Déconstruire l’image de la « pédagogie de opprimés »
Selon une étude de 2016, Pedagogia do oprimido serait le troisième ouvrage le plus cité au monde dans le domaine des sciences humaines et sociales. L’importance qu’a acquise cette œuvre dans le monde souligne la nécessité de sa réédition française. Cette préface s’attache à donner quelques repères sur la trajectoire de Paulo Freire, la réception internationale de son œuvre, et revient sur certains des concepts qu’il a développés.
Pour comprendre l’œuvre de Paulo Freire il faut déconstruire l’image qu’on peut encore avoir de lui, souvent très restrictive, voire erronée, en particulier en France : celle d’un continuateur latino-américain de l’éducation nouvelle, dont l’œuvre se limiterait aux années 1960-1970, et qui aurait agi uniquement dans le domaine de l’alphabétisation pour adultes. Il faut également déconstruire l’idée même qu’on se fait du terme « pédagogie », car celle de Freire n’est pas réductible à des techniques ni à une méthode.
Paulo Freire est né à Récife, dans le Nordeste du Brésil, au sein d’une famille de la classe moyenne. Il perd son père à l’âge de treize ans et fait très tôt l’expérience de la précarité économique, ce qui le marque durablement :
Je suis né dans une famille de la classe moyenne ayant les moyens de vivre relativement bien. Lorsque j’ai eu huit ans, le Brésil a commencé à ressentir les répercussions de la grande crise de 1929 […] qui a affecté ma famille particulièrement. […] À mes onze ans, la situation de ma famille a empiré avec l’aggravation de la crise. […] J’ai eu mes premiers contacts avec les gamins de milieux populaires. […] J’ai eu mes premières expériences de classe sociale. […] J’ai eu plus de privilèges, malgré ma situation difficile, que mes camarades fils d’ouvriers à l’usine, fils de paysans [1] .
C’est dans des conditions difficiles qu’il étudie le droit pour devenir avocat, car il doit aider matériellement sa famille. Il donne donc des cours de portugais en parallèle à ses études. En 1944, Freire épouse Elza Maria Oliveira, avec qui il aura cinq enfants. L’une de leurs filles, Cristina Heiniger-Freire, dressera plus tard ce portrait de sa mère :
Elza est aussi née à Récife mais en 1916, elle avait donc cinq années de plus que mon père. Également issue d’une famille de classe moyenne mais qui n’a pas connu de difficultés économiques, elle a fait ses études dans de bonnes écoles de Récife et s’est formée comme enseignante spécialisée en alphabétisation [2] .
Elza Maria Oliveira joue un rôle déterminant dans la décision de Paulo Freire d’abandonner définitivement en 1947 la carrière d’avocat pour travailler au Serviço Social da Indústria (SESI, Service social de l’industrie), une organisation à but non lucratif qui fournit aux travailleurs des services dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la culture. Freire y occupe le poste de directeur du secteur Éducation et culture jusqu’en 1957. Après cette expérience, il enseigne la pédagogie à l’université de Récife. En 1959, il soutient sa thèse en philosophie de l’éducation, qui sera éditée en 1964 sous le titre L’Éducation : pratique de la liberté. En 1x960, toujours à Récife, il soutient la fondation du Movimento de Cultura Popular (MCP), mouvement d’intellectuels et d’artistes qui met en pratique l’éducation populaire auprès de populations pauvres.
En 1963 a lieu une expérience décisive dans la ville d’Angicos. La méthode de Paulo Freire est utilisée pour alphabétiser trois cents travailleurs en 40 heures. Fortement impressionné, le président de la République João Goulart confie en 1964 à Paulo Freire un programme national d’alphabétisation. Mais l’expérience est stoppée la même année par le coup d’État militaire. Paulo Freire est arrêté et torturé, détenu pendant plus de trois mois puis expulsé du Brésil. Commence une période d’exil qui durera quinze ans. Il se rend d’abord en Bolivie, d’où il est chassé la même année par un coup d’État, puis au Chili. C’est là, en 1968, qu’il rédige La Pédagogie des opprimés, dans un contexte d’intenses discussions et de fortes mobilisations sociales à visée révolutionnaire, au Chili comme à l’international. Le contenu de ce livre est à l’image de cette période, mêlant théorisation des rapports d’oppression, philosophie de l’éducation et théorie révolutionnaire.
En 1969, Paulo Freire est invité aux États-Unis pour une série de cours. C’est une expérience déterminante : Pedagogia do oprimido est traduit et publié pour la première fois en anglais. L’ouvrage, qui paraîtra dans de nombreuses langues au cours des années 1970, connaît enfin une large diffusion.
