Au jour le jour

Déchirer le tissu de mensonges qui tient les sociétés libérales

Alors que s’ouvre un nouveau front de luttes sociales face à une nouvelle vilénie de la classe des rentiers contre celles et ceux qui travaillent, lire (ou relire) Howard Zinn, historien des grandes et des petites victoires politiques. Ici en conclusion d’un texte sur les luttes victorieuses (pour les droits civiques, contre la guerre du Vietnam, etc.) où il revient sur les démocraties libérales comme système parfait de l’ordre social légitimement injuste.

Le système libéral moderne comporte toute la souplesse nécessaire . On peut y admettre certains défauts, tant que l’ensemble du système est tenu pour légitime et bon. À chaque groupe qui voit un mauvais visage de la structure sociale, on explique que tous les autres sont bons. Mais le plus important est que la société moderne fait passer les cruautés du passé au tamis d’un système de mystification si bien conçu que la partie potentiellement dangereuse de la population – ceux qui ont reçu une bonne formation, qui ont les moyens de penser – reste tranquille.

L’exploitation économique, par exemple, n’est pas aussi évidente dans les sociétés capitalistes libérales que dans les cultures paysannes, où le seigneur prenait pour lui, tout simplement, la moitié de la production. Cette exploitation est dissimulée par un labyrinthe de relations contractuelles et d’échanges sur les marchés qui déroutent même les économistes. La tyrannie politique est masquée par les corps représentatifs, les élections régulières et la plaisanterie du prétendu libre choix. La liberté d’expression, accordée en théorie, est refusée à des moments cruciaux et rationnée en proportion de la fortune. Les faibles ont le droit de crier dans les oreilles des sourds et les puissants celui de diffuser leur message, via la télévision, dans toutes les salles de séjour du pays. Le respect des formes légales et le cérémonial des procédures judiciaires masquent une inégalité de fait devant la loi entre les riches et les pauvres, les blancs et les noirs, le gouvernement et les citoyens.

Tous ces mensonges sont véhiculés par le système d’enseignement obligatoire et confortés par la famille et par l’Église, si bien que l’école, l’Église et les parents sont devenus des instruments de domination. Et tout comme la pièce de monnaie, au marché, voit sa valeur fixée par les puissantes corporations et par l’État, la monnaie de la communication, le langage, est contrôlée par les écoles et les médias. Des mots comme « violence, « patriotisme », « honneur », « sécurité nationale », « responsabilité », « démocratie », « liberté » se sont vus attribuer des sens qu’il est très difficile de modifier.

Pour celles et ceux qui veulent un changement radical, ce qu’il y aurait surtout à faire dans les sociétés libérales, avec une telle structure de domination, ce ne serait donc pas de mettre en place des unités de combat, conçues pour une révolution violente au sens classique du mot « révolution », mais de déchirer ce tissu de mensonges. Ce qu’il leur faudrait, c’est un ensemble d’actions qui permettraient de révéler l’abîme existant entre les mots et la réalité, qui démontreraient que le système libéral a échoué à atteindre les objectifs qu’il avait lui-même affichés, qu’il a trahi ses propres valeurs, qu’il a détruit ce à quoi il prétendait tenir et qu’il a laissé périr ce qu’il affirmait respecter.

L’histoire du monde depuis la fin de sa Seconde Guerre mondiale montre qu’une telle découverte de la réalité ne se fait pas à la maison, à l’école, au catéchisme ou dans des conférences et des programmes politiques. Là où elle se fait avec le plus de force, de la façon la plus spectaculaire et la plus rapide, c’est là où des gens s’engagent dans des actions concrètes contre une mauvaise politique et avec un objectif auquel ils tiennent. Dans les conflits avec le pouvoir que ces actions provoquent inévitablement, des mensonges sont dénoncés, des réalités mises au jour, de nouvelles forces révélées. Au sortir de ces combats, les gens peuvent commencer à développer de nouvelles façons de travailler et de vivre – germes de la société coopérative à venir. Le mouvement des droits civiques, le mouvement étudiant, le mouvement de la paix, le mouvement de libération des femmes ont montré la vitesse à laquelle les gens ordinaires peuvent apprendre.

Tout le monde ne se trompe pas sur ce qu’est l’État libéral. Beaucoup savent que c’est une société de riches, que la politique est corrompue, que la justice est une farce. Mais ils restent tranquilles, ils jouent le jeu, parce que ce sont aussi des gens très pragmatiques ; ils se savent impuissants et voient l’inutilité d’une révolte. Cependant, à des gens comme ceux-là, une action organisée peut donner confiance en eux-mêmes, et quelques modestes victoires, même ponctuelles, leur montrer que la résistance n’est pas toujours vaine. L’action peut révéler la puissance potentielle de ceux et celles qu’on disait sans pouvoir, et montrer que l’argent et les armes ne sont pas les seuls ingrédients du pouvoir. Car chaque fois qu’un progrès a été réalisé, que des révolutions ou des réformes ont réussi, même temporairement, n’est-ce pas qu’un certain pouvoir, singulier, indéfinissable, était né de la volonté et du sacrifice de gens comme tout le monde ?

