Au jour le jour

En suivant Rosa Luxemburg (VIII) Le dernier jour

Alors que le rusé Ebert s’apprête à troquer son rôle de « commissaire du peuple » contre la « toge bourgeoise » de président du Reich, son bras armé, le cynique Noske, le « chien sanguinaire » de la social-démocratie allemande décide du sort de la révolution en faisant donner contre elle les corps francs de Maercker, foyer de ce « nouveau type d’hommes » qui se retrouveront plus tard sur tous les fronts d’Europe et dans toutes les campagnes d’extermination. L’assassinat de Karl et Rosa, dont Döblin fait un récit bouleversant, puis distancié de manière grinçante, est le point de départ de leurs crimes à venir.

« C’est Liebknecht, n’est-ce pas ? » demanda le lieutenant. La femme fit oui de la tête. Alors Karl dut se résigner. Il y eut des sourires moqueurs, on n’y alla pas par quatre chemins.

« Allez, on se dépêche ou ça ira mal pour vous. Vous nous avez fait perdre assez de temps. » Il prit son manteau, on lui colla son chapeau sur la tête et il les suivit.

Ensuite Rosa fut fouillée. Avec elle ça ne traîna pas. Elle reconnut tout.

On les transporta d’abord dans une brasserie où ce « conseil des citoyens » avait son quartier général. Mise au courant par un coup de téléphone du lieutenant, la division de la cavalerie de la garde donna l’ordre de les amener tous deux à l’hôtel Eden, siège de leur état-major.

Quand ils arrivèrent à l’hôtel, tout était prêt dans les moindres détails pour les accueillir.

La première voiture amena Karl. À son entrée, le chapeau sur la tête et les mains dans les poches, deux soldats en faction à la porte lui donnèrent un coup de crosse sur la tête. Il vacilla et se mit à saigner. On l’amena devant le capitaine P. Ils lui refusèrent des pansements.

Peu après arrivèrent Rosa et Pieck. Les soldats de la division les accueillirent avec des menaces et des injures. Tandis qu’ils entraînaient Pieck dans un coin, Rosa était poussée devant le même lieutenant P., qui ne lui jeta qu’un rapide coup d’œil, nota son nom puis fit signe aux soldats. Ils savaient ce qui leur restait à faire.

Un marin était en faction à la porte de l’hôtel. Il assomma Karl à sa sortie avec la crosse de son fusil. Les soldats le traînèrent alors jusqu’à une grande voiture militaire arrêtée devant l’hôtel. Plusieurs officiers plus un chauffeur montèrent dedans. Karl fut poussé dans un coin. Il essaya de se tenir droit mais s’effondra bientôt.

Broum broum broum faisait le moteur, les roues grinçaient, la voiture roulait. Il n’était pas encore minuit. Le sang coulait sur ses oreilles et gouttait sur son manteau et par terre. Les officiers étaient de bonne humeur. Seigneur, ce type saigne. Qu’est-ce qu’il a donc ce monsieur ? Il se sent mal. Il nous salope tout le tapis. Il lui est arrivé quelque chose. Mais s’il n’arrête pas tout de suite je me fâche ! Tout doux, tout doux, c’est un homme âgé, il a été blessé, c’est la faute à ces troubles dans les rues de Berlin. Aujourd’hui on n’est plus en sûreté nulle part. Il faut avertir la police criminelle. C’est la faute à Liebknecht, la faute à Liebknecht, la faute à Liebknecht. Et à Rosa, sa truie rouge.

Broum broum broum, tourne à l’angle, entre dans le Tiergarten tout noir. Qui donc, belle forêt, t’a faite si haute, si grande ? C’est la faute à Liebknecht, la faute à Liebknecht, la faute à Liebknecht.

Monsieur, nous allons vraiment vous réclamer des dommages et intérêts si votre comportement ne s’améliore pas sur-le-champ. Fumier, arrête de nous asperger ! Flanque-lui un bon coup qu’on voie s’il peut se lever. Oh, mais oui. Laissons-le sortir à l’air frais, laissons-le courir un peu ! Stop, chauffeur.

Dehors, mon gars ! Ils soulevèrent Karl, qui était à moitié évanoui, et l’éjectèrent de la voiture. Il tomba du marchepied et se releva. On était au bord du Neue See.

Cours, mon gars. Tiens, il ne peut pas ? Donne-lui un coup de pied, ça l’aidera. Ho ! tu ne vas pas prétexter la fatigue. On dirait que tu veux sauter dans le lac. Au secours ! un candidat au suicide ! Ah, ah !

