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Entre deux sociétés antithétiques : l’humaine et l’inhumaine

Moderne Cassandre, Alain Accardo martèle la bassesse et l’arrogance des élites politiques, économiques, intellectuelles, pilonne la soumission de leurs valets médiatiques, chercher à ébranler nos mœurs absurdes et nos lâchetés que même l’énormité et l’urgence de la catastrophe laissent indifférentes. Vitupérant en moraliste du Grand Siècle, Alain Accardo nous accable dans l’espoir qu’on se jette enfin tous et toutes corps et âme pour que change radicalement la marche de ce monde condamné.

Nos ancêtres, dont les habitudes valaient bien les nôtres, demandaient volontiers au Ciel de leur venir en aide dans toutes sortes de circonstances, en particulier lorsqu’ils tombaient malades. Entre autres demandes, ils adressaient à Dieu une « prière pour le bon usage de la maladie », avec le souci, éminemment louable, de profiter de la suspension par la maladie de toutes les urgences de la vie ordinaire (celles des gens bien portants) pour réfléchir sur eux-mêmes et sur le monde.

Même s’il est douteux que ces efforts bien intentionnés pour rentrer en soi-même aient été suivis dans tous les cas d’un progrès effectif en matière de vertu, du moins convient-il de les saluer comme l’expression d’une volonté réelle de comprendre son propre état, de maîtriser ses propres pratiques et par là d’aller à l’essentiel.

Un tel comportement était de nature à valoriser ceux qui l’adoptaient et il faut hélas que nous ayons beaucoup perdu en estime de nous-mêmes pour que nous ne soyons même plus capables de nous regarder en face et de réfléchir à ce que nous sommes devenus. Ce n’est pas que nous manquions de temps ni d’occasions pour le faire. Les humains sont plus accablés de maux de toutes sortes et plus fatals, qu’à aucun autre moment peut-être dans l’histoire. Nous n’avons plus besoin d’attendre de tomber malades, nous sommes plongés en permanence et sans discontinuer dans un état de crise multiforme qui, par endroits et par moments s’apparente à une agonie. Il ne se passe de mois qu’une catastrophe nouvelle ne vienne ici ou là confirmer, par de nouveaux dégâts et de nouvelles souffrances, que le mal est profond, structurel, systémique et qu’on ne peut s’en débarrasser ni par de simples mesures ponctuelles, ni par l’administration de remèdes douteux ou d’expédients qui n’ont jamais été à la mesure du mal. À telle enseigne que, pour la première fois sans doute, l’espèce humaine en arrive à s’inquiéter sérieusement pour sa survie sur Terre.

On a une illustration significative de cette impuissance face au mal, avec la situation créée en France (pour s’en tenir à notre seul pays) par la campagne 2022 de l’élection à la présidence de la République. Cet épisode important de la vie politique prend place dans un contexte marqué par les effets éprouvants, tant physiquement que moralement, d’une pandémie qui n’est pas encore terminée et a profondément perturbé les existences individuelles et collectives de toutes les populations.

Les effets de la pandémie sont venus accroître l’angoisse engendrée par le bouleversement de plus en plus évident du climat, l’épuisement des ressources et la transformation manifestement imparable de l’écosystème terrestre, avec les conséquences incalculables que cela a d’ores et déjà commencé d’entraîner dans tous les domaines. Tous les crédos, tous les dogmes, tous les repères, toutes les perspectives en sont brouillés, obscurcis, ébranlés pour le moins, tous les destins en sont rendus problématiques. Tout vacille, se désintègre ou s’effondre.

Tout, sauf… l’hallucinante assurance du système capitaliste mondialisé et l’arrogance de ses dirigeants de toute envergure ; tout, sauf la certitude imbécile de ses « élites » d’avoir fait le bon choix en faisant celui de la puissance matérielle et financière, celui de la croissance à l’infini et de l’enrichissement en capitaux divers ; tout, sauf le refus obstiné de remettre en question le désordre établi, d’interroger les fondements des inégalités abyssales qui condamnent la majorité des gens à une existence constamment menacée, frustrée et débilitante, incommensurable avec les avantages toujours plus exorbitants des minorités privilégiées égoïstement retranchées dans leur entre-soi, à l’abri de leurs codes, de leurs caméras et de leurs CRS.

Jamais autant qu’aujourd’hui le choix n’a été aussi clair entre deux sociétés antithétiques : l’humaine et l’inhumaine.

Une campagne électorale pour présider à la vie d’une nation comme la France, voilà qui devrait pourtant fournir un cadre idéal à tous ceux et celles qui briguent le pouvoir suprême, l’occasion d’adresser au Génie de la République une prière pour le bon usage du pouvoir de diriger ses semblables et de leur enseigner qu’on peut faire du monde autre chose qu’une galerie marchande et de sa vie autre chose qu’une succession d’emplettes visant à convertir incessamment de l’argent en plaisirs et des plaisirs en argent, comme c’est aujourd’hui le désir d’à peu près l’ensemble du monde « civilisé »… avec les résultats que l’on sait.

Imagine-t-on les débats que cela susciterait entre candidats et entre chapelles, le niveau des controverses, la force symbolique qu’acquerraient les confrontations des différents points de vue et le bénéfice qu’en retireraient la plupart des citoyens. Là, on aurait peut-être une possibilité d’aller davantage au fond des choses. On verrait certainement du même coup l’abstention dégringoler et la ferveur démocratique se rallumer.

Mais ce miracle ne se produira pas, pour une raison fondamentale : il impliquerait une révolution de l’appareil de l’information que la majorité des journalistes salariés par les milliardaires ou par l’État libéral, sont incapables d’assumer ou même de concevoir.

Au lieu donc de la confrontation éclairée et loyale dont nous avons besoin, nous continuerons à nous voir imposer le spectacle d’une réalité regardée par le mauvais bout de la lorgnette et à subir cette mise en scène interchangeable, abusivement fait-diversière, économiste, politicienne et hystérisée, d’une rédaction à l’autre, qui tient plus du chauvinisme d’une tribune de supporters que du débat d’idées. Ce concert est orchestré par une presse picrocholine, imbue d’elle-même, hargneuse et fielleuse, faite par et pour des journalistes carriéristes, partisans tout entiers acquis à la sauvegarde du système qui les a produits et qui les nourrit, et plus enclins à tresser des couronnes aux « grands patrons » du monde libéral qu’à composer des philippiques ou des catilinaires contre leurs exactions.

En conséquence, à quoi bon se tracasser pour savoir qui on va élire de celui-ci ou bien de celle-là si, en définitive, à quelques variantes comportementales ou culturelles près, nos prétendantes et nos prétendants ne font que nous proposer la réédition du même scénario suicidaire et dément qui depuis maintenant des générations a poussé nos sociétés « développées » sur le chemin de la « croissance » productiviste (c’est-à-dire le capitalisme), là où nous en sommes.

Oui, à quoi bon, si ce à quoi l’on nous conduit, c’est au désastre généralisé, même repeint en Vert et qualifié de « soutenable » ? C’est une vraie question, non ? De quel droit l’escamoterait-on ? ou voudrait-on discréditer ceux qui la posent ? Au nom de quoi les banquiers, leurs avionneurs, leurs pétroliers, leurs cadres et leurs agents publicitaires médiatiques peuvent-ils continuer à polluer impunément les rivages et les esprits ?

Alain Accardo

Chronique parue sous le titre « Prière pour le bon usage d’une campagne » dans La Décroissance en avril 2022.

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et de son Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).