Les mouvements de protestation des années 1960 donnèrent au moins une idée de ce pouvoir. De petits groupes de noirs organisés obtinrent des résultats ici et là. Les étudiants firent supprimer les cursus de formation des officiers de réserve (ROTC) dans cinquante universités et firent modifier beaucoup de programmes universitaires. Les manifestations d’opposants à la guerre rendirent la vie impossible à Johnson et à Nixon, en imposant les endroits où ils pouvaient ou ne pouvaient pas prononcer leurs discours et elles les forcèrent à revenir, fût-ce lentement, sur leur politique militaire en Asie. On pourrait ajouter beaucoup d’autres exemples d’actions qui, sans toujours atteindre les objectifs immédiatement visés, ont cependant montré qu’il était possible de faire quelque chose :

— dans East Harlem, un groupe de jeunes militants portoricains, les Young Lords, s’est emparé d’un équipement de radiographie thoracique mobile et l’a fait fonctionner dans un secteur où les cas de tuberculose étaient nombreux ;
— à Boston, des personnes âgées se sont organisées et sont venues en nombre dans des réunions publiques pour obtenir des réductions pour les seniors dans les transports en commun ;
— dans le Michigan, un groupe insaisissable de « voleurs de panneaux publicitaires » a réussi à en faire disparaître cent soixante-sept le long des grands-routes, pour retrouver la beauté paisible du Michigan central ;
— dans le nord de l’État de New York, un petit groupes de bénévoles a monté la garde devant la maison d’une famille indienne harcelée par des voisins qui voulaient les faire partir du quartier ;
— à New York, deux mères de famille vivant de l’aide sociale ont fait du « shop-in » dans un grand magasin Macy’s : devant tout le monde, elles ont pris des vêtements qu’elles n’ont pas payés, pour qu’on sache qu’elles n’avaient pas de quoi s’acheter des vêtements ;
— un groupe d’opposants à la guerre du Vietnam a fait une descente dans le petit bureau du FBI de Media, en Pennsylvanie, et a distribué à la presse des documents visant à faire connaître les actions antidémocratiques du FBI, qui tendaient à supprimer les libertés publiques ;
— des gens pauvres se sont invités à des conférences nationales richement financées sur l’aide sociale pour arrêter les discours habituels et exiger des actes ;
— des protestataires sont intervenus dans des réunions d’actionnaires pour demander que les constructeurs automobiles prennent des mesures pour faire stopper la pollution de l’air, que les banques renoncent à leurs investissements en Afrique du Sud et que la Dow Chemical Company cesse de fabriquer du napalm;
— à Greenville, dans le Mississippi, des noirs pauvres ont occupé une base aérienne désaffectée pour dénoncer le manque de logements, de travail et de terres ;
— dans le sud du Bronx, des médecins ont bravé l’ordre de fermeture d’un hôpital et mis en place bénévolement des consultations ; ensuite, des habitants du quartier ont forcé les portes de l’hôpital et l’ont rouvert pour permettre à deux médecins de soigner des patients dans la salle des urgences ;
— sur la côte Ouest, des Indiens ont occupé l’île d’Alcatraz pour attirer spectaculairement l’attention sur le fait qu’on les ignorait et, dans le Dakota du Sud, d’autres Indiens se sont installés sur le mont Rushmore pour faire pression sur l’État, afin qu’il respecte un traité de 1858 qui accordait des terres aux Sioux ;
— à Berkeley, en Californie, des radicaux ont réussi à faire élire leurs candidats au conseil municipal ;
— à Milwaukee, des gens appartenant à un syndicat de locataires se sont imposés dans une réunion de l’office d’habitation et ont réussi à empêcher l’expulsion de deux familles.

La signification de ces actions dépasse leurs objectifs immédiats. Elles constituent des tentatives d’expression d’une forme plus complète de démocratie, au-delà des limites du parti politique et du bulletin de vote, dans laquelle les personnes auxquelles il était fait du tort pouvaient le faire savoir aux autres et faire connaître leurs besoins. Cela prenait parfois la forme d’un affrontement direct, parfois celle d’actions de guérilla.

Un jour, quelqu’un qui réfléchissait aux rapports de force dit à un étudiant : « Non, tu ne peux pas te battre contre la mairie, mais tu peux chier sur les marches et filer en vitesse. » C’était l’une des manières d’aborder le problème. Mais obtenir des changements significatifs exigeait des formes d’action moins ponctuelles et de l’organisation, les gens agissant de concert mais sans hiérarchie. C’était nécessaire pour toucher, organiser et pousser à agir beaucoup de travailleurs jusque-là absents du mouvement des années 1960. […]

La stabilité de l’ordre ancien repose sur une obéissance générale. Elle exige que chacun reste à sa place. Peut-être est-il possible de toucher assez de sensibilités, de donner aux gens assez de confiance en eux pour qu’un jour, en une action commune, ils refusent d’obéir, qu’ils refusent d’accomplir leur tâche sur les chaînes de montage de la violence et du gâchis, qu’ils mettent sur pied leurs propres organisations, au travail et dans leurs quartiers. Ce jour-là, l’État, en dépit de toutes ses armes et de tout son argent, serait impuissant. Ce jour-là, grâce à ces libres associations entre des hommes engagés depuis longtemps dans de difficiles combats contre le pouvoir établi, la démocratie se montrerait enfin sous son plus beau jour.

Dans l’Amérique des années 1960 et 1970, une partie de la population – une partie encore limitée mais qui allait croissant – a commencé à se rendre compte que, du fait de la nature particulière de l’autorité exercée par le système libéral moderne, le processus révolutionnaire ne peut être qu’un long processus, fait de luttes à mener et d’exemples à donner. Il faudrait qu’il soit assez long, assez intense pour transformer la façon de penser des gens et pour donner, autant que faire se pourrait, une image de la société à venir. Œuvrer pour la liberté et la recherche du bonheur ne veut pas dire espérer les atteindre un jour, cela voulait dire commencer tout de suite à les faire exister.


Howard Zinn
Extrait de Se révolter si nécessaire. Textes & discours (1962-2010), « L’action directe contre la guerre du Vietnam », Agone, 2014.