Entre 1970 et 1980, Paulo Freire réside à Genève et travaille pour le Conseil œcuménique des Églises (COE). Mais il continue de voyager dans le monde entier et la réception de son œuvre inspire de très nombreux mouvements sociaux. Une des expériences les plus marquantes de cette période est la campagne d’alphabétisation démarrée en 1975 en Guinée-Bissau, qui donne lieu à la rédaction par Paulo Freire de Lettres à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation.
À partir de 1980, Paulo Freire est autorisé à retourner au Brésil, où il s’établit définitivement, aspirant au retour de la démocratie, qui advient en 1985. Il enseigne désormais à l’université pontificale de São Paulo. En 1986, il reçoit le Prix de l’éducation pour la paix décerné par l’Unesco. Entre 1989 et 1991, il est secrétaire à l’Éducation de l’État de São Paulo – une expérience sur laquelle il écrit L’Éducation dans la ville.
Les années 1980 et 1990 sont encore marquées par de nombreux voyages et des collaborations fructueuses, donnant lieu à la publication d’ouvrages d’entretiens avec des intellectuels, en particulier états-uniens, tels qu’Ira Shor et Donaldo Macedo. En outre, Paulo Freire s’est vu décerner plus d’une trentaine de doctorats honoris causa par des universités à travers le monde.
Un an après son décès a lieu en 1998 le premier Forum Paulo Freire, organisé à São Paulo par des éducateurs et des éducatrices. Depuis, les rencontres internationales du Forum Paulo Freire ont lieu tous les deux ans dans différents pays du monde. Au Brésil, son héritage intellectuel reste controversé et fait régulièrement l’objet d’attaques de la part de l’extrême droite – attaques dont Jair Bolsonaro s’est fait le porte-parole pendant sa campagne présidentielle.
Une réception internationale
Ces quelques lignes nous donnent une idée de l’étendue de la réception de l’œuvre de Paulo Freire dans les années 1970 :
À Genève, un groupe d’exilés brésiliens, dont Paulo Freire fait partie, fonde l’Idac, l’Institut d’action culturelle. Le but de cette institution est d’offrir des services éducatifs, en particulier aux pays du tiers monde qui luttent pour accéder à une pleine indépendance. […] Les années suivantes, l’Idac atteint un degré de popularité tel et reçoit des demandes de coopération si nombreuses que tout se passe comme si l’institution avait pour vocation de diffuser, par des séminaires et des ateliers, l’idée de conscientisation à travers le monde [3] .
La renommée de Paulo Freire est loin de s’être éteinte à l’orée des années 1980. On peut même dire qu’elle a trouvé un second souffle avec l’émergence des pédagogies critiques aux États-Unis, où son œuvre n’intéresse pas que les spécialistes de l’alphabétisation pour adultes comme Donaldo Macedo. Elle inspire également des pédagogues tels qu’Ira Shor, qui tente d’adapter la pédagogie de Freire à la salle de classe, et des intellectuels comme Henry Giroux, Michael Apple et Peter McLaren, qui cherchent à produire une théorie critique en éducation. Dans les années 1990, sous l’effet de la pensée postmoderne, on assiste à un éclatement des références théoriques au sein des pédagogies critiques : féminisme, théorie queer, théorie critique de la race, etc. En cela, celles et ceux qui développent les pédagogies critiques suivent le conseil de Paulo Freire : il ne s’agit pas de le copier mais de le réinventer.
En Amérique latine, la vitalité des idées de Paulo Freire n’est pas en reste : certains, comme Moacir Gadotti, élaborent l’écopédagogie (qui vise à développer une conscience planétaire des problèmes écologiques) ; d’autres, comme Catherine Walsh, développent la pédagogie interculturelle critique, ou pédagogie décoloniale. Mais ce n’est pas dans le seul monde universitaire que se diffuse l’œuvre de Paulo Freire. Ainsi le mouvement des paysans sans terres (MST) au Brésil, les écoles néozapatistes au Chiapas (Mexique) et les écoles secondaires autogérées en Argentine se réclament de son éducation populaire.
En Europe, la pensée de Paulo Freire a également bénéficié et continue de bénéficier d’une large diffusion. C’est le cas par exemple au Portugal, en Espagne, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Citons aussi la Suède, où s’est développée la pédagogie critique de la norme (courant intersectionnel d’inspiration queer), influencée là encore par l’œuvre de Paulo Freire.
Soulignons enfin que l’influence de l’œuvre de Paulo Freire est bien loin de s’être limitée aux seuls domaines de l’alphabétisation et de l’éducation pour adultes ou même de l’éducation populaire mais s’est étendue à l’enseignement universitaire, secondaire et primaire ainsi qu’à des champs aussi divers que le travail social, la sociologie et la psychologie sociale, les « éducations à » l’environnement, la citoyenneté, aux médias, aux droits humains, etc.
