Au jour le jour

Céline mis à nu par ses admirateurs, même (1)

Elle se renouvelle peu la ritournelle donnée à chaque nouvelle commercialisation de Céline : édition, médias, librairies et retour. Elle n’est pas moins toujours aussi efficace à faire vendre en piles « le plus grand écrivain français du XXe siècle, toujours stigmatisé ». Pourtant, il n’y a rien d’inédit chez Louis-Ferdinand — et depuis, déjà, plus de soixante-dix ans…

Tout le monde le sait : Louis-Ferdinand Céline était antisémite. Tout le monde, ou presque, est également censé le savoir : Louis-Ferdinand Céline est le plus grand écrivain français du XXe siècle, ou presque. Avec Marcel Proust, à la rigueur – encore que, si l’on en croit le premier, « Oh Proust s’il n’avait pas été juif personne n’en parlerait plus », lui qui écrit en « franco-yiddish » [1]. C’est évidemment un peu gênant.

Comment concilier le rejet horrifié de toute trace d’antisémitisme, propre à tout démocrate éclairé, avec l’admiration éperdue pour l’œuvre d’un homme capable d’écrire, non sans entrain, en 1941 : « Bouffer du juif [j’entends par juif, tout homme qui compte parmi ses grands-parents un juif, un seul] ça suffira pas, je le dis bien, ça tourne en rond, en rigolade, une façon de battre le tambour, si on saisit pas leurs ficelles, qu’on les étrangle pas avec. Voilà le travail, voilà l’homme [2] » ? Et encore, ce n’est là qu’un exemple quasiment sobre, Céline est capable d’imager davantage ses haines…

Comment saluer la grandeur radicale de l’écrivain sans partager les convictions qui lui permirent de vivre l’Occupation avec quelque agrément ? Ah, quelques bien belles positions et explications sont venues résoudre le problème.

La première est simple et efficace : il n’est antisémite que dans ses trois pamphlets, et il s’agit là d’une « dérive », sinon d’un « délire » ; c’est l’épatante théorie des deux Céline, le génie et l’ignoble, que résume très bien Fabrice Luchini, son héraut, qui a longtemps affiché complet en lisant Voyage au bout de la nuit. À la question de François Busnel, « Le Voyage est génial. Mais les autres livres ? », il répond : « On le sait tous. Après Mort à crédit, il y a des problèmes. C’est des pamphlets, c’est la folie, c’est la démence. […] Il reste le Voyage [3]. » Ou, pour citer le grand BHL, quand fut contesté le choix de Céline sur la liste des personnalités qui devaient faire l’objet des commémorations nationales en 2011 : « Cette commémoration doit précisément servir à explorer l’énigme qui fait que l’on peut être à la fois ce très grand écrivain et ce parfait salaud [4]. »

Si l’énigme est d’ordre clinique, tout s’éclaire. Comme le dit George Steiner, dont les multiples essais trouvent toujours un accueil très admiratif de la critique, « l’idée d’une abstraction essentielle, d’une rupture entre le mot et l’accomplissement, peut aider à aborder l’indéniable unité de son œuvre et donner l’indice de la coexistence d’un talent littéraire de premier ordre et d’une bestialité morale évidente [5] ».

Céline était tout bonnement débordé par ses obsessions : « En 1942, Denoël rééditera L’École des cadavres avec une préface de Céline s’entêtant à surenchérir, dans un contexte beaucoup plus dramatique – l’extermination des Juifs d’Europe avait été décidée. […] Est-ce une maladresse insigne ? Une absence totale de cœur ? […] Ou bien la manifestation de cet excès dans lequel se noie Céline et qui appartient à son mystère ? […] Soumis à ses obsessions raciales plus qu’il n’en est le maître [6]. » C’est le diagnostic d’Yves Buin, auteur Gallimard, et psychiatre… Donc, Louis-Ferdinand avait une zone de folie, c’est regrettable mais cela ne compromet pas sa fulgurante grandeur. Génie et folie ont bien souvent partie liée : « C’est ça qu’il faudrait oublier ? Que folie, haine et génie fassent [sic] parfois bon ménage dans la tête d’un homme ? Surtout dans les périodes où la morale qui fait les civilisations s’effondre [7] ? »

Classique depuis que c’est la bourgeoisie qui nomme l’artiste, ce point de vue est particulièrement pratique en l’occurrence, puisqu’il permet d’évacuer la question qui fâche, et de réserver mépris et hostilité à ceux qui s’aventurent dans l'antisémitisme, mais sans l’excuse du talent bouleversant : ainsi en va-t-il pour le prolo, au sens générique du terme, soupçonné de voter Front national.

