Au jour le jour

Entre Fanon et Camus. La voie étroite des « étudiants libéraux » (1)

De Bourdieu, Sayad a dit que toute sa sociologie « garde la marque de l’apprentissage initial » que fut pour lui la guerre d’Algérie. Entre 1958 et 1962, le jeune enseignant en philosophie à l’université d’Alger croise un groupe d’étudiants qui militaient au sein des « libéraux » ; parmi eux, Alain Accardo sera recruté avec Sayad pour des enquêtes de terrain sur le sous-prolétariat algérien. Alors que nous venons de rééditer les Interventions de Bourdieu et en attendant la parution de Combattre en sociologues qu’Amín Pérez consacre à sa rencontre avec Sayad, cette socio-analyse d’Accardo donne un portrait-type de ceux qui, au milieu de la guerre, ont pris parti pour l’indépendance de l’Algérie sans être inféodés aux mouvements nationalistes et en fondant leur projet sur une fraternité entre « Indigènes » et « Européens ».

À la rentrée d’octobre 1954, j’avais vingt ans et j’entamais ma seconde année de khâgne au lycée Bugeaud d’Alger. J’étais donc accaparé principalement par mon travail scolaire et, accessoirement, par quelques autres occupations moins austères. La nouvelle du soulèvement de la Toussaint, sans me laisser indifférent, ne me bouleversa pas sur le moment [1]. Elle ne me surprit pas véritablement non plus. À vrai dire, d’emblée mon rap- port à la guerre d’Algérie fut empreint d’une ambiguïté dont je ne crois pas être jamais sorti tout à fait et qui était, à mon sens, foncièrement liée à mon parcours personnel. La trajectoire que j’avais suivie jusque-là était en effet celle d’un déclassé que la promotion scolaire avait assez largement éloigné de son milieu originel, sans toutefois lui permettre encore de s’intégrer profondément dans son nouvel univers social. J’étais aux prises pratiquement, sans pouvoir le conceptualiser théoriquement, avec les problèmes classiques (c’est le cas de le dire) de la double culture, que vivent la plupart des parvenus culturels. En tant que produit du métissage social, je cumulais les avantages et les inconvénients, les vices et les vertus, bref les contradictions nées de ma double généalogie.

Pour aller vite, je dirai que, dans la mesure où je restais marqué, jusque dans les replis les plus profonds et les plus obscurs de ma personnalité, par les conditionnements précoces de mon enfance en milieu populaire, je tendais à réagir spontanément aux événements en « petit-blanc » imbu des droits et privilèges que lui conférait son appartenance au monde « civilisé » de la minorité européenne. J’étais donc plutôt enclin, tout au début, à juger sévèrement, et sans appel, la brutalité et la « barbarie » de la rébellion, retrouvant ainsi, à neuf ans de distance, le sentiment d’indignation qu’avait fait naître autour de moi et, par mimétisme, en moi la version officielle, et combien partiale, du soulèvement de 1945 à Sétif [2].

Mais au fur et à mesure des discussions que je pouvais avoir au sujet des événements de la Toussaint, il m’apparaissait de plus en plus que leur interprétation n’allait pas de soi. Aussi, récusant pour ma part l’attitude essentiellement affective et le refus de toute analyse véritable dans lesquels nombre de mes interlocuteurs commençaient déjà à s’enfermer, je devins plus réceptif aux arguments de ceux qui cherchaient à comprendre. Je n’étais peut-être pas en mesure de le formuler aussi nettement, mais j’éprouvais le sentiment grandissant que le privilège de faire des études et la prétention au savoir et à la culture avaient en contrepartie une sorte de devoir d’intelligence, une obligation de lucidité critique, à la fois intellectuelle et morale, à assumer en toutes circonstances de la vie réelle et pas seulement, de façon platonique, en face d’un sujet de dissertation ou dans une conversation de brasserie.

Non sans une grande présomption j’avais, depuis la classe de philo, fait mien le mot de monsieur Teste : « La bêtise n’est pas mon fort. » Nul doute que cette devise à l’indicatif n’ait été pour moi un impératif, et qu’en me poussant, si peu que ce fût, à imiter mon modèle elle n’ait contribué à me faire réfléchir à plus d’une question qu’avec moins de prétention à la distinction intellectuelle je ne me serais probablement pas posée. En jouant le personnage du « compos mentis », comme disaient les Latins, si je n’étais pas devenu « maître de mon esprit » et si j’étais bien éloigné d’avoir accédé à la « seigneurie de soi-même » du héros cornélien, du moins avais-je gagné à devenir un peu plus rigoureux intellectuellement et un peu plus exigeant moralement. Je fus ainsi conduit à me lier de préférence avec des personnes qui me paraissaient obéir à cette même pente et qui correspondaient le mieux à l’idée que je me faisais d’un esprit réellement cultivé. C’est sur ce chemin que je devais rejoindre le groupe des étudiants progressistes « libéraux » [3].

