Au jour le jour

J’écope, tu écopes, il et elle écopera…

On sait depuis longtemps que les grands-messes du type COP 26 à Glasgow n’ont d’autre utilité que de permettre aux gouvernements des grandes puissances capitalistes de tenir l’opinion publique internationale en haleine, en faisant croire qu’ils ont pris la mesure des dégâts infligés à la planète et qu’ils vont entreprendre d’y remédier incessamment : monumentale escroquerie dont le monde « civilisé » n’a pas lieu d’être fier !

À ce rythme, de COP en COP, dans 50 ou 60 ans, peut-être verra-t-on émerger une nouvelle Greta Thunberg, fraîche et dispose, qui remplacera l’actuelle, quelque peu usée par l’âge et les déceptions. Celle-ci, enfin parvenue à l’âge de la retraite, poursuivra ses interventions sous forme d’animations dans des Ephads où elle fera la promotion de ses Mémoires. Elle rappellera à une population chenue, percluse et toujours plus éprouvée par la pollution chimique, la radioactivité, le dioxyde de carbone, le mercure, les OGM, les déchets plastiques, les épandages phyto-sanitaires, les particules fines, les molécules cancérogènes, la sécheresse, le bruit, le béton, la presse-magazine, la pub, etc. combien la vie était belle pour les massacreurs de la planète sous le règne des bons monarques socialo-républicains ou républicains-sociaux, démocratiquement élus et réélus par les populations les plus accommodantes de France et d’ailleurs.

Quant à la Greta new look, elle continuera à prêcher sa croisade pour « sauver l’humanité », à des collégiens nombrilistes, blasés et formatés, soûlés de musique hard, de chanson, de pub, de sport, de chat, de tweets, de SMS et de selfies, toujours prêts à prendre la pose devant des caméras et à allumer des bougies. Mais dans 50 ou 60 ans, peut-être n’y aura-t-il plus grand monde pour l’applaudir !

Car enfin, il faut bien qu’ici ou là quelques observateurs attentifs se décident à en faire crûment la remarque, si choquante qu’elle risque de paraître : si jamais l’Humanité a souhaité être sauvée du destin tragique et absurde qui, en tout état de cause, semblait lui être promis sur Terre, il est désormais clair qu’elle n’en a cure. Et depuis longtemps déjà.

On pourrait peut-être même dater de ce moment-là ce qu’il est convenu d’appeler la « modernité », c’est-à-dire le moment où le genre humain a préféré, à sa vocation spirituelle incertaine, une assurance de confort temporel – « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ! » – et a définitivement confondu le besoin de Sens avec la volonté de Puissance, à l’échelle collective d’abord puis à l’échelle individuelle, en réduisant le goût du savoir et le besoin de compréhension à ceux du pouvoir et de la domination. Après de longs tâtonnements, en effet, l’arsenal de la concurrence et de la compétition a été portée à sa perfection grâce à nos forces mécaniques et à nos énergies fossiles (XVIIIe-XIXe siècle). Tous les malheurs du monde en ont reçu un formidable renfort.

Il semblerait qu’avec les générations actuelles on assiste à une nouvelle accélération sur la pente de l’autodestruction suicidaire. Non contents de s’étriper physiquement, de se réduire en charpie, ou en cendre, comme le faisaient autrefois les peuplades archaïques, belliqueuses et « sauvages », nos contemporains, sous couvert d’humaniser et rationaliser les rapports et de civiliser les relations humaines dans tous les domaines, ont inventé un mode de vie auquel tous, ou presque en ces temps de mondialisation, adhèrent avec plus ou moins d’enthousiasme et qui tire son appellation de son origine géographico-historique : l’American way of life, une forme de barbarie cynique et arrogante qui n’a rien laissé subsister des quelques rares vertus que pouvait posséder originellement l’animal humain et a présidé à l’asservissement sans limite des faibles par les forts.

On pourrait croire aujourd’hui que notre espèce a fait vœu d’extirper définitivement tous les germes intellectuels et moraux dont elle avait commencé laborieusement à se parer au cours de son histoire en les exprimant dans les registres religieux, éthiques et philosophiques de l’amour, de la compassion, de la justice, du pardon, de la solidarité, ou dans les registres esthétiques des beaux-arts et des belles-lettres, qui la distinguaient des autres animaux.

Cet héritage symbolique s’est décomposé, mais il pèse encore juste assez lourd pour que – ultime hommage du vice à la vertu – le langage le plus officiel, le plus présidentiel, celui des élites dirigeantes, celui des COP et autres sommets internationaux, continue à être le langage du cœur et de la raison. Les apparences sont sauves mais entre la rhétorique (Greta préfère dire « le bla-bla-bla ») et les actes, le divorce est total : nous baignons dans la plus parfaite tartuferie.

Une partie des citoyens s’en irritent ou s’en indignent. Mais pas encore en nombre suffisant, ni avec suffisamment de force pour obliger les gouvernements et les lobbies, ces États dans l’État capitaliste, à faire marche arrière. Et pourquoi ce retard systématique de la conscience sur les détestables pratiques industrielles et financières des marchés ? Pour des raisons que la bienséance bourgeoise préfère ne pas trop expliciter et qu’on pourrait résumer ainsi : la société capitaliste à l’anglo-saxonne est la première société de classe et de masse qui ait durablement réussi à combiner, sous forme du néo-libéralisme (foi et raison comme cautions conjointes d’un indispensable enrichissement financier), les deux postulations antagonistes soutenant les entreprises humaines : à la fois et inséparablement vers le bien et vers le mal, comme l’ont répété les esprits les plus éclairés de notre histoire, des prophètes aux philosophes et des moralistes aux poètes.

La seule réponse aux angoisses humaines qui, au fil des siècles et d’une extrémité du monde à l’autre, semble encore rallier de fait la majorité des esprits, c’est précisément le rêve d’une puissance matérielle illimitée. En d’autres termes, le monde étant ce qu’il est, tant qu’il y aura des choses et des êtres à vendre et à acheter, des marchandises et du pouvoir d’achat, bref, du bizness et des profits à en tirer, le genre humain continuera à croire que le Capital est son Sauveur, le Marché, son Temple et, l’Entreprise, la voie de sa rédemption.

Que peut-on bien faire, sinon une Révolution – mais avec quelles forces ? en vue de quels objectifs institutionnels ? – pour mettre fin à cette forme de stupidité typiquement humaine qui consiste à attendre insouciamment la prochaine éruption en faisant la fête au bord d’un volcan en ébullition ? Irons-nous au bout de la sixième extinction de masse sans même avoir tenté de secouer le joug d’un modèle social qui nous tue à petit feu ? La soif capitaliste du fric nous aurait-elle aliénés sans recours ?

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en décembre 2021

Du même auteur, vient de paraître, la réédition de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu (Agone, janvier 2021).