Lire et relire La Pédagogie des opprimés
Il est donc important que la lecture de cette nouvelle traduction française tienne compte des mises en garde que Paulo Freire a pu donner par la suite, en particulier (mais pas seulement) dans un autre ouvrage, non traduit en français, Pedagogia da Esperança, où il revient longuement sur les controverses et les malentendus suscités par La Pédagogie des opprimés [4] .
L’un des reproches auxquels Paulo Freire a répondu concerne le langage : le premier constat qui peut décontenancer le lecteur associant cette œuvre à l’éducation populaire, c’est qu’elle n’est pas d’une lecture facile. Paulo Freire n’est pas un démagogue : il faut être simple, mais pas simpliste. C’est pourquoi un ouvrage, pour être correctement compris, peut selon lui nécessiter plusieurs lectures attentives.
Seconde source de malentendu : il n’est en fait que peu question de pédagogie au sens où on l’entend habituellement en France ; et aucun pédagogue fameux n’y est cité – Paulo Freire ne parle ni de Montessori ni de Célestin Freinet [5] . Et sur les quatre chapitres que compte l’ouvrage, la « méthode Paulo Freire » n’occupe qu’une partie du troisième chapitre – et encore ne s’agit-il même pas de la méthode d’alphabétisation, mais des pratiques liées à la recherche et au décodage des thèmes-générateurs. Cette absence de références à la pédagogie (au sens de l’éducation nouvelle), Paulo Freire la justifie dans des textes ultérieurs, comme ici :
Il n’y a pas de doute que le mouvement de l’éducation nouvelle, et le mouvement progressiste, ou celui de l’École moderne, ont donné de bonnes contributions pour ce processus d’éducation, mais la critique de l’éducation nouvelle en est restée, en général, au niveau de l’école et ne s’est pas étendue à l’ensemble de la société. La marque d’un engagement sérieux dans l’éducation libératrice est, pour moi, une critique qui dépasse les murs de l’école. Il ne suffit pas en dernière analyse de critiquer les écoles traditionnelles ; ce que nous devons critiquer, c’est le système capitaliste qui a produit ces écoles [6] .
Dans plusieurs textes à partir des années 1980, Paulo Freire revient sur le fait qu’il ne se considère pas comme un continuateur du mouvement de l’éducation nouvelle. Il s’en distingue par la priorité qu’il accorde à la transformation sociopolitique sur la transformation pédagogique. Pour lui, l’éducation ne transforme pas la société mais change les êtres humains – qui changeront, eux, la société.
La Pédagogie des opprimés est donc avant tout un ouvrage de philosophie : de philosophie sociale et politique, de philosophie de l’éducation. Les nombreuses références citées ne trompent pas, à cet égard : Hegel, Marx, Lukács, Buber, Jaspers, Sartre, Fromm, Althusser, etc. Ces références peuvent sembler moins familières aujourd’hui, mais elles étaient abondamment lues et discutées dans les années 1950 et 1960, témoignant par ailleurs de l’influence du marxisme et de l’existentialisme (en particulier chrétien) sur la pensée de Paulo Freire.
Troisième source de malentendu : les concepts les plus connus de La Pédagogie des opprimés sont aussi souvent les moins bien compris, et ceux qui donnent le plus lieu à des interprétations simplistes, voire erronées. Or Paulo Freire a lui-même précisé certains de ces concepts. […]
Pédagogie, méthode et lutte contre la déshumanisation
Au fond, c’est la confusion entre pédagogie et méthode, au sens d’un ensemble de techniques, qui est le contresens dont l’œuvre de Freire ait eu le plus à souffrir, et c’est de lui que découlent la plupart des autres contresens.
Il existe bien une « méthode Paulo Freire » : sa méthode d’alphabétisation. Mais celle-ci n’est en aucun cas en elle-même sa pédagogie. Là encore, c’est un point sur lequel Freire est revenu à plusieurs reprises, en particulier dans des entretiens avec Donaldo Macedo dans les années 1990 :
À chaque fois qu’on me questionne au sujet des méthodes, on dirait que ma préoccupation centrale durant trente-cinq ans a été de créer une méthode qui rende possible un processus d’alphabétisation rapide et facile. De la question, on peut déduire que l’on me voit comme un spécialiste en techniques et méthodes qui facilitent l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour des analphabètes. […] Mais la véritable question n’est pas là. […] Maintenant, ma préoccupation n’a jamais été de travailler uniquement ces techniques nécessairement impliquées dans l’acte de lecture et d’écriture. Pas plus que je ne m’occupais nécessairement des techniques spécifiques de la lecture, mais de la substantialité du processus que requièrent ces techniques. Et c’est à ce sujet que beaucoup de gens aux États-Unis et dans d’autres lieux du monde comprennent mal mon œuvre. La technique est toujours secondaire et n’est importante que quand elle est au service de quelque chose de plus large. Considérer la technique comme quelque chose de primordial, c’est perdre l’objectif de l’éducation [7] .