D’ailleurs, pour les tenants de cette hypothèse, Céline n’est plus alors tout à fait Céline, s’il faut en croire l’un de ses grands fans, Jonathan Littell, l’auteur (Gallimard) ô combien fêté et couronné des Bienveillantes, qui faisait parler un nazi exemplaire, comptant d’ailleurs l’explosif génie parmi ses fréquentations : « Dès qu’il commence à parler des Juifs, sa langue meurt. […] C’est ça qu’il faudrait étudier, ce que la figure du Juif fait à la langue de Céline, à son œuvre [8]. »

Cette folie a de surcroît sans doute des déclencheurs, autrement dit des excuses. D’abord, il a souffert : « Les blessures causées par cette réception critique [celle de Mort à crédit] semblent bien avoir été l’un des facteurs de déchaînement. » L’antisémitisme était jusque-là « sous contrôle », rassure Henri Godard, auteur Gallimard [9]. Céline s’en est beaucoup plaint, d’ailleurs : « Tout le bas, le fin fond de la critique, au sacré complet, calotins, maçons, youtrons, rombiers et rombières, binocleux, chuchoteux, athlètes, gratte-culs, toute la légion, toute là debout, hagarde, déconnante d’écume ! L’hallali   ! » C’est du moins ce qu’il affirme, même s’il y eut quand même quelques bons articles, et que les ventes furent très honorables… Ce qui importe, ce n’est pas l’exactitude des faits mais comment il les a vécus. Donc, il a souffert, mais il a aussi subi la loi commune : « Les Français ont-ils donc été pour la plupart antisémites ? […] Nous savons bien que oui [10]. » Ce que Philippe Sollers, auteur Gallimard, affirme, sans que l’effleure l’ombre du doute, relève de la vulgate, et pas uniquement célinienne.

Comme le résume Véronique Anglard dans un ouvrage destiné aux lycéens, « certains considèrent que l’antisémitisme de Céline participe d’un climat général, de la montée du racisme en France dans les années 1930. D’autres interprètent les violences de Céline comme une expression de sa paranoïa : il dénonce ceux qui l’ont persécuté [11] ».

En bref, circulez, il n’y a pas grand-chose à voir, sinon l’éclat de l’œuvre, et certainement pas de quoi se crisper bêtement. Mais il est d’autres lectures encore plus amusantes, qui sont toutes des variations sur le thème de l’innocent, visionnaire, incompris, désigné comme bouc émissaire.

« La vérité, c’est que les Français, depuis 1940, sont dans la honte et la haine d’eux-mêmes. […] Il a pris ses risques. Il a vu et dit. Il a payé. Cartes sur table. Les dévots ne l’aimeront jamais », juge le même Sollers [12]. Courageux, Céline, ultra-lucide, coupable uniquement d’avoir été jusqu’au bout de sa liberté de pensée, ce qu’appuie Milan Kundera, auteur Gallimard qui lui aussi a souffert : « Mais Céline s’est trouvé pendant vingt ans parmi les condamnés et les méprisés dans la poubelle de l’Histoire, coupable parmi les coupables. Tous autour de lui ont été réduits au silence ; il a été le seul à donner une voix à cette expérience exceptionnelle : l’expérience d’une vie à laquelle on a entièrement confisqué le tralala [13]. »

D’autres versions sont possibles, mais toutes vont dans le même sens : « C’est un pauvre chien d’aveugle qui s’est fait écraser, tout seul, pour sauver son maître infirme, cette France qui continue à tâter le bord du trottoir », selon Paul Morand (auteur Gallimard cité par Yves Buin, auteur Gallimard) ; ou encore : « L’Histoire appréciera la valeur de son témoignage, la vérité de ses pressentiments, la place qu’il occupe dans le clan des insoumis, dont le rêve éveillé est, envers et contre tout, de croire à un monde meilleur [14]. »

Il a payé : « Il fut tué par ses confrères, par cette confrérie de petites gens ligués ensemble (à chaque époque) pour se prouver du talent et chasser l’homme libre [15]. » Il a payé parce qu’il « révèle la cruauté imbécile des hommes [16] », en somme.

