Au jour le jour

Entre Fanon et Camus. La voie étroite des « étudiants libéraux » (2)

Il semble que, de la double série de déterminations que j’ai évoquée [dans la première partie de ce texte], ce soit la culture humaniste qui ait pesé le plus lourd, puisque finalement je me suis retrouvé dans le camp des sympathisants de la cause algérienne. On peut le penser, en évitant toutefois de tomber dans l’illusion rétrospective et téléologique qui, la mise en récit aidant, ferait de mon évolution une sorte de cheminement nécessaire, comme le cours d’une rivière que chacun de ses méandres rapproche inéluctablement de la mer.

D’abord parce que, les idées étant dépourvues de force intrinsèque, les « humanités », à elles seules, ne rendent pas inévitablement plus humain. Ensuite parce qu’il en va de l’histoire individuelle comme de l’histoire collective. Son cours est imprévisible, jamais fatal, non pas par absence de détermination mais par excès de détermination. Trop de variables interviennent en même temps et interfèrent les unes avec les autres.

Ma démarche aurait pu prendre un autre cours. J’aurais très bien pu devenir un partisan de l’« Algérie française » et hurler avec les ultras. Ainsi par exemple si j’étais devenu instituteur de village en 1955, au sortir de la khâgne, comme j’envisageais de le faire à défaut d’obtenir un poste de maître d’internat pour financer mes études ; ou si même j’avais obtenu ce poste dans un lointain lycée de province et non pas au lycée franco-musulman d’Alger, j’aurais probablement vécu dans un tout autre milieu, j’aurais été soumis à d’autres influences, d’autres attractions et je n’aurais pas fait certaines rencontres qui furent pour moi de grande importance. Car, comme toujours quand on est porteur de postulations multiples et contradictoires, c’est l’expérience vécue qui tranche, en accumulant, à petits pas, des déterminations ponctuelles, des « chiquenaudes » dont aucune, prise séparément, n’est décisive mais dont la somme oriente progressivement l’individu dans une direction donnée, où la part de contingence des nouveaux choix se rétrécit sous le poids croissant des choix antérieurs, jusqu’à ce qu’un seuil soit franchi qui rend le processus pratiquement irréversible. Je pense ici à telle ou tel de mes amis d’adolescence, qui me furent infiniment proches et chers et dont les pas se séparèrent des miens, « tout doucement, sans faire de bruit », parce que nous étions devenus, sans le vouloir, des étrangers.

En ce qui me concerne donc, rien ne me prédestinait à me ranger fatalement dans le camp des « libéraux » et je ne crois pas en avoir jamais pris expressément la décision. La chose s’est faite progressivement, à travers d’innombrables interrogations, doutes, indignations, écœurements et découragements. Mais j’étais sans cesse poussé, tiré, épaulé par les uns ou par les autres, plus lucides ou moins hésitants que moi ; et aussi par l’évolution objective même de la situation qui, en se radicalisant, faisait émerger, toujours plus clairement, les enjeux réels, les clivages fondamentaux et les véritables motivations des acteurs.

La première année de pionnicat que j’ai effectuée au lycée franco-musulman de Ben-Aknoun, en 1955-1956, me fut à cet égard très profitable. Dans le souvenir que j’en ai gardé, deux figures ressortent entre toutes qui, chacune à sa façon, ont grandement contribué à me faire réfléchir et avancer : mes deux collègues Ahmed A. et Claude A., le militant UGTA(-FLN) et le militant fascisant d’extrême droite. Tous deux également intelligents et dotés d’une solide culture politique et historique, passionnés, convaincus, courageux et combatifs. Mes discussions, amicales avec le premier, orageuses avec le second, m’ont poussé à faire des lectures, à m’approprier des analyses qui ont commencé à me tirer de mon imbécillité initiale. Je commençais à comprendre qui voulait quoi, par quels moyens et à quelles fins. Et mes sympathies se sont affirmées.

