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De la responsabilité des intellectuels

Le concept d’« intellectuel » est assez singulier. De qui s’agit-il ?

La question se pose de manière édifiante dans les articles de Dwight Macdonald parus en 1945 et réunis par la suite sous le titre The Responsibility of Intellectuals. On peut y lire une critique acerbe et grinçante de distingués penseurs qui pontifiaient sur la « culpabilité collective » des réfugiés allemands survivant à grand-peine au milieu des décombres de la guerre. Au mépris moralisateur pour ces malheureux, Macdonald oppose la réaction de soldats de l’armée victorieuse qui reconnaissaient l’humanité des victimes et compatissaient à leur sort. Les uns étaient des intellectuels, les autres non.

L’essai de Macdonald se termine sur ces simples mots : « C’est une grande chose que d’arriver à voir ce qu’on a sous le nez. »

Qu’en est-il de la responsabilité des intellectuels ? Ceux qui sont éligibles à ce titre jouissent de certains privilèges, du fait de ce statut qui leur ouvre des possibilités inaccessibles au commun des mortels. Cette ouverture leur donne une responsabilité qui entraîne des choix – parfois difficiles.

On peut choisir la voie de l’intégrité, coûte que coûte. On peut aussi mettre ce genre de considérations de côté pour adhérer passivement aux conventions établies par les autorités institutionnelles. Dans ce cas, il ne s’agit donc que d’appliquer scrupuleusement les instructions de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir pour être un loyal et fidèle serviteur – non pas après mûre réflexion mais par conformisme automatique. C’est le moyen d’éviter les complications morales et intellectuelles de la contestation et d’échapper aux conséquences parfois douloureuses auxquelles on s’expose lorsqu’on cherche à faire pencher la balance universelle vers la justice.

Cette opposition est bien connue. Nous distinguons sans peine les commissaires du peuple et les apparatchiks des dissidents qui défient le pouvoir et en assument les conséquences – variables selon la nature du régime. Nombre de dissidents sont connus et honorés à juste titre, et c’est à juste titre que nous dénonçons avec vigueur et indignation les mauvais traitements dont ils font l’objet : Václav Havel, Ai Weiwei, Shirin Ebadi, et tant d’autres figures éminentes. C’est également à juste titre que nous condamnons les apologistes d’un régime injuste qui se contentent, au mieux, de critiquer mollement les « erreurs » de dirigeants auxquels ils prêtent invariablement des intentions louables.

Mais il y a des absents sur la liste des dissidents honorés : six intellectuels latino-américains de premier plan, tous prêtres jésuites, sauvagement assassinés par des troupes d’élite salvadoriennes entraînées par l’armée américaine et agissant sur les ordres directs d’un gouvernement client des États-Unis. À vrai dire, presque personne n’a entendu parler d’eux. Rares sont ceux qui connaissent leurs noms ou se souviennent des faits. Les ordres officiels de les assassiner ne sont toujours pas parvenus jusqu’au grand public des États-Unis – mais pas parce qu’ils sont secrets : ils ont été largement publiés dans la grande presse espagnole.

Ce n’est pas une exception. C’est la règle. Les faits ne sont pas mystérieux du tout. Ils sont parfaitement connus des militants en lutte contre les crimes horribles commis par les États-Unis en Amérique centrale. Comme ils sont parfaitement connus des universitaires. Cette inégalité de traitement mérite d’être examinée car elle nous en dit long sur les deux sens de l’expression « responsabilité des intellectuels » et sur nous-mêmes.

Comme l’écrit John Coatsworth dans la Cambridge University History of the Cold War, personne ne conteste sérieusement que, de 1960 à « l’effondrement de l’Union soviétique en 1990, le nombre de prisonniers politiques, de victimes de tortures et d’exécutions de dissidents politiques non violents en Amérique latine a largement dépassé celui de l’Union soviétique et de ses satellites d’Europe de l’Est. Autrement dit, de 1960 à 1990, le bloc soviétique dans son ensemble était moins répressif, en termes de victimes humaines, que de nombreux pays d’Amérique latine ».

Quand on se penche sur ce qu’en disent les médias et les revues savantes aux États-Unis, on constate que ce rapport est inversé. Pour ne citer qu’un exemple frappant parmi tant d’autres, Edward Herman et moi-même avons comparé le traitement par le New York Times du meurtre d’un prêtre polonais – dont les assassins avaient été rapidement interpellés et punis – avec celui du meurtre de cent religieux martyrs au Salvador – parmi lesquels l’archevêque Óscar Romero et quatre religieuses américaines. L’identité des assassins ne fut rendue publique que très tardivement et les autorités américaines persistèrent à nier la matérialité des faits, traitant la mémoire des victimes par le mépris. Le prêtre assassiné sur le territoire d’un État ennemi bénéficiait d’une bien meilleure couverture que celle d’une centaine de religieux par un État client des États-Unis, et dans un style bien différent, conforme au modèle attendu de propagande médiatique i. Et ce n’est qu’une illustration parmi tant d’autres d’un schéma qui se répète depuis de nombreuses années.