Mais, avant de s’intéresser à cette « révélation », il est sans doute utile de considérer comment Céline fut transformé en « bouc émissaire » (ce qui fut longtemps la place des Juifs), en « maudit », comme les poètes, en paria, comme les pestiférés…

La rumeur est tenace sur la « conspiration du silence », leitmotiv de tous les célinophiles, sur sa mise au ban par les bien-pensants, naturellement nombreux et haineux. Comme le raconte avec ingénuité Madeleine Chapsal, « dans les années 1950, Céline ne représentait plus, pour l’opinion, que l’auteur honni de Bagatelles pour un massacre, ce pamphlet raciste dans lequel il prône la haine des Juifs [17]  ». Lorsqu’elle suggère d’aller l’interviewer, à l’occasion de la parution de D’un château l’autre, « on s’indigna : “Faire plaisir à ce salaud !” […] Puis l’idée fit son chemin ». Elle le fait vite, le chemin, d’ailleurs, puisque Chapsal rencontre Céline effectivement pour la sortie de son nouveau roman. Mais « on me recommanda, toutefois, au nom de tous, de lui faire sentir mon mépris ». L’entretien est publié sur trois pages dans L’Express, en juin 1957. Le mépris n’est pas apparent, mais l’émotion, si, qu’elle rappelle dans une affectueuse introduction ultérieure : elle espère que « cet homme hors du commun, manifestement malheureux, a pu terminer sa vie non dans le confort, il s’en foutait, mais sans trop de crainte du lendemain ». Ma foi, trois pages dans L’Express, ce n’est pas si mal pour un maudit qui raffole de la posture de victime : « Parce que ceux de Buchenwald, tous les gens les attendaient pour les embrasser, leur donner la bise, tandis que ceux de Sigmaringen, le monde les traquait pour les étriper », affirme-t-il à la journaliste qui ne bronche pas. Bah, il ne fut pas étripé, et cette « place du mort » que lui attribue Yves Buin est parfaitement fantasmatique. Certes, en 1946-1947, il a été arrêté par la police danoise et alterne les séjours à l’infirmerie, à l’hôpital et en cellule. Certes, il a été condamné à l’indignité nationale en 1950, mais il a été amnistié en 1951…

(À suivre.)

Évelyne Pieiller

Première partie d’un texte initialement paru en 2014 dans le n° 54 de la revue Agone, « Les beaux quartiers de l’extrême droite ».

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).

Notes
  • 1.

    Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la NRF. Choix 1931-1961, préface de Philippe Sollers, Gallimard, 1991, lettre du 27 (février ?) 1949.

  • 2.

    Louis-Ferdinand Céline, Les Beaux Draps, Nouvelles Éditions françaises, 1941.

  • 3.

    Fabrice Luchini, entretien avec François Busnel, « Un acteur, c’est celui qui déchiffre les cicatrices », L’Express, 22 décembre 2009.

  • 4.

    Bernard-Henri Lévy, « Pourquoi il ne faut surtout pas s'opposer à la commémoration de Céline », La Règle du jeu, 20 janvier 2011.

  • 5.

    George Steiner, Extraterritorialité, Hachette, 2003.

  • 6.

    Yves Buin, Céline, Gallimard, 2009.

  • 7.

    Michaël Rolland et Renaud Chenu, « Céline ou le paradoxe de la commémoration », <blogs.lesinrocks.com>, 21 janvier 2011.

  • 8.

    Jonathan Littell, « Faut-il publier tout Céline : l’avis de Houellebecq, Littell et Haenel », propos recueillis par Nelly Kaprièlian, Les Inrocks, 1er mars 2011.

  • 9.

    Henri Godard, « Mort à crédit » de Louis-Ferdinand Céline. Essai et dossier , Gallimard, 1996.

  • 10.

    Philippe Sollers, in Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la NRF…, op. cit.

  • 11.

    Véronique Anglard, Céline, Nathan, 1993.

  • 12.

    Philippe Sollers, in Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la NRF…, op. cit.

  • 13.

    Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2011.

  • 14.

    Jacqueline Morand-Deviller, Les Idées politiques de Louis-Ferdinand Céline, Écriture, 2010.

  • 15.

    Dominique de Roux, La Mort de Louis-Ferdinand Céline, UGE, 1966.

  • 16.

    Kleber Haedens, Une histoire de la littérature française [1943],  Grasset, 1989.

  • 17.

    Madeleine Chapsal, entretien avec Céline (juin 1957), Envoyez la petite musique, Le Livre de poche, 1987.