Je ne veux pas dire par là que mes réactions initiales d’hostilité aux revendications des Algériens étaient dic-tées par ce qui restait en moi du racisme « petit-blanc » répandu dans les milieux populaires européens d’Algérie, tandis qu’au contraire le bagage acquis grâce à mes études me portait à la compréhension et à la sympathie envers ces mêmes revendications. Les choses étaient un peu plus compliquées, et j’étais loin d’avoir des idées claires et des certitudes inébranlables, sur l’un ou l’autre plan. Mon équation personnelle était bien le produit de deux variables fondamentales, mais chacune d’elles avait eu des effets contradictoires. D’où l’extrême ambivalence de mon rapport au monde algérien qui m’entourait.

En effet, si mon origine sociale, « inférieure » mais européenne, m’avait imprégné d’arrogance et de condescendance envers les Arabes, que je pouvais inférioriser à mon tour, elle m’avait appris aussi la compassion à l’égard de ce sous-prolétariat en guenilles, affamé, illettré, qui quémandait un peu de travail et par rapport auquel, nous les prolos qui mangions tous les jours à notre faim, qui portions des vêtements usés mais propres, qui allions à l’école et qui recevions un salaire insuffisant mais régulier, nous aurions pu faire figure de nantis. L’effrayante misère de la masse des « indigènes », dont nous avions le spectacle devenu banal à force d’être quotidien, à la ville comme à la campagne, par moments me serrait le cœur et me faisait un peu honte ; par exemple quand je voyais, le matin, en partant pour l’école, des garçonnets de mon âge, pouilleux, loqueteux et faméliques, qui fouillaient les poubelles sur le trottoir pour en extraire des restes encore mangeables que les âmes les plus charitables, comme ma mère, enveloppaient de papier journal à leur intention.

Ce sentiment de compassion s’était accru à mesure que j’avais moi-même expérimenté les outrages de la pauvreté et le mépris de classe qui marquait les rapports entre Européens de condition différente, en Algérie tout autant qu’ailleurs. De telles blessures, qui laissent des traces profondes, m’ont sans doute aidé à deviner et à partager, par une sorte d’empathie, les sentiments et le ressentiment que les iniquités du régime colonial pouvaient engendrer chez des colonisés dont la condition matérielle et morale était, à bien des égards, celle qu’avaient connue les familles d’immigrés comme la mienne, une ou deux générations plus tôt.

Sur le plan de la formation scolaire, l’ambiguïté de ma situation n’était pas moindre. L’instruction et la culture dont je disposais en 1954 étaient encore bien insuffisantes pour me servir d’égide contre la bêtise et la haine qui ont submergé tant de mes pairs. Je n’avais pas encore acquis l’outillage intellectuel nécessaire pour interpréter correctement ce qui se passait. De ce point de vue, j’étais un spécimen assez représentatif de cette engeance que le moule scolaire des « humanités » façonnait trop souvent : le bon élève affligé de crétinisme. Mon niveau de conscience politique était à peu près nul. Plus exactement, ce qui m’en tenait lieu. C’était un mélange idéaliste et romantique de nobles sentiments, de vertueuses intentions et de pieux souhaits, assez digne de l’Enjolras des Misérables. Ma culture, scolastiquement acquise et orientée, était gravement lacunaire. Essentiellement littéraire, au sens restrictif du terme, elle était fortement influencée à la fois par ce que le lycée m’avait fait découvrir de la littérature classique et par la littérature moderne du XXe siècle, dont les œuvres majeures, de Gide et Malraux à Sartre et Camus, avaient contribué à modeler la vision de la jeune génération d’après-guerre.

Je dois dire que cette composante de la culture la plus légitime, sous forme d’une littérature très conceptuelle et intellectualisée, conjuguant le culte narcissique du moi et l’appel à l’« engagement » héroïque, stimulait assurément les jeunes esprits sans toutefois les aider – en tout cas pas moi – à réaliser, à l’instar des maîtres penseurs consacrés et admirés, l’entreprise d’inscrire leur souci individualiste et élitiste d’accomplissement personnel dans une histoire collective et dans des luttes de classe et de masse, comme celles du processus généralisé de décolonisation qui était partout en cours. Les classes de lettres et de philosophie programmaient leurs ouailles à la rigueur pour une forme de révolte métaphysique mais rarement pour une démarche révolutionnaire. Et le passage de celle-là à celle-ci était alors beaucoup moins évident qu’il ne devait le paraître aux rhétoriciens gauchistes de Mai 68.

