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Deux entretiens sur la première édition de « La Trahison des éditeurs »

À l’heure où les médias n’en finissent plus de fusionner avec le grand capital, dans ce grand empire de l’écrit qui se vend, les éditions Agone rappellent ce qu’indépendance éditoriale veut dire. Deux entretiens avec Thierry Discepolo, qui dressait déjà, en 2011, dans La Trahison des éditeurs un portrait au vitriol de l’édition française.

— Qu’est ce qui t’a poussé à écrire La Trahison de éditeurs ? Pourquoi ce titre ?

— Si on prend le verbe « pousser » à la lettre, la réponse ne peut être que « Vingt ans d’édition »... Quant au titre, c’est une reprise du classique de Julien Benda, La Trahison des clercs (1927).

Maintenant, au-delà de la formule et du pied de la lettre, ce livre revient sur les croyances au fondement du métier d’éditeur mis à mal par ses représentants les plus autorisés. Des croyances qui n’ont rien de marginal : elles sont fixées dans la loi, dite « Lang », sur le « prix unique » du livre, qui n’est pas « un produit marchand banalisé [… mais un] bien culturel qui ne saurait être soumis aux seules exigences de rentabilité immédiate ».

Mais ces croyances sont bien plus anciennes : le livre comme vecteur de connaissance et cause de changement social—les écrits des philosophes du XVIIIe siècle n’ont-ils pas été jugés responsables de l’échauffement obscène des esprits qui a débouché sur la Révolution française ? Et l’on doit parler de trahison parce que même l’édition la plus commerciale dépend du partage de ces croyances : à commencer par les métiers du livre, où vocation et auto-exploitation sont la règle, dans un univers symbolique dominé par le déni d’argent.

— Comment analyses-tu le rachat de Flammarion par Gallimard ?
— C’est l’objet de la préface que je viens de donner à l’édition espagnole de La Trahison des éditeurs [1]. Disons seulement que cette concentration majeure dans l’édition française relève d’un processus normal, qui n’a rien de propre à l’édition ni à la France. Le plus intéressant reste l’attitude de l’essentiel de la presse, en particulier « littéraire » et professionnelle, Livres Hebdo en tête. Les mêmes qui avaient tempêté dans leur verre d’eau sur les dangers de la reprise par Hachette de Vivendi Universal publishing (recomposé sous le nom de « Editis »), louent ce rachat par Gallimard comme une victoire de l’indépendance éditoriale et de la culture française (Flammarion était propriété d’un groupe italien).

Seul couac dans ce concert unanime du bourgeonnement d« “indépendance » : Actes Sud, qui avait valorisé son capital en en cédant un bon quart à Flammarion voilà une dizaine d’années, tiendrait à le racheter à Gallimard… L’indépendance n’aurait donc pas le même goût selon le côté où l’on se trouve ?

— Quelles sont les conséquences concrètes, notamment en termes de qualité des livres publiés, de ces processus de concentration ?

— Du point du vue du livre comme instrument d’émancipation, la qualité des titres publiés n’est pas primordiale. On doit constater qu’une régression sociale et politique sans équivalent coexiste actuellement avec la plus grande diversité de livres offrant les meilleures démonstrations sur les méfaits de la mondialisation libérale, la dictature des marchés, le productivisme, l’explosion des inégalités, l’érosion des libertés, etc. Tandis que, de fait, certains de ces livres sont publiés par les grands groupes d’édition qui jouent un rôle de premier rang dans la perpétuation de l’ordre social où nous vivons. Quand l’édition du savoir critique ne renforce pas la position des acteurs sociaux qui le produisent pour changer le monde, la qualité des livres est un point de tricot.

— Quelle place y a-t-il pour des éditeurs comme Agone dans le paysage éditorial actuel ?

— La place que ces éditeurs voudront prendre et se faire… Dans une situation qui n’a peut-être jamais été aussi favorable : la tendance dominante, résultat de la pression des logiques de profit et de groupe, étant à l’abandon des domaines du savoir critique. Il y a de quoi faire œuvre utile : du moment qu’on échappe, d’un côté, à l’opportunisme qui nourrit les marchés de la contestation (réformiste ou radicale chic) ; de l’autre, aux versions misérabilistes du militantisme (où le purisme dissimule l’impuissance).

Entretien paru dans la Gazette des 10 ans de la librairie Quilombo en automne 2012 .


— Quelle a été l’ambition à l’origine de l’écriture de ce livre ?

— Montrer que la plus grande partie de l’édition est, au même titre que les autres médias, un instrument de propagande au service des dominants. Et rappeler que le livre fut à l’origine un vecteur de connaissance et la cause de changements sociaux. Les écrits des philosophes du XVIIIe siècle ne sont-ils pas encore jugés responsables de l’échauffement obscène des esprits qui a produit la Révolution française ? Ces croyances sont à la base du métier d’éditeur, détourné par ses représentants les plus autorisés.