C’est également à ce moment-là que j’ai fait enfin connaissance avec l’histoire de l’Algérie et de ses rapports complexes avec la France, marqués continûment par la lâcheté, la complicité ou l’incurie des gouvernements français en face du sabotage systématique de toute mesure libérale par le clan féodal et l’administration colonialiste à sa dévotion. J’ai définitivement réalisé que la France avait une énorme dette de justice, d’honneur et de gratitude envers le peuple algérien, et qu’il était temps désormais de la payer. Mon appartenance à un groupe d’étudiants qui devait devenir le noyau actif des « étudiants libéraux » a fait le reste. Ce groupe m’a en quelque sorte tuteuré en assurant mon enracinement idéologique dans le camp progressiste, et il m’a fait découvrir la politique, au sens le plus noble.

Mais cette progression continue, qui se renforçait de ses propres acquis, n’allait pas sans interrogations dont certaines devaient vite se transformer en échardes lancinantes. La plus difficile, celle à laquelle d’ailleurs je n’ai jamais réussi à donner une réponse pleinement acceptable, concernait le recours du FLN à la violence aveugle du terrorisme. J’avais beau me dire qu’elle était une réponse ultime à la violence inerte et meurtrière des institutions coloniales qui avait opprimé et broyé, jour après jour, en toute légalité et impunité le plus souvent, la vie de plusieurs générations d’Algériens, je n’arrivais pas pour autant à admettre qu’un massacre d’innocents en justifiât moralement un autre.

Il n’y a pas lieu de revenir dans ces notes sur cette épineuse question qui est au cœur de la problématique des rapports entre la politique et l’éthique. Je l’évoque seulement pour dire qu’à partir du moment où les événements l’ont posée concrètement, et tragiquement, elle n’a cessé de me hanter et m’a plongé dans un malaise durable.

J’étais véritablement écartelé entre deux sentiments opposés que l’évolution de la réalité rendait toujours plus inconciliables. D’une part j’étais convaincu que la cause des Algériens était fondamentalement juste et en accord avec mes idéaux et que par conséquent il fallait la soutenir en allant, si nécessaire, jusqu’à revendiquer l’instauration d’un État algérien pluriculturel, laïque, démocratique et complètement indépendant de la France, faute de quoi la démarche « libérale » serait vouée, me semblait-il, à dégénérer en tartuferie. J’avais conscience que, dans cette voie, la question ne manquerait pas de se poser de la participation éventuelle à la lutte armée pour l’indépendance, mais je ne préjugeais pas la réponse.

D’autre part j’étais convaincu que notre devoir était justement de refuser la logique séparatiste de l’affrontement radical et définitif entre les deux communautés, d’être un trait d’union et de militer pour sauvegarder les chances de paix civile, même infimes, dans une Algérie toujours française mais réconciliée et reconstruite sur des bases nouvelles. J’oscillais sans fin entre Frantz Fanon et Albert Camus, et si finalement ma démarche fut plus proche du pacifisme un peu sentimental de celui-ci que du révolutionnarisme un peu doctrinaire de celui-là, ce fut pour une part, je pense, le fait d’un enchaînement de circonstances plutôt qu’un choix entièrement délibéré. Mais si précisément les choses prirent pour moi ce tour-là, c’est sans doute aussi que persistaient en moi, malgré moi, des barrages insurmontables. À mes yeux, prendre les armes contre les Algériens ou au contraire contre les Européens restait de toute façon deux extrémités également abominables, au-delà de toute argumentation. Je m’accrochais donc obstinément à l’espoir, chaque semaine un peu plus chimérique, que l’évolution de la situation ne conduirait jamais à de telles extrémités, alors que précisément le propre de la guerre, c’était de ne plus laisser le choix qu’entre ces deux extrémités. Et au fond de moi, je le savais.

Parmi mes amis, d’autres étaient pris dans le même dilemme que moi. Il nous arrivait d’en parler, mais pas trop. Peut-être parce qu’il n’y avait pas de réponse entièrement satisfaisante et qu’à trop ressasser notre malaise nous craignions de nous démobiliser ou d’affaiblir notre volonté de résistance à la marée montante de l’hystérie ultra. Beaucoup plus qu’au terrorisme du FLN, c’est à ce terrorisme-là, chaque jour plus affirmé, plus agressif et plus meurtrier, que nous avions affaire sur le terrain. Et nous étions résolus à ne pas y céder.

