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Conflit de « civilisation » ? une inusable propagande [LettrInfo-3]

Les spécialistes confirmeront. Mais il semble qu’on puisse remonter à près de trois mille ans en arrière l’habitude prise par les nations de qualifier de « conflit de civilisation » tout conflit d’ampleur avec son voisin.

On pense ici notamment aux reliefs grecs antiques, dont les plus connus sont sans doute les métopes du Parthénon, dont l’interprétation la plus courante est qu’elles représentent le combat entre l’humanité et l’animalité, la civilisation et la barbarie, l’ordre et le désordre.

C’est assez clair pour les affrontements entre les Grecs et les Centaures ou les Géants. Un peu moins avec les Amazones. Plus du tout avec les Troyens. Pourtant le plus fameux. Ne serait-ce que parce qu’il est le sujet du plus important des chants en grec ancien, L'Iliade, chant à la gloire de la guerre s’il en est.

Entre autres choses remarquables dans ces scènes en marbre antique, le fait que les Grecs semblent toujours avoir le dessous face à chacun de leurs ennemis. Alors qu’on sait qu’ils l’ont chaque fois emporté. Sans quoi, pas de fresques !

Voilà d’ailleurs une chose qui a bien changé : dans ses représentations d’un conflit, le vainqueur moderne n’a désormais plus jamais le dessous. Ce qui est d’ailleurs une stratégie de com’ bien plus faible : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. »

En sautant tout à la fin du dernier millénaire, on se souvient qu’avec son livre The Clash of Civilization le politologue américain Samuel Huntington a imposé l’idée que, dans le monde d’après guerre froide, les conflits ne sont désormais plus que culturels, de valeurs, d’identités religieuses, ethniques, linguistiques, etc. – bref, de civilisation. Maintenant, dans la multitude des conflits multipolaires qui ont fleuri, celui supposé opposer l’islam rétrograde et autocratique à la modernité de la démocratie occidentale (et chrétienne) prend quand même beaucoup de place.

Difficile de savoir si les Centaures, les Géants et les Amazones voyaient aussi leurs combats comme un conflit de civilisation. Mais à lire LIliade en béotien (ou à regarder la vision hollywoodienne de Troie), on n’a vraiment pas l’impression que les Troyens soient si orientaux ni les Grecs si occidentaux. On se demande même ce qu’ils ne partageaient pas : mêmes dieux, mêmes rites funéraires, mêmes organisations sociales, mêmes armes et traditions guerrières.

Voilà donc une chose qui n’a pas changé avec les millénaires : qu’un conflit de civilisation ne fonctionne aussi bien que si les termes sont acceptés par les deux parties. Le siècle dernier a été fécond en illustrations, notamment d’ampleur mondiale, avec ses face-à-face d’unions sacrées, de puissances Alliées et de l’Axe, ses épurations ethniques et ses génocides. Toutefois, certains mécréants matérialistes, parfois marxistes, voire internationalistes, soulignent que, sous ces conflits de valeurs, agissent des conflits d’intérêts tout à fait terre à terre. Que si on doit parler de valeur, ce sera surtout de valeur marchande. Et qu’il faut une bonne dose de bourrage de crâne pour envoyer une population, la fleur au fusil (ou pas), massacrer celle qui vit de l’autre côté d’une frontière géographique, linguistique, ethnique ou religieuse.

On dira ce qu'on veut, mais on ne s’est peut-être pas tant amélioré que ça, côté propagande d’État, depuis le temps des bas-reliefs en fronton.

C’est à l’aube du millénaire dernier qu’on doit à un général de l’Otan une formule promise à succès : « L’opinion, ça se travaille comme le reste. » Dont les éditions Agone ont tiré le titre d’un livre, qui a fait l’objet de six éditions et à propos desquelles les esprits malveillants pourraient accuser l’éditeur d’avoir engagé comme chargés de communication ceux de la Maison Blanche, de l’Otan, de Bruxelles et, plus récemment, du Kremlin. Alors que la dernière édition, augmentée de « Et Bernard-Henri Lévy bombarda la Libye... » en 2014, ne se vendait plus que modestement, la demande a doublé, voire triplé à partir de mars dernier. Sans que rien de particulier n’ait été fait. Si encore il était possible de glisser une réflexion divergente face à la mobilisation générale.

Comme si quelques lectrices discrètes et lecteurs honteux cherchaient à rafraîchir à l’aide ce petit livre leurs souvenirs, à confirmer leur impression de déjà-vu, que ces histoires de conflits de valeurs ne tenaient pas. Parce qu’ils refusaient qu’on leur fasse encore le coup du conflit de civilisation. Car cette fois on risque bien de ne pas se contenter d’en regarder l’issue à la télévision.

Comme disait à peu près le petit vieux à lunettes rondes en dhoti : « Vous me demandez ce qu’on peut penser de la civilisation ? Je pense que ce serait une bonne idée. »

Thierry Discepolo
Vendredi 2 décembre 2022

Lire (et relire) la sixième édition de L'opinion, ça se travaille... Les médias et les « guerres justes » (2000-2014), par Serge Halimi, Henri Maler, Mathias Reymond et Dominique Vidal. Lecture à compléter des textes de Serge Halimi et Pierre Rimbert parus dans Le Monde diplomatique : « Un voluptueux bourrage de crâne » et « Événement total, crash éditorial ».

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