Il pourrait évidemment y avoir d’autres raisons à cette situation que la volonté de se mettre au service du pouvoir. Il arrive (très rarement) que de tels faits fassent l’objet d’un peu d’attention, accompagnée d’un effort d’explication – pour mieux s’en débarrasser. Dans le cas du martyre de religieux, voici la réponse caricaturale de l’éminent journaliste américain Nicholas Lemann, correspondant national de la revue libérale The Atlantic Monthly : « La disparité de traitement s’explique par le fait que la presse a tendance à ne se concentrer que sur un petit nombre de sujets à la fois » et que « la presse américaine était surtout concentrée sur la Pologne. »

On peut aisément vérifier l’affirmation de Lemann en consultant l’index du New York Times : sur la période concernée, la couverture des deux pays était pratiquement de même importance, un peu plus élevée pour le Salvador. Mais, dans un contexte intellectuel de « faits alternatifs », de tels détails n’ont guère d’importance.

En pratique, le terme honorifique de « dissident » est réservé aux dissidents des États ennemis. On ne qualifie pas ainsi (quand on les mentionne) les six intellectuels latino-américains, l’archevêque et tous ceux qui protestent contre les crimes commis par les États clients des États-Unis et sont par conséquent assassinés, torturés ou jetés en prison.

Des différences de terminologie, il y en a aussi chez nous. Ainsi, certains de nos intellectuels ont protesté contre la guerre du Viêt Nam pour diverses raisons. Citons quelques exemples marquants qui donnent une idée des limites de cette élite : le journaliste Joseph Alsop a déploré le manque d’envergure de l’intervention américaine tandis qu’Arthur Schlesinger rétorquait qu’une escalade, vraisemblablement vouée à l’échec, serait trop coûteuse pour nous. Néanmoins, ajoutait-il, « nous prions tous » pour qu’Alsop ait raison de penser que la victoire américaine est possible et, si c’est le cas, « nous pourrons tous saluer la sagesse et le sens politique du gouvernement américain », qui a triomphé tout en laissant ce pays « tragiquement éventré et ravagé par les bombes, brûlé par le napalm, transformé en terrain vague par la défoliation chimique, une terre de ruines et d’épaves », dont le « tissu politique et institutionnel » est anéanti.

Alsop et Schlesinger ne sont pas des « dissidents ». Ils sont, respectivement, un « faucon » et une « colombe », aux extrémités opposées du champ de la critique légitime des guerres américaines.

Il y en a, bien sûr, qui se situent complètement en dehors de ce champ, mais ce ne sont pas non plus des « dissidents ». Comme l’a expliqué McGeorge Bundy dans la revue de l’ordre établi Foreign Affairs, ce sont des « forcenés en coulisses », qui soulèvent des objections de principe à l’agression américaine et pas seulement des questions tactiques sur sa faisabilité et son coût.

Bundy parlait de « forcenés en coulisses » en 1967. À l’époque où l’historien de la guerre et spécialiste du Viêt Nam Bernard Fall, farouchement anticommuniste et très respecté au sein du gouvernement américain et de l’opinion publique, craignait que « le Viêt Nam, en tant qu’entité culturelle et historique, […] ne soit menacé d’extinction [car] les campagnes meurent littéralement sous les coups de la plus grande machine de guerre jamais appliquée à un territoire de cette taille ». Mais ce n’étaient que des « forcenés en coulisses » remettant en question le bien-fondé de la cause américaine.

En 1975, quand la guerre s’est terminée, les intellectuels du courant dominant, toutes tendances confondues, donnèrent leur interprétation de ce qui s’était passé. Tous se situaient dans l’éventail Alsop-Schlesinger. Côté « colombe » extrême, Anthony Lewis écrivit : « Les premières décisions américaines concernant l’Indochine peuvent être considérées comme des tentatives maladroites pour faire le bien » – maladroite parce qu’elles ont échoué ; tentative pour faire le bien par principe doctrinal, démonstration inutile. Il poursuit : « Mais en 1969, il était clair pour la plupart des pays du monde – et pour la plupart des Américains – que l’intervention avait été une erreur désastreuse. […] L’argument [contre la guerre] était que les États-Unis avaient mal compris les forces culturelles et politiques à l’œuvre en Indochine – qu’ils étaient dans une position où ils ne pouvaient imposer de solution sinon à un prix trop élevé ».