Je dois confesser à ce sujet que l’un des aspects les plus pénibles de la terrible expérience que nous avons vécue pendant toutes ces années a été pour moi de vivre la peur au ventre, et dans la honte d’avoir peur. Un jour de mai 1956, j’ai rencontré, devant la fac, R. P., le jeune prof de philo de la khâgne que j’avais quittée l’année précédente. Nous parlâmes évidemment de la situation, du vent de folie qui s’était emparé des Européens depuis le départ de Soustelle [1], et il m’apprit qu’il venait de demander sa mutation en métropole. De ses explications j’ai gardé en mémoire une phrase qui résumait ce que je ressentais déjà moi-même, sans savoir le formuler : « Je m’en vais parce que j’ai peur. Quand un régime condamne ses opposants à la peur viscérale et à l’humiliation permanente, c’est un signe sûr que le fascisme s’installe. Et je ne veux pas vivre dans un pays fasciste. »

Si pour ma part j’avais pu me faire muter en métropole, je crois que je l’aurais fait sans hésitation. La question ne se posant pas, je suis resté et j’ai continué à avoir peur et à avoir honte. Pour comprendre vraiment ce que je ressentais, il faut imaginer le climat de pathologie collective où peut s’enfoncer progressivement une population tétanisée dans sa bonne conscience et sa mauvaise foi et conduite à récuser sans nuance toute objection, d’où qu’elle émane, parce que le fait même d’accepter la discussion apparaîtrait comme un aveu de faiblesse, de lâcheté ou de trahison.

Un moment vint où quiconque se refusait à communier dans la haine et le mépris (tour à tour ou simultanément de l’Arabe, de l’Intellectuel, du Chrétien progressiste, de la Presse nationale, du Gouvernement, de la Démocratie, de l’ONU, etc.) ; quiconque ne partageait pas le délire généralisé de persécution et de vindicte et critiquait, si peu que ce fût, le vaudou frénétique savamment attisé et orchestré, en permanence, par les comploteurs civils et militaires, se désignait par là même à l’anathème, se condamnait à l’ostracisme et s’exposait à des représailles. Nous vivions dans ce climat de déchaînement passionnel où la moindre divergence d’opinion devient, au regard de l’intolérance triomphante, un crime capital. Telle une peste morale, l’horrible fléau de la guerre civile infectait les cœurs et les esprits, jour après jour, dans la ville malade. Irrémédiablement.

Je ne sais pas à quel point mes amis ont pu avoir peur. Pour la plupart ils me semblaient très courageux physiquement, et ils me communiquaient un peu de leur force. Je m’évertuais donc à faire face, malgré la crainte et le tremblement qui me tenaillaient la tripe. Crainte des coups, au début, peur des agressions et des attentats (y compris ceux du FLN), et puis, à mesure que les choses ont empiré, hantise d’être l’objet de mesures policières, d’être poursuivi, arrêté, torturé, tué.

Dans le processus rampant de fascisation engagé, quand l’arbitraire des « pouvoirs spéciaux » eut supplanté l’État de droit, tout était devenu possible, toutes les exactions, toutes les horreurs étaient à redouter. On pouvait assassiner quelqu’un ou le faire disparaître, en toute impunité, en lui logeant une balle dans la tête à un coin de rue ou en l’emmenant « en corvée de bois », dans l’indifférence du plus grand nombre et même avec l’approbation de beaucoup. Il n’y avait plus de recours, plus de garantie, plus de sécurité, pour des gens comme nous. La « disparition » de Maurice Audin, assistant à la fac de sciences, en fut une exemplaire illustration [2].

