Au jour le jour

De quoi les intellectuels sont-ils responsables [LettrInfo 23-VII]

Pas sûr qu’on nous en ait dit sur BFM TV qu’à Pékin le mois dernier le président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva a demandé aux États-Unis de « cesser d’encourager la guerre et de parler de paix ». Et, entre nous, on ne doit pas être nombreux à se dire qu’il n’avait pas vieilli ce bon vieux titre donné en 2001 à un livre de Noam Chomsky (quatre fois édité et préfacé par Howard Zinn depuis) : De la guerre comme politique étrangère des États-Unis.

On n’irait pas jusqu’à affirmer qu’il n’a pas pris une ride, ce livre — plutôt qu’il est comme le vin qu’on a laissé vieillir ? Car, à le (re)lire, il donne une impression de déjà-vu : du Texas à Khartoum et de Cuba à Kaboul, voilà bientôt deux siècles que les États-Unis pavent leur impérialisme des meilleures intentions.

Certes, depuis février 2022, le titre qu’on entend partout, c’est plutôt « De la guerre comme politique étrangère de la Russie ». Mais on doit quand même être sûrement un peu plus nombreux qu’on veut nous le faire croire dans les médias à se dire qu’on entend surtout les ténors va-t-en guerre et pas souvent les va-t-en paix.

Quant à la liberté d’expression – un autre thème cher à Chomsky –, il est difficile de ne pas y penser après le mauvais tour que le capitalisme étatsunien lui a joué : ce qui sert de gauche à ce pays ayant sacrifié la liberté d’expression à la cause des minorités, voilà que les républicains trumpiens et le grand capital muskien l’ont faite « passer très à droite ».

En attendant que les démocrates se réveillent, la véritable liberté de s’exprimer (celle qui met en danger le pouvoir) s’arrête à la porte de la prison où croupit Julian Assange. (Pour une piqûre de rappel, tout est là : Hacking Justice.) Et c'est encore une fois au bien-aimé président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva (et pas à notre président honni) qu’on doit d’avoir fait honte à la démocratie britannique.

On va donc cesser de donner l’impression qu’on a oublié Noam Chomsky — comme tout le monde (notamment éditorial) en France. (Partout sauf sur CinéMutins bien sûr : Chomsky & Cie.)

Et pour faire mentir cette impression de négligence, autant commencer par le commencement. Soit l’entrée de Noam Chomsky dans l’arène. Un long article paru en 1967 et promu à une belle postérité. Rien de moins que « la pièce la plus influente de la littérature anti-guerre ». Une analyse qui pose les jalons de ce qui sera le combat de toute une vie et de toute une génération. Mais qui affirme aussi une position que l’auteur n’a jamais abandonnée : celle de la critique des mauvaises actions de son propre camp, de son propre pays et de ses alliés ; plutôt que la dénonciation des ennemis officiels, bien plus pourvoyeuse de récompenses.

Une manière exemplaire qui n’est sans doute pas étrangère à la mauvaise presse de cet ancien camarade américain auprès de la gauche française passée du col Mao au Rotary et qui s’accorde depuis pour lui faire un sort à toute occasion. (Souvenons-nous de l’accueil, par l’avant-garde intellectuelle parisienne, du linguiste invité au Collège de France par Jacques Bouveresse en juin 2010, pour sa première visite depuis trente ans dans ce pays.)

Car il n’est pas tant de manières différentes d’en appeler à la responsabilité des intellectuels.

Ainsi Gérard Noiriel avec la formule « Dire la vérité au pouvoir », dans un livre où il met « les intellectuels en question ». En faisant débuter son analyse au moment où le terme d’« intellectuel » apparaît dans l’espace public : l’affaire Dreyfuss, et notamment la figure du journaliste et romancier Émile Zola.

L’historien précisant qu’il s’agira ensuite de plus en plus, pour « les intellectuels » — et de plus en plus pour les intellectuelles —, de « dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés », sans toutefois avoir été mandatés par quiconque pour le faire…

On n’insiste peut-être pas assez souvent sur cette contradiction. Que certains intellectuels (sous entendu « de gauche ») ont d’ailleurs résolue en cessant tout simplement de parler au nom des opprimés. Et, dans l’élan, en cessant de « dire la vérité au pouvoir ». Sans toutefois bien sûr cesser de parler — surtout pas. Mais en changeant de maître. Ainsi les anciens « gauchistes ou staliniens qui ont retourné leurs vestes sous la bannière de l’idéologie antitotalitaire ». Dont l’historien américain Michael Christofferson a décrit le parcours entre 1968 et 1981 dans son ouvrage Les Intellectuels contre la gauche.

Chomsky remonte lui aussi à « la figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, qui fut condamné à un an de prison pour l’infamie d’avoir demandé justice pour le colonel Alfred Dreyfus accusé à tort de trahison ». Et Chomsky ne manque pas non plus de souligner combien il est désormais courant que d’éminents intellectuels (universitaires, journalistes) passent moins de temps à « dire la vérité au pouvoir » qu’à cautionner ses mensonges.

Mais c’est en rappelant une évidence trop triviale pour la France que Chomsky commence son analyse de la responsabilité des intellectuels : celles et ceux qui sont éligibles à ce statut jouissent de privilèges qui leur ouvrent des possibilités inaccessibles au commun. Et c’est d’abord à ce titre que les intellectuels sont tenus, en tant que « minorité privilégiée ayant accès aux infrastructures et à la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés », d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont.

Thierry Discepolo

Autour du dernier livre de Noam Chomsky, lire en ligne :
« De la responsabilité des intellectuels » (Au jour le jour, mai 2023)
« Noam Chomsky et la peste néolibérale » (Là bas si j'y suis, avril 2020)
« Dialogue avec Noam Chomsky » (Le Monde diplomatique, juillet 2010)
« Le lavage de cerveaux en liberté » (Le Monde diplomatique, août 2007)
… entre autres textes à lire en français et dont le site de L'Homme moderne donne la liste

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