Paradoxalement, du fait même de ma formation, j’étais assez bien instruit des démêlés des colonisateurs romains avec la rébellion du royaume berbère de Numidie, conduite par Jugurtha, au IIe siècle avant J.-C. ; mais il ne me venait pas à l’esprit de faire le moindre rapprochement avec un soulèvement dont les principaux foyers se déclaraient en Kabylie. De surcroît, l’histoire de France étant pour moi essentiellement hexagonale, celle de l’Algérie musulmane n’en faisait pas vraiment partie et je n’en savais que des bribes décousues, glanées au hasard de lectures qui évoquaient en passant une civilisation arabe brillante, répandue autrefois du Moyen-Orient à l’Espagne et grâce à laquelle les trésors de la culture gréco-latine s’étaient conservés fort heureusement jusqu’à nous ; mais là encore j’étais incapable de faire le lien entre cette civilisation arabe et la masse des Algériens que je voyais autour de moi, menant une vie plutôt misérable dans l’ensemble, et comme en marge de la nôtre.

Aux yeux du « miraculé scolaire » que j’étais, du petit boursier que l’École avait pris sous son aile, cette population pauvre paraissait un ramassis d’ilotes et de béotiens. Pis encore, prenant l’effet pour la cause, je considérais que la très faible scolarisation de cette population tenait au fait que les Arabes étaient congénitalement voués à une forme d’arriération dont même l’École républicaine, pourtant réputée accueillante et libératrice, ne pouvait les tirer, sauf exception. Comme beaucoup de métis culturels, je tendais à en rajouter dans le naturalisme méritocratique selon lequel l’École ne distinguait que ceux que leur intelligence native désignait à ses faveurs.

Mais si la filière des « humanités » classiques m’avait laissé à beaucoup d’égards dans un état de sous-équipement mental, elle m’avait permis toutefois d’acquérir des rudiments de culture humaniste qui, même si elle était plutôt déréalisante – il n’y était question que d’un Bien, d’un Beau, d’un Vrai, d’un Droit (« naturel »), d’une Vertu, aussi universels qu’intemporels et abstraits –, avait profondément marqué mon entendement et ma sensibilité en les nourrissant d’un bouillon idéologique vitaminé où les « morceaux choisis » de Platon et de Lucrèce avaient mêlé leurs sucs à ceux de Montaigne, de Descartes, de Rousseau, de Voltaire, de Diderot, de Kant et de quelques autres esprits subversifs et généreux.

Ayant toujours accordé le plus grand crédit aux enseignements de l’École, j’étais pénétré de leur vérité qui, avidement assimilée, m’inclinait spontanément à me comporter en adepte convaincu d’un rationalisme universaliste inspiré des Lumières et condensé dans le triptyque républicain « Liberté-Égalité-Fraternité » auquel je sentais bien que les petites gens de mon milieu étaient largement redevables. Bref, ma philosophie politique et sociale tenait à peu près tout entière dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Article de foi que j’avais la simplicité de prendre pour un constat indiscutable.

Mais si ma philosophie était encore sommaire conceptuellement, du moins me confortait-elle dans ma disposition à prendre parti pour les faibles, les offensés et les opprimés en me permettant de me réclamer, de façon parfois un peu grandiloquente, d’une millénaire tradition de philanthropia et de ce respect de la dignité humaine, en soi-même et en autrui, auquel les auteurs classiques n’avaient cessé de m’exhorter par un discours ininterrompu en français-latin-grec.

Dans le viatique que j’avais tiré de ce commencement de fréquentation des grands monuments de l’humanisme, il y avait aussi ce précepte que la grandeur d’âme et la noblesse du cœur, la « générosité » (au sens cartésien du terme) ne peuvent s’atteindre sans ascèse, sans lutte, sans refus des bassesses et des facilités, ni par conséquent sans danger. J’avais enfin retenu cette idée que le Bien a toujours partie liée avec une forme de beauté faite d’équilibre, de maîtrise, de mesure ; et que la vraie vertu, fuyant tous les extrémismes et tous leurs débordements, ne pouvait qu’obéir à la règle du « rien-de-trop » qui résumait pour moi l’idéal d’harmonie cher aux « kaloi kagathoi » (les gens bien et de bien de la Grèce antique) et finalement à tout l’art classique.