Nous étions véritablement au ban de notre communauté. J’en étais profondément conscient et cela m’accablait et me terrorisait. Je n’étais pas de la trempe d’Ahmed A., qui s’entraînait en prévision de futures séances de torture et que j’ai surpris, un jour dans sa chambre, s’enfonçant des bouts d’allumettes sous les ongles. Je ne me sentais pas du tout l’étoffe d’un héros et je craignais, si jamais j’étais soumis à la torture, de m’effondrer et de me renier. R. P. avait vu juste : c’était bien ça, le fascisme, cette volonté de réduire tout humain à la larve qui est en lui et qui veut « continuer à vivre et seulement vivre », comme dit Karamazov, au prix même de sa déchéance.

Non seulement je vivais dans la peur, qui pour beaucoup d’entre nous était devenue un mode d’être, mais je m’en voulais de ma lâcheté. Il ne se passait de semaine qu’un incident ou un autre ne vînt réactiver mon sentiment d’indignité, comme le jour où – c’est un simple exemple – une patrouille de paras, composée de trois hommes et un gradé baraqués et léopardesques, qui assuraient un contrôle routinier d’identité en haut de la rue Michelet, arrêta un homme, un Algérien, choisi de toute évidence pour son faciès, car sa tenue vestimentaire européenne (costume, cravate, lunettes fines) ne se différenciait guère de celle de beaucoup d’autres passants. L’interpellation eut lieu à quelques pas de l’endroit où je me trouvais. Le gradé demanda ses papiers à l’Algérien. Celui-ci sortit une carte d’identité de la poche de son veston et la tendit au militaire qui l’ouvrit, lut le nom et, sans doute confirmé dans sa conviction qu’il était bien en face d’« une graine de fell », laissa délibérément tomber la carte d’identité sur le trottoir. L’Algérien se baissa pour la ramasser et se releva sans mot dire. Alors, soudainement, l’athlétique gradé administra au malheureux, à toute volée, une paire de gifles qui le projetèrent contre le mur et firent voltiger ses lunettes. Cela fait, la patrouille reprit sa déambulation féline avec une morgue tranquille qui en disait long sur la connivence dont elle était assurée de la part de la foule qui se pressait rue Michelet et à qui les merveilleux paras venaient une fois de plus de démontrer combien virilement ils la protégeaient. Cet odieux incident me bouleversa doublement. D’abord parce que je ressentais intensément l’outrage infligé par une brute microcéphale à quelqu’un qui ne pouvait se défendre : la vision de ce malheureux reprenant, toujours en silence et les larmes aux yeux, ses lunettes brisées que j’avais ramassées à mes pieds sur le trottoir pour les lui rendre, me noue encore la gorge quand j’y pense. Ensuite parce que, si j’avais trouvé cette agression révoltante, je m’étais bien gardé de manifester extérieurement ma révolte. On pouvait certes comprendre ma lâcheté et même l’excuser. Elle n’en était pas moins humiliante. Et je pourrais poursuivre longuement la chronique de ces indignités ordinaires qui me rongeaient l’âme.

J’étais donc en permanence rempli de haine contre le système monstrueux et dégradant qui s’était mis en place, contre les féodaux et leurs complices qui le faisaient fonctionner, une fois de plus, à leur profit, sans la moindre concession, quitte à tout désintégrer. Et il me fallait me répéter constamment la formule socratique que « Nul n’est méchant volontairement » pour ne pas haïr en même temps ceux qui les laissaient faire, c’est-à-dire, à partir d’un certain moment, la grande majorité de cette population européenne déboussolée par sa propre peur et sa propre souffrance, de cette communauté des « pieds-noirs » – qui était la mienne, j’entends, celle des plébéiens – intoxiquée, fanatisée jusqu’à l’égarement, d’autant plus manipulée qu’elle conservait l’illusion de son libre arbitre en remettant son destin entre les mains de cliques factieuses pour lesquelles la guerre en Algérie n’était plus que prétexte à subvertir la République et à l’abattre.

