Au jour le jour

Inactualité de l’utopie
 [LettrInfo 23-XVIII]

Au début de l’été, nous avons publié une LettrInfo intitulée « Une mauvaise nouvelle chasse l’autre ». Il est certain que nous aurions pu donner, à chacune de celles parues depuis, le même titre suivi d’un numéro (2), puis (3), (4), etc. Pas seulement pour la succession endiablée qui a rythmé notre actualité, parfois au jour le jour. Événements qu’on pourrait lâchement ranger dans le registre rassurant de la dure fatalité. Si seulement leurs échos n’étaient pas décuplés par celles et ceux, journalistes, politiques et autres, alliés, ennemis ou comparses fournissant l’assourdissante cacophonie en continu, qui compose l’opinion publique et privée.

L’air du temps ? On n’est  pas au milieu des années 1930 – comme le clament certaines âmes sensibles qui semblent aimer se faire peur. Mais si on veut chercher dans l’histoire une référence, en remontant encore d’une quarantaine d'années, on trouve les « lois scélérates », qui ont commencé par viser les anarchistes de la Belle Époque, pour finir par cadenasser toute opposition politique. En ces temps sans médias de masse ni rézosociaux, c’est déjà au nom de la défense des libertés fondamentales (d’expression, d’association, de manifestation) que la propagande d’État instaurait des lois visant à les réduire.

Revenant, entre autres classiques de la fin des années 1890, au texte d’un certain Léon Blum, jeune juriste qui a attaché son nom au Front populaire, le jeune avocat au barreau de Paris Raphaël Kempf a donné en 2019 une analyse aussi éclairante que salutaire de l’histoire et l’actualité des « lois scélérates ». Comment en reconnaître une ? D’abord, elle est « adoptée dans l’urgence et l’émotion d’un événement », qui pousse le Parlement à voter des lois que les élus auraient refusés en temps normal. Ensuite elle « réactive des projets antérieurs rejetés ou restés dans les tiroirs de quelque parlementaire acharné » – ainsi de la loi « anticasseurs », qui a concrétisé en 2019 une proposition de la droite sénatoriale pour criminaliser le mouvement des gilets jaunes. Ensuite, les défenseurs d’une loi scélérate – gouvernement et parlementaires ou presse réactionnaires – abusent « d’oxymores : on argumente au nom de la défense de l’État de droit et des libertés fondamentales, alors que la loi nouvelle leur porte directement atteinte » – ce sont, en 2014, Bernard Cazeneuve avec sa loi « antiterroriste » ; un an après, l’invention des fâcheuses autant que fameuses « fiches S » ; et, en 2019, Christophe Castaner protégeant la « liberté fondamentale de manifester » alors que sa loi a pour but de la limiter. Enfin, si une loi scélérate est conçue pour les procureurs et les juges, elle l’est aussi pour la police et, surtout, si elle faite contre certains, elle sera appliquée à tous. Enfin Raphaël Kempf d’en « tenter une définition : généralement adoptées sous le coup de l’émotion pour gérer une situation exceptionnelle en désignant des ennemis, les lois scélérates donnent un pouvoir extraordinaire à l’État, à la police et au ministère public, avant de se normaliser et de cibler aussi les citoyens.[1]»

De nos jours comme à la Belle Époque, nul besoin d’un gouvernement ouvertement fasciste : il suffit d’une quelconque version de social-démocratie autoritaire ou de droite libérale au garde-à-vous sous le fronton républicain. Ainsi n’est-il de liberté que celle d’entreprendre. Tandis que les idéaux d’égalité sont rabotés, dès l’école, par les mirages de la méritocratie et par la mise en concurrence, sinon par la guerre de toutes et tous contre toutes et tous. Sans parler de fraternité… Quelques dizaines d’années ont suffi pour que la délation, qu’on aurait pu penser à jamais proscrite après l’active collaboration française avec l’occupant nazi, voie son retour en fanfare – qu’on l’appelle « signalement » ou « vigilance » – , entre voisins ou entre parents.

Et c’est dans ce contexte que, quinze ans après la longue histoire par Ronald Creagh des Utopies américaines : expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours, Agone persévère en proposant un livre qui revient sur le temps où l’utopie était un programme politique ?

Où l’on répondait aux « insatiables aristocraties financières qui relayaient la noblesse guerrière déclinante » par des « idéaux de justice guidant un cheminement qu’inspirait aussi l’amour » ?

Où l’on opposait aux maux de l’économie capitaliste naissante la « possibilité d’une société reposant non seulement sur l’égalité au sens de calcul rigoureux des équivalences et des réciprocités », mais sur « l’idéal communautaire, le retour à la nature, le sentiment de l’égalité humaine » ?

Et George Sand de résumer, en novembre 1845 : « Voilà comment les utopies se réalisent. C’est toujours autrement et mieux. »

Quelques lignes d'utopie ? Est-ce bien sérieux !


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Sur Pierre Leroux, ses lignes d’utopie et les imprimeux, lire « Retour sur le temps des utopies ».

Notes