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« Gallimard et Actes Sud sont, à leur niveau, des acteurs zélés de la concentration éditoriale »

Dans La Trahison des éditeurs, qu’il réédite pour la seconde fois, le fondateur de la maison indépendante Agone, Thierry Discepolo, analyse les effets néfastes de la concentration de l’édition entre les mains de quelques grands groupes. Alors que la rentrée littéraire est bien entamée, et avec elle la course aux prix littéraires, nous avons jugé utile d’interroger l’auteur et éditeur de cet ouvrage.

— 321 romans français, dont 74 premiers romans et 145 romans traduits, sont sortis cette rentrée. Est-ce le signe d’une bonne santé de la littérature française ? Comment comprendre cette surproduction ?

— La plus grande partie de cette production étant destinée à être pilonnée (et le sera, pour une part, avant la fin de l’année), à moins de tenir le gaspillage pour une économie saine, la réponse ne fait pas de doute.

Emblématique du stade industriel de l’« édition sans éditeur », la surproduction entre dans une stratégie de saturation et d’occupation du terrain : déverser sur les librairies et les médias la plus grosse vague de livres possible pour tenter de repousser la marée concurrente tout en suivant les titres (déjà choisis) qui vont surfer et en poussant ceux (déjà choisis) vers un prix littéraire ou un autre pour booster les ventes – notamment en supermarchés.

C’est ainsi qu’on édite désormais « la littérature, nouveau produit du capitalisme », comme l’ont défini Hélène Ling et Inès Sol Salas. Leur remarquable analyse des injonctions propres à cette production est sans appel : une dissolution des thèmes, des contenus et de la critique qui débouche sur la « redéfinition du livre en marchandise et de l’écrivain en produit d’appel ».

Ce système laisse évidemment peu de place aux maisons où l’on édite un catalogue de fond en s’intéressant au métier d’éditeur, à la lecture, aux idées, aux thèmes, aux contenus. Et ce système ne réussit à produire de la diversité qu’en maintenant dans une précarité plus ou moins grande des centaines d’éditeurs indépendants qui seront rachetés par un groupe ou l’autre afin de renouveler leur production standardisée, depuis longtemps indifférente aux qualités littéraire ou intellectuelle comme à l’intérêt pédagogique et politique. Sans parler de l’annulation de tout projet de démocratisation de la culture et de l’abandon des vertus émancipatrices du livre, objet de consommation intégré dans l’« économie de l’attention ». Ce que résume l’implacable formule de Jean Zéboulon : « Les régimes totalitaires brûlent les livres, la démocratie les noie[1]

— Selon vous, édition et médias forment un système. Les livres ont tendance à remettre sur le devant de la scène les sujets traités par la presse. N’est-ce pas une manière de creuser et d’approfondir des sujets ?

— Si les relations entre édition et médias se réduisaient à la facilitation de l’approfondissement en livres des sujets traités dans la presse, on ne pourrait que se réjouir. Mais il n’est pas nécessaire qu’un groupe intègre maisons d’édition et médias pour que des journalistes de médias indépendants publient dans des maisons d’éditions indépendantes des livres issus de leurs enquêtes. Ce qui est d’ailleurs courant – mais représente une part modeste de la production commerciale des groupes éditoriaux et médiatiques.

En revanche, on ne peut douter que c’est au service de la promotion de toute la production éditoriale d’un groupe que tous les médias de ce groupe sont plus ou moins ouvertement conviés. Ce qui est bon pour ses affaires. Moins pour l’indépendance intellectuelle et politique de ses médias comme de ses maisons d’édition — et par conséquent la qualité de leurs productions.

On peut toutefois signaler que le genre de connivences, conflits d’intérêt et prévarications à l’œuvre dans la critique de livres n’a jamais eu besoin pour fleurir que médias et maisons d’édition soient la propriété d’un groupe : Le Monde des livres du temps d’Edwy Plenel (sous la direction de Josyane Savigneau, Philippe Sollers, Patrick Kéchichian et autres Alain Salles) a notoirement poussé cet exercice de pouvoir discrétionnaire à la perfection — mais la pratique est assez ancienne, répandue… et tout à fait persistante en France[2].

— Quelles sont les conséquences de la concentration de l’édition ? La revente d’Editis est-elle un bon signe ?

— À l’aune de l’histoire d’Editis, c’est surtout l’événement le plus prévisible : issu en 2004 de la revente par Hachette d’une partie de Vivendi Universal Publishing, Editis est vendu en 2008 par Wendel à Planeta, groupe espagnol diversifié dans le transport aérien qui le revend en 2018 à Vivendi (Bolloré), qui semble devoir le céder cette année sous la pression de Bruxelles du fait de son rachat de Hachette. Cette logique (grossir pour revendre) semble déjà inscrite dans le demi-siècle précédent de cette machine à cash hétéroclite passée par les noms de Presses de la Cité puis Groupe de la Cité (1943-1988) et achetée par Havas puis par la Générale des eaux aux mains du prestidigitateur Jean-Marie Messier pour donner naissance, en 1997, à Vivendi.

Il semble donc que Bolloré soit contraint de revendre Editis – comme l’avait fait Hachette en 2004. Mais le rachat tarde. Si le groupe est repris par un quelconque homme d’affaires (plus ou moins étranger au livre), Editis poursuivra son destin jusqu’au prochain rachat. Difficile de savoir ce qu’en fera un Québecor, conglomérat canadien diversifié dans les médias, l’édition, le sport et l’animation… Mais un démantèlement reste possible, certaines marques restant chez Hachette (comme en 2004) et d’autres allant grossir tel ou tel groupe déjà obèse du Monopoly éditorial.

On ne peut voir là qu’un seul signe : celui de l’amplification de la concentration.