Bien que toutes ces notions, acquises de façon livresque, abstraite et un peu décousue, ne fussent pas parfaitement claires et distinctes dans mon entendement, elles n’en étaient pas moins déjà agissantes sur le plan émotionnel et affectif, où elles apportaient à certains élans aveugles et souvent désordonnés du cœur, le tempérament croissant de l’examen rationnel. Bien plus tard, mes études sociologiques devaient me permettre de mieux analyser les tenants et les aboutissants de ma formation littéraire, de mieux en comprendre les effets conscients et inconscients et en particulier les catégories de perception, de jugement et d’action dont elle m’avait doté. J’appris à en voir les limites, les lacunes et les contradictions. Mais, s’agissant de l’influence que les « humanités » ont pu avoir sur mes prises de position par rapport à la guerre d’Algérie, je ne peux honnêtement, tout bien pesé, que m’en féliciter. Sans le lest de cet embryon de culture, le risque eût été bien plus grand pour moi de céder à des dérives sociologiques détestables.

Il convient de mentionner enfin, au chapitre des influences positives, un facteur dont je n’avais aucune conscience explicite et dont je n’ai compris le rôle que plus tard (en 1961), en lisant ce que Sartre écrivait, dans sa Critique de la raison dialectique, au sujet du marxisme et des luttes de classes, à savoir qu’ils constituaient « l’horizon indépassable » de notre temps, « l’humus » de toute pensée et de toute action. J’ai compris après coup que, bien au-delà de l’agora universitaire, la réalité énorme et irréductible qui nous environnait de toute part, avec les affrontements de la guerre froide, le développement des luttes sociales et des mouvements de libération nationale comme la guerre d’Indochine (qui venait de se terminer, en mai 1954, par le coup de tonnerre de Diên Biên Phu), pesait sur tous les esprits et agissait comme un dissolvant des idées dans les têtes, en décomposant et recomposant la vision qu’on avait du monde et de son devenir. Mais cette influence sur ma propre perception des choses, je la subissais sans pouvoir en aucune façon la thématiser expressément. Et si je me réjouissais de la victoire des colonisés vietnamiens sur le colonialisme français, j’avais du mal non seulement à en imaginer la transposition en Algérie mais encore à admettre que les va-nu-pieds napolitains et les crève-la-faim siciliens dont je descendais fussent des exploiteurs à mettre dans le même sac que les gros colons à la Blachette et les grands armateurs à la Schiaffino. Je pensais la réalité sociale comme m’avait appris à le faire un enseignement littéraire qui faisait lar- gement usage de l’analyse psychologique traditionnelle mais qui répugnait à s’appuyer sur des sciences sociales encore sous-estimées. Je percevais la société comme un agrégat de relations interpersonnelles et nullement comme un système de relations objectives.

Telles sont, très schématiquement, les racines de ce que j’appelle l’ambiguïté de mon rapport au problème algérien.

(À suivre…)

Alain Accardo

Première partie d’un texte paru dans le livre collectif dirigé par Jean Sprecher, À contre- courant. Étudiants libéraux et progressistes à Alger. 1954-1962 (Bouchene, 2000), réédité dans un recueil d’Alain Accardo : Engagements. Chroniques et autres textes. 2000-2010 (Agone, 2011).

Associé à cette période, à paraître, d’Amín Pérez, Combattre en sociologue. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964)  ; et, qui vient de paraître, de Pierre Bourdieu, la réédition de ses Interventions. 1961-2001. Science sociale et action politique.

Notes
  • 1.

    Le 1er novembre 1954, jour de la Toussaint, plusieurs dizaines d’attentats sont commis en Algérie par des indépendantistes. Malgré le peu d’écho rencontré en France, cet événement n’en marque pas moins le début de la guerre d’Algérie. [ndlr]

  • 2.

    Le 8 mai 1945 à Sétif, la population descend dans la rue pour fêter une libération à laquelle est associée une demande d’émancipation de la puissance coloniale. Les autorités françaises répondent par la répression, qui fera des dizaines de milliers de morts. [ndlr]

  • 3.

    Ne me proposant pas d’aborder ici la question sociologique complexe de la délimitation et de la composition de ce groupe, je considère empiriquement que le label d’« étudiants libéraux » recouvre l’ensemble des individus qui se désignaient eux-mêmes ou se reconnaissaient sous cette appellation et dont Jean Sprecher évoque un certain nombre dans À contre- courant. Étudiants libéraux et progressistes à Alger (1954-1962), Bouchene, 2000. [Dans son livre sur « Bourdieu et Sayad dans une guerre de libération », cité en ouverture à ce texte, Amín Pérez définit les libéraux comme « une mouvance de gauche qui rassemblait plusieurs tendances politiques progressistes prenant parti pour l’indépendance de l’Algérie sans pour autant être inféodée aux mouvements nationalistes, et fondant son projet sur une fraternité entre “Algériens” et “Européens“ », Combattre en sociologue, Agone, 2022, p. 12). ndlr]