Pourtant, même l’édition la plus commerciale dépend de cette conception idéaliste : à commencer par les métiers du livre, où la vocation et l’auto-exploitation sont la règle, dans un univers symbolique dominé par le déni d’argent. Et elles n’ont rien de marginal : elles sont fixées dans la loi, dite « Lang », sur le « prix unique » du livre comme « un bien culturel qui ne saurait être soumis aux seules exigences de rentabilité immédiate ».

— Comment avez-vous pu mener une telle enquête ? Quelles ont été les étapes de la rédaction ?

— À proprement parler, plutôt qu’une « enquête », j’ai surtout pris de notes, au fil de mon quotidien d’éditeur, pendant une demi-douzaine d’années, comme une activité réflexe, presque sans y penser : collecter des articles, résumer des conférences… Travail automatique complété, au moment de la rédaction, par un comptage systématique de la présence de tel livre (de tel éditeur) dans les supermarchés, les Relays, et dans une sélection de médias.

Toutefois, les premières pages que j’ai écrites (sur ce que je n’avais pas encore appelé « trahison des éditeurs ») ont d’abord fait l’objet d’interventions publiques ou sont parues sur des blogs : analyses de telle ou telle situation exemplaire, de tel personnage emblématique du fonctionnement (ou plutôt du dysfonctionnement) de l’édition. Ce que je continue d’ailleurs de faire, par exemple à propos du rachat de Flammarion par Gallimard, sur le site Acrimed.

— Quelle nécessité y a-t-il d’opposer petite et grande édition ?

— D’abord, ne pas confondre les verbes « grandir » et « grossir »… Maintenant, cette opposition est le plus souvent pertinente pour différencier une production artisanale du niveau industriel de l’édition au stade du capitalisme financiarisé — avec les effets souvent décrits : perte de qualité, diktat du commercial sur le contenu, etc. Mais on ne manque pas de « petits éditeurs indépendants » qui font, en petit, comme les « grands » : des livres sans âme ni raison, à peine écrits par des auteurs, aussi vite édités que vite (et beaucoup) vendus – et vite oubliés.

— En quoi cette analyse très précise du paysage éditorial français est-elle susceptible d’intéresser tous les lecteurs ?

— Parce qu’en l’occurrence le domaine traité, l’édition, est moins important que la démonstration dont il fait l’objet dans ce livre : la manière dont on organise un métier est déterminante pour comprendre son rôle social. Si cette analyse du monde social porte sur l’édition, c’est parce que c’est le domaine professionnel que je connais le moins mal. Mais, sur ce modèle, chacun devrait pouvoir faire la même chose à partir de son propre métier. C’est ce que Pierre Bourdieu a appelé une « socio-analyse » : l’analyse des dispositions qu’on a héritées, de la manière dont la vie qu’on a menée les a transformées et fixées, pour atteindre une position dont il faut regarder les effets ici et maintenant : notre rôle social.

— Ce livre dresse un portrait peu reluisant d’Actes Sud, qui, pour nous, lecteurs lambda, semble pourtant plus proche de la petite édition, moins capitaliste et plus engagé… N’avez-vous donc peur de rien ?

— Dans ce monde de la culture où tout le monde semble avoir peur de tout, on donne très vite l’impression de n’avoir peur de rien… Les « lecteurs lambda » ont tout à fait raison de tenir Actes Sud pour le modèle de la petite édition indépendante : cette image a été fabriquée sur mesure et elle est au cœur de la stratégie commerciale du fondateur. Ce qui n’empêche pas l’héritière, actuellement à la tête de la holding Actes Sud, d’avoir été élue « Femme d’affaires de l’année 1991 » par Veuve-Clicquot [2]. Ni le « petit éditeur en région » d’avoir reçu un prix Nobel deux ans avant son premier Goncourt en 2004 (le dernier cette année) et, pour l’année 2009, trente-cinq prix littéraires. Récompense normale pour un groupe éditorial qui est désormais, en nombre de maisons absorbées, le quatrième en France, derrière Hachette, Editis et (depuis peu) Gallimard.

— Quel serait le monde idéal de l’édition ? Un autre monde est possible ?

— Le monde idéal de l’édition ne serait qu’un recoin du monde idéal : où le profit ne dicterait pas sa loi ; où le « métier » d’actionnaire n’écraserait pas tous les autres ; où les décisions politiques et la distribution des richesses ne se feraient pas en fonction de la propriété du capital. Et si je ne croyais pas qu’un autre monde soit possible, j’aurais postulé comme directeur de collection chez Actes Sud… Ou même, plutôt, je me serais converti au bouddhisme pour me retirer dans une ferme, avec des toilettes sèches, et y cultiver du bio…

Propos recueillis par Joanna Selvidès et parus le 27 novembre 2012 dans Ventilo.

Du même auteur, sur les mêmes thèmes, lire
— « Pratiques éditoriales depuis les années 1980 (I) Hugues Jallon : de La Découverte au Seuil, allers-retours » et « (II) Les fleurs et les fruits de la lutte du Seuil contre le grand capital »

— « Édition : les cercles vertueux de la grande distribution », Acrimed, 19 septembre 2011.

Notes