Très rapidement, conformément à la logique binaire et manichéenne de la lutte (qui n’est pas inconditionnellement pour est contre, et réciproquement), le débat était devenu impossible, même avec des parents ou des amis d’enfance. On « évitait le sujet » pour ne pas se déchirer, ce qui néanmoins finissait toujours par arriver. Le rétrécissement de ma sphère de communication personnelle à un cercle toujours plus étroit d’intimes et d’interlocuteurs fiables m’enfermait dans une asphyxiante mentalité obsidionale : je me sentais cerné, piégé dans une situation sans issue ou plutôt dont l’issue risquait d’être fatale. En même temps et contradictoirement, j’avais le sentiment qu’il était de notre devoir de manifester notre refus de la politique stupide, meurtrière et ruineuse menée en notre nom, et d’expliquer les raisons de notre refus et de nos critiques en essayant de faire partager nos analyses à nos interlocuteurs.

Si cette forme d’action militante nous attira quelques sympathies, elle cristallisa sur nous beaucoup de haine et nous désigna clairement à la vindicte de nos adversaires. Aussi m’arrivait-il de me demander – et cette crainte n’était nullement délirante – qui aurait ma peau en premier, des poseurs de bombes du FLN ou des activistes ultras qui m’avaient traité de « sale fellouze » et dont certains m’avaient charitablement averti que, « roulant trop à gauche » sur mon scooter, j’allais avoir un « inévitable accident de la circulation ». Des incidents divers venaient constamment alimenter mon stress. L’un des plus angoissants assurément fut de recevoir une lettre de mes parents me demandant de ne pas retourner les voir dans ma ville natale, aux prochaines vacances, tant ils étaient alarmés par les rumeurs hostiles qui y circulaient à mon sujet et par la menace, qui leur était revenue aux oreilles, de m’« exploser la tronche » si je me « pointais dans les parages ».

Il est vrai que la capitulation peu glorieuse du pouvoir, en la personne de Guy Mollet, en face des manifestants de février 1956, à Alger, avait grandement encouragé les partisans des démonstrations de force. Un peu partout, la guerre développait des fantasmes de far-west : des « pieds-noirs » en nombre croissant affichaient des velléités « justicières », se procuraient des armes et n’hésitaient pas à proclamer leur intention d’en faire usage à l’occasion. Au début, nous tenions les menaces qui nous étaient adressées pour des rodomontades destinées à nous intimider, bien dans le style hyperbolique et machiste cher aux populations méditerranéennes. La suite devait montrer, hélas, que toutes les menaces proférées ne relevaient pas du seul folklore.

Il y avait toutefois un aspect positif à cette situation d’exil intérieur : la qualité des liens qui se tissaient entre ceux qui pouvaient encore communiquer. Sans ces liens d’amitié intense, sans cette fraternité militante qui se développait entre nous, la vie quotidienne aurait été insupportable. Personnellement, je crois que mon appartenance à ce petit groupe des « étudiants libéraux », et plus précisément à sa fraction la plus éclairée, la plus cultivée et la plus mature, m’aura évité le pire.

Bien sûr, pour qui avait, comme moi, à peine plus de vingt ans et était à bien des égards un privilégié, même les horreurs et les tourments de la guerre ne pouvaient abolir totalement ce qui restait de plaisir et de douceur dans notre vie quotidienne. On a suffisamment dit et redit, de mille façons déjà, ce bonheur de vivre « là-bas », sur les bords de notre mer « au sourire innombrable », pour me dispenser d’entamer à mon tour ce lamento nostalgique. Je me bornerai à évoquer une chanson de Nino Ferrer, qui m’émeut profondément parce qu’elle traduit à sa façon ce que je ressens à ce sujet : « Tant pis pour le Sud, c’était pourtant bien... »

Non, je veux seulement souligner que c’est au cours de ces années de malheur, malgré, ou à cause de la chape de plomb qui s’appesantissait sur cette ville d’Alger saisissante de beauté et dont j’étais amoureux, que j’ai réalisé, au sein de ce clan fraternel, des progrès en matière de culture intellectuelle et artistique qui ont sans doute bien contribué à ma survie spirituelle. Aux charmes familiers du monde sensible, s’ajoutait désormais le plaisir plus subtil et plus nouveau d’accéder à l’intelligible.

