Au jour le jour

Infantilisme

En qualité de chroniqueur conduit à porter un regard parfois sévère sur les dérèglements du monde contemporain, on s’expose, inévitablement, à la critique de ceux qui, non contents de se comporter de façon irresponsable, voudraient encore qu’on les en félicitât : « Qui êtes-vous pour nous faire des reproches ? Pour qui vous prenez-vous ? Nous avons passé l’âge de nous faire tancer comme des bambins ! » – et ainsi de suite…

J’en suis bien d’accord, il n’y a jamais eu autant de femmes et d’hommes en droit de se considérer comme accomplis et émancipés. Et pourtant, curieusement, le niveau de l’aliénation de masse n’en a pas été abaissé pour autant. Il serait même supérieur à celui des temps anciens, qu’on n’en serait pas autrement surpris, tant, il est vrai, l’industrie des pièges à gogos est devenue performante.

Essayons donc de clarifier un peu les choses.

Quand on accepte de donner ici ou là une chronique, régulièrement ou occasionnellement, on estime ne faire qu’exercer un droit fondamental de la personne humaine : celui d’exprimer librement ses convictions, sous la seule réserve de respecter quelques convenances qui, à mes yeux du moins, englobent aussi les règles de la grammaire, ce qui n’est manifestement pas le souci de tous ceux qui s’expriment publiquement, même avec Bac+n, comme beaucoup de journalistes, par exemple. Ces derniers, à l’exception d’une minorité éclairée, forment désormais, volens nolens, la piétaille qui aide les milliardaires à confisquer la parole publique et à la massacrer.

Dans un système où les supposés citoyens, pour ne pas être réduits à la morne et rituelle figuration des grand-messes électorales, doivent s’affubler d’un gilet jaune, il ne faut pas hésiter à se faire entendre si on en a la possibilité. J’exerce donc mon droit – et mon devoir, qu’on me permette d’y insister – de critiquer le monde auquel j’appartiens, un monde qui, je le regrette très profondément, me fournit plus souvent des sujets d’indignation que de satisfaction.

On ne peut bien sûr se contenter de s’indigner, il faut essayer d’expliquer et de démontrer, à partir de ses propres réflexions et compétences, en intellectuel conscient et impliqué. Ce faisant, il arrive qu’on tombe d’accord avec les uns et qu’on entre en conflit avec d’autres. Parmi ces derniers, certains prennent très mal d’être critiqués. C’est d’ailleurs d’eux surtout qu’émane la protestation qu’ils ne sont plus des enfants. Et ils ont bien raison, ils ne sont plus des enfants. Ils n’ont même plus cette excuse.

Nous ne sommes plus des bambins, c’est entendu. Mais alors qu’attendez-vous pour vous comporter en adultes, si ce mot a encore un sens en dehors des posologies médicales ?

Et qu’est-ce qu’une personne adulte, me direz-vous ? Me souvenant sur ce point des leçons cartésiennes, je dirai que c’est quelqu’un qui est parvenu au plus haut degré de la lucidité et de la maîtrise de soi, quelqu’un qui a appris à se tenir et à se retenir, en toutes circonstances, au lieu de se croire tout permis dès lors qu’il ou elle « a envie » de quelque chose. Cette « seigneurie de soi-même » est-elle seulement possible ? Jamais pleinement, sans doute, mais on peut et on doit s’y efforcer. C’est là tout le discours de ma méthode.

Un être humain vraiment adulte serait tellement aux antipodes des hommes et des femmes réels façonnés par nos sociétés qu’il n’est pas nécessaire de reporter les conditions d’apparition et de réalisation d’une nouvelle humanité dans un Eden, un pays de Cocagne ou un Eldorado qui défie l’entendement – comme en témoignent les mythologies, les utopies et les religions de tous les temps. Nous vivons aujourd’hui dans leur variante « démocratique » : celle où le bonheur sur Terre est établi par les élections à venir et l’homme ou la femme providentielle.

Mais quand on veut réformer l’humain, il faut d’abord comprendre en quoi et pourquoi il est déformé, obsédé par le désir de dépasser et surpasser qui le ronge. Hélas, qui s’efforce de penser paraît vouloir tancer. Notre époque semble avoir définitivement abdiqué le projet de devenir adulte, explicitement formulé par les plus grands penseurs.

J’entendais récemment quelques-uns de vos oracles actuels, communicants diplômés mais incultes, chanter sans sourciller les louanges de ces grands patrons de multinationales à qui leurs milliards ont mis une auréole et qui prouvent en amassant des fortunes indécentes qu’ils méritent d’être regardés comme des surhommes. Voilà où en sont les « élites » de notre temps : à se prosterner devant le « Patron-Roi », l’Elon Musk ou le Jeff Bezos qu’elles proposent en modèle à leurs enfants avec le sentiment d’avoir considérablement avancé sur le plan civilisationnel depuis l’époque hellénistique où les Diadoques se disputaient l’empire d’Alexandre, il y a quelque 25 siècles, à grands coups de glaive. Malgré les apparences, on n’a pas progressé d’un iota. Il s’agit encore et toujours de conquérir, de soumettre, de dépecer, avant-hier la Bactriane ou la Sogdiane, hier les pays d’Afrique ou d’Amérique, aujourd’hui les marchés de la planète. Et pourquoi pas, demain les planètes du Cosmos ! Ne riez pas, on y pense du côté de Wall Street !

Tenez, je vais vous donner un autre motif à jeter les hauts cris : l’Humanité s’est fait une gloire et un idéal de pousser toujours plus loin la conquête pour le profit, au prix des pires crimes et des pires inepties. Eh bien, je propose que les gens s’arrêtent de courir comme des forcenés, s’asseyent sur leur postérieur et se mettent à réfléchir en contemplant la mer sur la plage ou le clair de lune sur la montagne, sans imaginer d’y construire une marina ou des bungalows pour touristes. Je leur suggère en même temps de se poser la question de savoir si l’écologie, en dépit de toutes les danses du ventre parisiano-bobo-socialo-vertes, est compatible avec le productivisme et la pan-marchandisation capitaliste de la planète. Et subsidiairement la question de savoir si la notion d’« intersectionnalité » conserverait encore un sens spécifique dans une science sociale affranchie de ses cloisonnements académiques.

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en octobre 2021

Du même auteur, vient de paraître, la réédition de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu (Agone, janvier 2021).