— Les maisons indépendantes comme Gallimard ou Actes Sud ne sont pas, selon vous, des alternatives. En quoi ?

— Précisons d’abord qu’Actes Sud n’est une maison indépendante que parce que ses propriétaires sont à la tête du groupe dont elle fait partie – ce qui n’est le cas ni de Payot ni de la bonne demi-douzaine de marques qui le constitue. Et si Gallimard est une maison indépendante, c’est parce que ses propriétaires sont à la tête du groupe Madrigall qu’elle a engendré – ce qui n’est pas le cas de Flammarion et de la trentaine de marques qui le constitue. En ce sens, si aucune des 40 marques d’Hachette n’est indépendante, Hachette (2 748 M€) n’est pas moins indépendant qu’Actes Sud (66 M €) — en fait, en termes de chiffres d’affaires, il l’est même 42 fois plus. Et de ce point de vue, Editis (789 M€), dont aucune des 58 marques n’est indépendante, est même un peu plus indépendant que Madrigall (635,5 M€). En d’autres termes, hors chiffres d’affaires, ces groupes (dont tous possèdent des librairies) diffèrent en ce que seuls Hachette et Editis possèdent des médias ; et du fait que, contrairement aux trois autres, Actes Sud n’est pas maître de la distribution de sa production (aux mains de Madrigall) — ce qui en fait donc le moins indépendant à tous points de vue.

En ce sens, Gallimard et Actes Sud sont donc moins des alternatives que, chacun à leur niveau, des acteurs zélés de la concentration éditoriale.

Et on voit bien que l’entrée « indépendance » n’est pas pertinente pour proposer une alternative à la concentration éditoriale qui profite à une poignée de groupes (de plus en plus réduite) et dont les véritables maisons indépendantes font les frais. Pour éviter d’être qualifiés d’extrémistes, prenons les critères du Centre national du livre, pour qui « sont indépendantes les maisons qui ne font pas partie d’un groupe et dont le CA ne dépasse pas 500.000€ de CA ». Maisons d’édition dont on a déjà dit la fonction dans l’écosystème éditorial français : être rachetées pour renouveler la production standardisée d’une poignée de groupes intellectuellement impotents, artistiquement stériles et politiquement nuisibles.

S’il était nécessaire de préciser que ce diagnostic pour l’édition mise à mal par le capitalisme de rapine vaut bien sûr pour les médias, mais aussi pour la production de papier, de céréales, etc., etc.

— Selon vous, La Découverte et Le Seuil, maisons engagées et anticapitalistes, sont partie prenante de ce système. En quoi ?

— Suivant les critères qu’on vient de rappeler, La Découverte et Le Seuil ne sont plus des « maisons » (respectivement depuis 1995 et 2004) mais les marques de groupes éditoriaux (respectivement Editis et Média-Participations). Le premier pouvant passer cette année des mains d’un milliardaire français à celles d’un milliardaire tchèque, et le second appartenant à un millionnaire français qui l’a hérité de son père en 1991, il est difficile de qualifier ces groupes d’engagées et d’anticapitalistes. En revanche, les marques La Découverte et Le Seuil publient bien des livres d’auteurs et autrices plus ou moins de gauche et dont certaines revendiquent même un engagement anticapitaliste. Mais on peut douter que la transitivité s’applique des livres aux groupes ou des auteurs à leurs patrons…

Du temps où Le Seuil appartenait à l’écurie La Martinière, propriété du groupe Chanel, emblème de l’industrie du luxe, Jean-Claude Guillebaud y dirigeait une collection où paraissaient des titres comme Comment les riches détruisent la planète. Du temps où La Découverte appartenait au baron Seillière, alors patron des patrons français, Hugues Jallon y lançait le label « Zones », dont le manifeste appelait à « fourbir de nouvelles armes » pour « esquisser le visage d’une nouvelle gauche de combat »[3]. Dix ans plus tard, les auteurs et autrices de Zones ont continué à « construire de nouvelles offensives », cette fois sous la bannière de Bolloré. Est-ce pour éviter que son « histoire de la Françafrique » ne soit publiée chez un patron notoire de ladite Françafrique que le directeur de collection à La Découverte Thomas Deltombe l’a donnée au Seuil ? Sous la houlette d’un patron tellement marqué à droite que Guillebaud a quitté Le Seuil ? Ce qui n’a pas empêché Jallon d’y prendre le poste de PDG — pour continuer d’y forger « le visage d’une nouvelle gauche de combat » ?

Le portrait du petit monde (universitaire) de la gauche intellectuelle a déjà été fait en 1909 par le satiriste viennois Karl Kraus : « Ce qui est désolant, ce n’est pas que les événements n’ont pas de fondement mais qu’ils n’ont aucune conséquence. Il y a tant de choses qui arrivent – et il n’arrive rien. On s’occupe du déclin du monde aussi longtemps qu’il est actuel mais on n’en tire toujours aucune conséquence[4]. »

Une première version de cet entretien de Kévin Boucaud-Victoire pour Marianne est parue le 8 septembre 2023.

Notes
  • 1.

    Jean Zéboulon, Pensées pour moi-même & quelques autres, Harpo &, 2010.

  • 2.

    Le portrait du Monde des livres du temps d’Edwy Plenel a été définitivement établi par Pierre Péan et Philippe Cohen dans leur livre (désormais interdit), La Face cachée du Monde. Du contre pouvoir aux abus de pouvoir, Mille et une nuits, 2003, p. 357-381.

  • 3.

     Largement diffusé en 2007, en ligne sur le site jusqu’au début des années 2010, le manifeste de Zone a été remplacé par une version moins « révolutionnaire » qui précise en outre son statut de « label ».

  • 4.

    Karl Kraus, « Le procès Friedjung », Agone, 2006, n° 35-36.