Si, comme je l’écrivais plus haut, le déclenchement de la guerre en 1954 ne produisit pas chez moi un bouleversement immédiat, les effets n’en furent que plus dévastateurs ensuite. Une fois la prise de conscience mise en route, je devais la pousser le plus loin possible, tout comprendre, tout réévaluer. Cette remise en question ne pouvait épargner tout ce que moi-même j’avais été, tout ce que j’avais fait jusque-là. J’entrai ainsi dans une crise profonde et durable que je résumerai en disant qu’elle m’a fait passer du stade esthétique où je m’étais complu durant ma joyeuse adolescence, au stade éthique de la vie adulte et responsable, du devoir tellement agréable de se faire plaisir, au plaisir, grave et un peu austère, de faire son devoir.

Une telle « conversion » a généralement un coût élevé. Le temps « perdu » dans mes études en fut un aspect. Certes, au début de mon pionnicat, le fait de me retrouver libre de mes mouvements, et surtout argenté comme jamais je ne l’avais été, m’avait un brin tourné la tête. Mais quand ensuite, ayant appris à mieux gérer mon temps et mon argent, j’ai voulu me remettre au travail, en 1956-1957, pour terminer ma licence de lettres classiques, il y avait quelque chose de détraqué dans la mécanique. Comment pouvais-je sérieusement m’intéresser à la question de « l’assimilation de la nasale labiale “m” à la fricative dentale “s” en latin » alors que je me débattais dans la lente et irrémédiable implosion de mon ancien univers ? J’avais peut-être tort. Être capable, comme Candide, de cultiver son petit arpent au milieu des cataclysmes est une forme de grandeur héroïque. La raison me commande de voir les choses ainsi, avec le recul. Mais honnêtement, dans le fond, je persiste à douter que la plupart de ceux qui, lorsque le monde vacille et que le pire menace, continuent imperturbablement à se préoccuper de leurs seules entreprises personnelles, aient jamais fait preuve du moindre héroïsme.

Une des conséquences majeures de ma crise, sur le plan privé, fut la décision de me marier, en 1958, et d’entreprendre sérieusement des études de philosophie et de sociologie. C’était une façon de m’engager dans une démarche plus constructive que tout ce que j’avais fait jusque-là et donc de reconnaître déjà que mon engagement politique était dans l’impasse.

À partir de mon expérience personnelle, j’ai tendance à penser que notre action en tant que « libéraux » a été beaucoup plus un travail sur nous-mêmes que sur le monde qui nous entourait et auquel nous n’avons pu changer grand-chose. Cela même qui faisait la valeur, et même la grandeur de la démarche « libérale », en faisait l’irrémédiable faiblesse : c’était une position plus morale que politique. Certes une position morale qui reçoit l’adhésion du grand nombre devient-elle par là même une force politique. Mais en l’occurrence l’exigence morale ne pouvait séduire qu’une minorité éclairée, condamnée à effectuer des actes symboliques de portée réduite, incapables de toucher le grand nombre.

J’avais fini par comprendre – sans avoir lu les théoriciens révolutionnaires – que pour se battre efficacement il faut « le nombre et l’organisation ». Nous n’avions ni l’un ni l’autre. Ni effectifs ni structure. Nous n’étions qu’un groupuscule de bonne volonté, une minorité de résistance et de témoignage, hétérogène, sans doctrine, sans programme, sans stratégie, sans perspectives claires, sans unité, sans chef, sans Dieu, sans rien de ce qui est nécessaire à un combat politique efficace et de longue haleine. Il y avait bien, dans l’establishment algérois, une tendance « libérale » à laquelle nous aurions pu, peut-être, nous associer. Mais ses membres, qui évoluaient dans les hautes sphères de la politique, de l’administration et des Églises, ne s’intéressaient pas à nous. Notre seul ciment réel, c’était notre commun refus de l’ordre « Algérie française », c’est-à-dire de l’Algérie sans Algériens, de l’Algérie colonialiste et féodale ; et la haine que nous vouaient ses partisans, aux yeux de qui nous n’étions qu’un ramassis de « traîtres » et de « fellaghas » à honnir et à éliminer. Nous étions animés d’un même sentiment de révolte contre l’intolérable, mais nous n’avions pas les moyens d’imposer notre présence sur la scène publique et de faire entendre notre filet de voix.