Les coups de feu claquèrent. Karl, qui tanguait déjà comme un ivrogne, tomba doucement et resta étendu. Ils se penchèrent sur lui. L’achevèrent d’une dernière balle.

La voiture approcha lentement. Qu’est-ce qu’on fait de lui ? On ne peut pas le laisser là. Abattu au cours d’une tentative de fuite, c’est évident.

À quatre ils le traînèrent jusqu’à la voiture. En route ! Mais où aller ? J’ai une idée, une idée formidable : le poste de secours près du zoo, on va le déposer là, on est des gens bien, des Samaritains, on l’a trouvé en route quelque part dans la rue, il saignait. On craint pour sa vie, vous croyez qu’il va s’en sortir ?

Broum, broum, broum. Rues éclairées, cafés illuminés, la Gedächt nis kirche, le zoo, le poste de secours. Qu’un de nous descende : celui qui joue le mieux la comédie. Et n’en fais pas trop : mon nom est Hase, je ne sais rien. Des infirmières et l’aide-soignant sortent du poste de secours avec une civière. À l’intérieur, le médecin est justement en train de panser quelqu’un qui a été salement amoché dans une bagarre.

En avant, aujourd’hui les affaires marchent bien. Berlin qui pleure et Berlin qui rit. Halte. Et on claque les talons. Le petit doigt sur la couture du pantalon.

Monsieur le médecin dans votre blouse blanche, monsieur Trousse-de-Secours, voici un homme qu’on a trouvé dans le Tiergarten, par terre dans la boue. Pour un peu on l’écrasait, la canaille rouge l’a jeté dans la rue. Il est mort, non ?

Tiens, tiens. Un inconnu, trouvé au zoo. Il n’a pas l’air bien frais. Des blessures à la tête. Voyons ce que dit son cœur. Désolé, on est pressés. L’homme nous a l’air dans de bonnes mains. On a fait notre devoir, non ? Bonsoir.

Retour à la voiture. Bravo, ça a marché comme sur des roulettes. Et un de moins.

Un inconnu, trouvé dans la rue, au fond du Tiergarten, ça va donner du fil à retordre à la criminelle. Si besoin est, on dira qu’on lui a tiré dessus alors qu’il s’enfuyait. Une panne, on a dû descendre de voiture, il a essayé de filer et on a dû faire usage de nos armes de service. Après trois sommations, j’insiste ! Ça va de soi, après trois sommations. Et après l’avoir supplié à genoux de rester avec nous. On est si bien avec nous, non !

Et maintenant le Kurfürstendamm, direction l’hôtel Eden !

Rosa l’avait vu saigner, des soldats l’emmenaient. Ils vont le tuer, ils ont déjà commencé. Les soldats la retenaient, elle criait : « Lâchez-le, lâchez-le ! » Les soldats luttaient. Elle fulminait : « Ils vont le tuer ! »

« Ta gueule. »

Une main sous le menton, ils lui clouèrent le bec. Elle ne pouvait que gémir et leur lancer des regards courroucés. Ils riaient : « Si elle pouvait, elle nous boufferait. » […]

L’auto s’était arrêtée devant l’hôtel. Ils avaient déchargé Karl et maintenant descendaient. Ils étaient de bonne humeur, que la seconde fournée s’amène. Ils firent signe aux sentinelles.

Les sentinelles laissèrent passer Rosa. Le lieutenant V. la fit sortir de l’hôtel. Elle avait passé la porte. Dehors il y avait plusieurs soldats, et à droite il y en avait un tout seul, devant les autres. Elle se sentit forcée de diriger son regard sur lui. Il l’attirait comme un aimant. Car… elle le reconnaissait.

« Chère Sonja, c’étaient de beaux buffles originaires de Roumanie, ils étaient habitués à vivre en liberté, l’un d’eux saignait et regardait droit devant lui avec l’expression d’un enfant en larmes qui ne sait comment échapper à sa souffrance. Mais c’est la vie, Sonja, il nous faut l’accepter avec courage, malgré tout. »

Le soldat au visage jeune et rouge sous le casque d’acier l’attendait, le fusil devant lui, au sol, les deux mains sur le canon. Il était trapu, blond comme les blés et portait une petite moustache. Et sur sa joue droite, juste au-dessus de la pommette, une cicatrice rouge sang, en forme d’étoile, formait comme un entonnoir. C’est le chasseur Runge, qui dans la vie n’a encore jamais contenté personne.

Mais cette fois, si.

Il la voit venir vers lui. Où ai-je déjà vu cette femme aux cheveux blancs qui tangue comme un canard ? Et il prend son fusil par le canon, le balance et laisse retomber la crosse sur son crâne comme un marteau.

