (auxquelles il a consacré de très nombreux livres et essais) ou dans ses livres récents sur la musique.

Si connaissance littéraire il y a, elle est, pour Bouveresse, fondamentalement pratique et ancrée dans les formes éthiques de la vie humaine. Il entend par là soutenir quelque chose d’apparenté dans le domaine de la croyance et de la religion – dont Bouveresse se demande explicitement ce qu’on peut en faire [8]. Sa réponse est qu’on ne peut l’affirmer ni dans une philosophie explicite, ni dans une expérience, mais, à la manière de Gottfried Keller – sur lequel il écrivit l’un de ses livres les plus personnels, Le Danseur et sa corde (2014) –, dans la recherche d’une attitude « décente » face à la vie. Cette même décence était celle, à la suite d’Orwell, sur laquelle il entendait fonder son éthique de la pensée.

La satire est un peu la synthèse de toutes ces voies. On n’aime pas la satire car on pense qu’elle moralise. Bouveresse ne moralisait pas. Même s’il disait souvent de lui qu’il était un moraliste. Non à la manière de La Rochefoucauld ou de La Bruyère. Sans aucun doute à celle de Kraus – dont il fut l’un des principaux introducteurs en France [9]. L’un de ses auteurs favoris était Lichtenberg, qui aimait Swift et cherchait à imiter son humour. On en retrouve des traces nombreuses chez Bouveresse, ironiste de la philosophie. Je ne sais pas s’il a laissé, sous forme littéraire à la manière d’un Swift ou d’un Pope, de satire versifiée du monde germanopratin. Mais il ne fait pas de doute que Bouveresse pensait à ce propos, comme Juvénal, que difficile saturam non scribere – et qu’il s’y employa avec talent dans Prodiges et vertiges de l’analogie (1999), un pamphlet qu’auraient dû lui envier certains de ses contemporains pamphlétaires s’ils n’avaient eux-mêmes été ses cibles.

Bouveresse n’a pas seulement pratiqué la philosophie, de la manière la plus sobre et la plus intègre qu’il était possible en une époque où le journalisme l’a envahie – comme tout le reste. Il a aussi donné à ses lecteurs des armes pour résister aux sirènes du temps, pour s’orienter dans la pensée en même temps que penser comme un vrai philosophe doit le faire. Bouveresse a souvent exprimé, au sujet de ses combats, le plus grand pessimisme. Mais il fallait être d’un optimisme à toute épreuve pour continuer et être capable d’illustrer avec tant de force cette discipline. S’il est permis de citer Fred Astaire en conclusion : quoi qu’on fasse de son œuvre, « They can’t take that away from me ».

Pascal Engel

Philosophe, directeur d’études à l’EHESS

Derniers livres parus : Manuel rationaliste de survie et Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle (Agone, 2020 et 2019)

Notes