Seuls des actes de grande portée symbolique, pensais-je alors, pouvaient obtenir ce résultat. C’est ainsi qu’au début de 1958 l’idée me vint d’une grève de la faim, que nous aurions pu organiser dans un lieu public, afin de remuer l’opinion en allant, s’il le fallait, jusqu’au sacrifice suprême. J’étais personnellement suffisamment exalté, et désespéré, pour cela et je croyais, naïvement, qu’il y en aurait beaucoup d’autres. J’étais d’avis qu’en face d’adversaires disposant d’une force énorme il fallait frapper des coups démesurés, se comporter en héros stendhaliens et tout jeter dans la balance, y compris sa propre vie, pour rompre de façon éclatante avec la bassesse, les prudences et le pharisaïsme d’un milieu intellectuel attentiste et de plus en plus ouvertement acquis à l’idéologie ultra. Je me mis donc en campagne. L’accueil plus que réservé fait à ma proposition par les uns et les autres, d’Alger à Paris, devait me convaincre que je faisais fausse route. Fatigué, découragé, je ne fus jamais, je crois, aussi près qu’à ce moment-là de prendre la décision de rejoindre les rangs des « rebelles » et de mettre ainsi un terme à l’ambiguïté de ma position. Mais je ne la pris pas. Trop de choses en moi s’y opposaient, qui me vouaient à rester un être double et partagé, jusqu’au déchirement.

Rétrospectivement je me suis félicité de n’avoir pu entraîner qui que ce fût dans ce projet suicidaire de grève de la faim, qui n’aurait même pas réussi à faire de nous des martyrs puisque, selon toute probabilité, nous aurions été à la fois reniés par la communauté « pied-noir » et ignorés par la communauté algérienne qu’il n’était plus possible désormais de rejoindre autrement qu’en épousant radicalement son combat. J’ai donc poursuivi sur le terrain, avec mes amis, notre petit bricolage apostolique de missionnaires sans Église ni Évangiles, prêcheurs un peu dérisoires de paix, de fraternité et de justice voués à des actions rituelles (réunions, motions, proclamations, maintien de contacts amicaux avec l’Union des étudiants musulmans algériens, etc.), aussi nobles, courageuses et louables que routinisées et le plus souvent privées de véritable retentissement [3].

Appelé sous les drapeaux en novembre 1961, je quittai, la mort dans l’âme, Alger où je laissais en pleine tourmente ma femme, mon fils et mes amis. Deux ans après, à ma libération, l’Algérie était devenue indépendante. Le pays était dans un état chaotique, bouleversé et traumatisé par près de huit années de guerre et par l’exode massif des Européens. Pour ma femme et moi, la question ne se posait même pas de savoir si nous devions rester. Notre décision était prise depuis longtemps. Nous fîmes une demande de postes d’enseignement en coopération. Notre demande fut acceptée. Un travail énorme, épuisant mais exaltant nous attendait. L’enthousiasme qui m’habitait était, fort heureusement, suffisamment grand pour endormir la souffrance qui s’était insinuée en moi, fêlure définitive dans le cristal de ma joie, et sentiment, toujours vivant depuis, d’une perte irréparable en même temps qu’inévitable. « Tant pis pour le Sud... On aurait pu vivre... »

Il faut se rendre à l’évidence : en tant que mouvement « libéral » estudiantin, nous n’avons pu peser le moins du monde sur le cours des événements, ni en Algérie ni en France. Ce sont les circonstances qui ont pesé sur nous. C’est pourquoi sans doute les historiens nous ont ignorés. Écume sur la vague. Mais notre objectif n’était évidemment pas d’entrer dans l’histoire. Pour la plupart, nous n’avions même pas conscience de vivre des changements historiques. La guerre nous est tombée dessus et nous a plongés dans une tragédie à laquelle nous n’étions pas préparés à faire face. Quand on a entre vingt et vingt-cinq ans et qu’on est encore à l’école, il n’est pas facile de trouver la bonne réponse aux questions explosives posées par la réalité. Chacun a bricolé la sienne avec les moyens du bord, dans l’urgence, la confusion et la douleur. Notre réponse « libérale » fut ce qu’elle fut. Elle aurait pu être plus glorieuse ou plus généreuse. Et elle aurait pu être moins honorable. On ne saurait rougir ni se vanter d’avoir essayé de faire ce qu’on estimait être son devoir. Mais notre combat mérite qu’on s’en souvienne, ne serait-ce qu’en mémoire de ceux de nos amis à qui il a coûté la vie.