Au même moment, les sondages montrèrent qu’environ 70 % de la population jugeaient que la guerre était non pas « une erreur » mais « fondamentalement immorale et injuste ». Comme les soldats de 1945 qui pouvaient être sensibles au sort des malheureux réfugiés allemands, les personnes sondées n’étaient pas des intellectuels.

Certains exemples sont révélateurs. L’opposition à la guerre culmina en 1970, après l’invasion du Cambodge décidée par Nixon et Kissinger. À cette époque, le politologue Charles Kadushin menait une vaste recherche sur la position de « l’élite intellectuelle ». Au sujet du Viêt Nam, il apparaissait dans son étude que la grande majorité des intellectuels privilégiaient une approche « pragmatique », ne critiquant la guerre que comme une erreur au coût exorbitant. Les « forcenés en coulisses » représentaient un pourcentage infime, à peine au niveau de l’erreur statistique.

Les guerres de Washington en Indochine furent le pire crime de l’ère post-Seconde Guerre mondiale. Le pire de ce millénaire, c’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni. Ses effets furent catastrophiques pour toute la région et aucun règlement ne semble en vue. Mais l’élite intellectuelle se montra à la hauteur de l’événement – sur son mode habituel. Les intellectuels libéraux adressèrent un éloge vibrant à Barack Obama pour avoir adopté la position des « colombes ». Selon les propres termes d’Obama, « au cours de la dernière décennie, les troupes américaines ont tout sacrifié pour donner aux Irakiens la possibilité de revendiquer leur propre avenir » mais, « la dure vérité, c’est que nous n’avons pas vu venir la fin du sacrifice américain en Irak ». La guerre fut une « grave erreur », une « bourde stratégique », beaucoup trop coûteuse pour nous vii – un jugement comparable à celui de nombreux généraux russes à propos de la décision soviétique d’intervenir en Afghanistan en 1979.

Le modèle se généralise. Inutile de passer en revue les exemples – la presse écrite s’en est abondamment chargée, sans effet décelable sur la doctrine de l’élite.

À l’intérieur de nos frontières, il n’y a ni dissidents, ni commissaires du peuple, ni apparatchiks. Il n’y a que des « forcenés en coulisses » et des intellectuels responsables qui se sont autoproclamés « experts ». Sur la responsabilité des experts, laissons la parole à l’un des plus éminents et des plus distingués d’entre eux. Pour prétendre au statut d’« expert », explique Henry Kissinger, il s’agit « d’élaborer et de préciser autant que possible » le consensus de ses commanditaires – sachant que ce sont ces commanditaires qui posent le cadre dans lequel les experts s’acquittent des tâches qui leur sont confiées…

C’est lors de l’affaire Dreyfus qu’est apparu le concept d’« intellectuel », au sens contemporain du terme, et qui renvoie à des catégories devenues aujourd’hui des classiques. La figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, fut condamné à un an de prison pour l’infamie d’avoir demandé justice pour le colonel Alfred Dreyfus accusé à tort de trahison. Zola dut même s’enfuir en Angleterre pour échapper à une nouvelle sanction, et il subit les foudres des « Immortels » de l’Académie française. C’est que les dreyfusards étaient de véritables « forcenés en coulisses », coupables d’« une des plus ridicules excentricités de notre temps », selon les termes de l’académicien Ferdinand Brunetière : « La prétention d’élever des écrivains, des savants, des professeurs et des philologues au rang de surhommes », qui osent « qualifier nos généraux d’idiots, nos institutions d’absurdes et nos traditions de malsaines ». Ils prétendaient s’immiscer dans des affaires judicieusement laissées aux « experts », aux « hommes responsables », aux « intellectuels technocrates et politiques » – selon la terminologie du discours libéral contemporain.

Alors, quelle est la responsabilité des intellectuels ? Ils ont toujours le choix entre deux rôles. Dans les États ennemis des États-Unis, c’est être commissaires du peuple ou dissidents. Dans les États clients des États-Unis, il peut se révéler d’une difficulté écrasante. Au pays, c’est être des « experts responsables » ou des « forcenés en coulisses ».

Et puis, il y a toujours le choix de suivre le bon conseil de Macdonald : « C’est une grande chose que d’arriver à voir ce qu’on a sous le nez » – et d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont.

Noam Chomsky

Extrait de sa préface à De la responsabilité des intellectuels, parution le 5 mai 2023
Traduit de l’anglais par Laure Mistral