En effet, la réception de Freire aux États-Unis, en particulier dans les milieux de la pédagogie féministe universitaire, a eu tendance à réduire son œuvre à une méthode consistant à s’asseoir en cercle et à partager ses expériences vécues, donc à réduire sa pédagogie à un simple ensemble de techniques dialogiques, opérant ainsi une dépolitisation de la pédagogie des opprimés. Or, comme on l’a vu, la pédagogie de Paulo Freire ne se limite pas au partage d’expériences vécues mais implique une dialectique avec des savoirs théoriques, comme ceux de la philosophie sociale ou des sciences humaines et sociales, pour parvenir à une explication de la raison d’être des choses, à une lecture critique du monde et à la prise de conscience qu’il existe des rapports sociaux d’oppression qui structurent la réalité sociale. Tout ceci dans le but de développer une action de transformation de la société.
La pédagogie des opprimés n’est pas une méthode mais une praxis qui se donne pour objectif la lutte contre la réification de l’être humain. Or, considérer que la pédagogie est un simple ensemble de techniques, une méthode, c’est la réduire à une approche technico-instrumentale. On comprend pourquoi, dans ses textes des années 1990, notamment dans Pédagogie de l’autonomie, Paulo Freire ne développe pas de techniques ou de méthodes mais se situe uniquement au niveau de la réflexion sur l’agir éthico-politique en pédagogie. La Pédagogie des opprimés est donc fondamentalement une réflexion philosophico-politique sur les processus qui conduisent à la déshumanisation de l’être humain. Les rapports d’oppression sociale – exploitation capitaliste, colonisation, etc. – sont des systèmes qui produisent la réification d’êtres humains, transformés en objets au service des intérêts d’autres êtres humains qui s’égarent pour leur part dans l’« avoir-plus ».
On peut noter au passage que cette critique de la réification de l’être humain témoigne indubitablement d’une proximité avec Georg Lukács ainsi qu’avec les penseurs de l’école de Francfort – Paulo Freire cite en particulier Erich Fromm et Herbert Marcuse.
La thèse de Paulo Freire affirme qu’il ne sera pas possible de se libérer, tant dans le processus éducatif que dans le processus révolutionnaire, par des moyens qui produisent eux aussi la réification. Les processus de libération des groupes sociaux opprimés doivent leur permettre de devenir les sujets de leur propre histoire et non les réduire à la situation d’objets entre les mains d’éducateurs et d’éducatrices ou de leaders révolutionnaires.
Irène Pereira
Extrait de sa préface à La Pédagogie des opprimés, de Paolo Freire, vient de paraître.
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1.
Olympe Ollivier et Pierre Chaigneau, Paulo Freire, ce chercheur de vérité, Polynôme-Unesco, « Les Bâtisseurs », Paris, 1991.
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2.
Cristina Heiniger-Freire, « Texte d’inauguration de l’Institut bell hooks-Paulo Freire », Paris, juin 2018, Emancipaeda.Hypotheses.org.
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3.
Heinz-Peter Gerhardt, « Grands pédagogues : Paulo Freire », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation comparée, sept.-déc. 1993, vol. XXIII, no 3-4. Pour une présentation plus exhaustive de cette question, lire Irène Pereira (dir.), Anthologie internationale de pédagogie critique, op. cit.
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4.
Paulo Freire, Pedagogia da Esperança, São Paulo, Paz e Terra, 1992.
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5.
Pédagogue français, Célestin Freinet (1896-1966) fut, avec sa compagne Élise (1898-1983), à l’origine de propositions pédagogiques en opposition avec l’enseignement traditionnel et destinées en priorité aux enfants des classes populaires. Pédagogue, médecin, psychiatre, philosophe et féministe italienne, Maria Montessori (1870-1952) a donné son nom à une pédagogie dont l’influence s’est étendue au monde entier. Ces figures sont emblématiques du mouvement dit d’« éducation nouvelle ». [nde]
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6.
Ira Shor et Paulo Freire, Medo e Ousadia, São Paulo, Paz e Terra, 1986 (GestaoEscolar.DiaADia.pr.gov.br).
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7.
Dialogue entre Paulo Freire, Donaldo Macedo et James W. Fraser, « Educar al educador. Un diálogo crítico con Paulo Freire », in Paulo Freire, El Maestro Sin Recetas, Buenos Aires, Siglo XXI Editores Argentina, 2016.