Si j’accepte d’en parler aujourd’hui, des décennies après avoir « tourné la page », c’est parce qu’avec le recul, et compte tenu de l’évolution du monde qui a eu lieu depuis, j’ai mesuré que l’attitude de résistance qui fut la nôtre, au nom d’un humanisme rationaliste que nous prenions au sérieux, était plus qu’une péripétie marginale ou locale ne concernant qu’une petite minorité d’individus dans le contexte de la guerre d’Algérie, mais qu’elle s’inscrivait dans un combat séculaire, dont nous étions seulement les acteurs du moment et qui continue encore aujourd’hui : celui qu’il faut mener en permanence pour construire une société vraiment humaine, contre les pesanteurs toujours renaissantes qui, sous des formes multiples, la tirent vers l’ornière. Et ce n’est évidemment pas le spectacle que nous offre aujourd’hui notre effrayante et affligeante société « postmoderne » où, dans un climat de consensus niais, invertébré et marécageux, la « rationalité » économique bafoue ouvertement les exigences de la raison, où l’« humanitaire » masque mal l’abandon de l’idéal humaniste et où le « réalisme » politique a répudié l’utopie, qui pourrait infirmer ce point de vue.

J’aime à penser que des combats modestes, circonscrits et anonymes, comme celui que nous avons livré, même s’ils semblent aboutir à un échec, contribuent un peu partout, aujourd’hui comme hier, à préserver les chances de faire émerger un véritable sujet, c’est-à-dire une communauté humaine dont les membres soient capables de se traiter les uns les autres comme des fins et non plus seulement comme des moyens.

À ceux qui ont aujourd’hui vingt ans, et en particulier à ceux qui ont le privilège (c’en est toujours un) de faire des études, il faut répéter que le devoir de résistance est encore, et pour longtemps, à l’ordre du jour. Le pire, on le sait, n’est jamais plus probable que lorsqu’on s’y résigne.

Alain Accardo

Deuxième partie d’un texte paru dans le livre collectif dirigé par Jean Sprecher, À contre- courant. Étudiants libéraux et progressistes à Alger. 1954-1962 (Bouchene, 2000) et réédité dans un recueil de textes d’Alain Accardo : Engagements. Chroniques et autres textes. 2000-2010 (Agone, 2011).

Associé à cette période, à paraître, d’Amín Pérez, Combattre en sociologue. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964)   ; et vient de paraître, de Pierre Bourdieu, la réédition de ses Interventions. 1961-2001. Science sociale et action politique.

Notes
  • 1.

    Le 7 février 1956, le gouverneur général Jacques Soustelle est rappelé en métropole après l’arrivée du socialiste Guy Mollet à la tête d’un nouveau gouvernement ; le départ de ce partisan de l’intégration et adversaire résolu du FLN sera l’occasion de scènes de soutien hystériques à Alger. [nde]

  • 2.

    Arrêté par des parachutistes en pleine « Bataille d’Alger », le jeune mathématicien et militant communiste n’a jamais été revu. L’acharnement de sa famille et de personnalités engagées (comme l’historien Pierre Vidal-Naquet) a permis d’établir – contre les versions officielles de l’armée – qu’il est mort sous la torture en juin 1957. [nde]

  • 3.

    Il a fallu attendre la fin de 1960 pour que nos initiatives trouvent un commencement d’écho positif dans la presse nationale. Mais il était déjà bien trop tard pour que cela changeât quelque chose au cours impétueux des événements qui conduisait implacablement l’Algérie française au chaos et à l’autodestruction radicale.