Le visage du soldat se transforme alors. S’estompe, s’élargit, imposant et noir. Il s’élève dans les airs en spirale. Se dresse tel un amas de nuages noirs sur un arrière-plan lumineux. Seuls ses contours sont reconnaissables, ainsi que la bouche bien dessinée qui esquisse un sourire cynique, et les yeux de l’orgueil grands ouverts, éteints, et les terribles muscles des bras, et les épaules de fer : c’est l’ange de la haine déchu qui l’attrape par les cheveux et tire.

Elle crache au visage du tyran. Cherche à se dégager et lui crie son dégoût à la figure : « Tu n’as aucun pouvoir sur moi. »

Mais le soldat, jambes écartées, lève déjà le bras pour le second coup. Brandissant la crosse au-dessus de lui, il lui assène sur le crâne un coup si violent qu’il craque et qu’elle tombe à terre avec la crosse, telle une bête abattue. Elle gît là comme un sac et ne bouge plus.

Il ramasse son fusil, le tourne pour vérifier si le bois ne s’est pas fendu. Il fait un signe de tête aux deux autres qui se penchent sur le corps noir, silencieux, et dit, satisfait : « Ça a tenu. »

Ils attrapent le tas inanimé par les épaules et par les jambes et le balancent dans la voiture. Soldats et officiers suivent.

Broum broum broum fait le moteur. Les roues grincent. La voiture s’ébranle. Minuit est passé. Les soldats à l’arrière lèvent les jambes pour éviter le sang qui s’échappe du corps et forme une flaque par terre.

Où aller ? Qui a une idée ? Trop de questions, trop de réponses ! Où aller ? Là où tout est beau, dans la verdure, chez mère Nature. Mère Nature n’est pas verte en hiver. Où tout est beau, où tout est sombre. En avant, chauffeur, fonce, accélère, passe la vitesse.

Rosa la Sanglante, Rosa la Truie. La voilà, on peut être content.

La voiture, cahotante, roule avec fracas. Sa corne résonne et apostrophe les façades des maisons.

Le bruit attire des hordes de damnés et de scélérats. Ils s’accrochent à la voiture et veulent lui faire sa fête. Ils tournent avec les roues, crient, braillent, poussent des cris de joie, la tête dans les pneus.

Le Landwehrkanal, allons jusqu’au prochain pont, on ne va pas se compliquer la vie. La pauvre petite va perdre tout son sang. Il faut faire quelque chose. Tiens – une balle. Et une autre. Ça fait deux si je compte bien. Te voilà morte. Voilà ce qui les attend tous, les salauds, les Juifs et ceux de ton espèce. Tu n’ouvriras plus ta gueule pour répandre ton venin, sale serpent. Au prochain pont, à l’eau, ça diluera le poison !

Des poissons. Ça lui apprendra ce qu’elle n’a jamais appris jusqu’ici : à fermer sa gueule. Stop, ici. Messieurs, allez, un, deux, trois, on y va : y a pas de fatigue qui tienne ! La vieille salope veut aller à l’école des poissons. Sortez-moi le sac de la voiture. Hop, par-dessus le parapet. Un, deux, trois : la v’là qui s’envole. Plouf : la v’là qui tombe. Et plus personne ne la revit jamais. Trinquons, trinquons, la vie est belle !

C’est le pont Liechtenstein. On respire l’air glacé de la nuit, on allume des cigarettes. On se dégourdit les jambes et on remonte en voiture. Chantons, tant que nous sommes en plein air, une belle chanson en l’honneur de la défunte : « Ç’aurait été si beau mais ça ne devait pas se faire ! » Le choeur, s’il vous plaît : « Ç’aurait été si beau mais ça ne devait pas se faire ! »

En route, lentement, sortons du Tiergarten. Et maintenant chantons. Un chasseur du Palatinat chevauche à travers la verte forêt et tire le gibier comme il lui plaît.

Des rues, des cafés éclairés, le zoo, on longe le poste de secours – non, honorable docteur, cette fois nous n’avons pas de livraison pour vous, nous ne voulions pas vous donner du tracas, tout est pour le mieux. À l’hôtel Eden !

Déjà de retour, messieurs ? J’ai l’honneur de vous informer que l’ordre a été exécuté. Tout s’est bien passé ? Parfaitement, sauf que la voiture est salie. Bah, ça peut s’arranger avec un peu de bonne volonté.

Poignées de main, rires. Et maintenant, faut arroser ça !

Ils fêtèrent jusqu’au matin.

Alfred Döblin

Extrait de Karl et Rosa, traduit de l'allemand par Maryvonne Litaize et Yasmin Hoffmann, préface de Michel Vanoosthuyse, Agone, 2008, p 605-612.