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La démocratie survivra-t-elle au peuple ?

Dans son nouveau livre, Thomas Frank retisse l’histoire du populisme américain toute l’actualité de cet épouvantail, qui a ressurgi sous une forme pas si nouvelle : la haine du peuple et la peur de la démocratie quand elle n’est plus capable de le contraindre…

Nous autres, Américains, il y a encore quelques années, on savait ce qu’on faisait dans le monde. La planète entière allait être recréée à notre image. On avait les experts pour ça, on savait comment s’y prendre. Nos agents politiques déradicaliseraient par ici et changeraient le régime par là, nos économistes allongeraient des milliards aux gentils et des claques aux méchants. Et sous peu, le monde entier ne serait plus qu’ordre et majesté, un lieu sûr pour les titres de créance et les séminaires de responsabilisation, pour les amuse-gueule dans les jardins de l’ambassade et les taxis hélés depuis notre smartphone. Démocratie, nous te chantions !

Et nous voilà aujourd’hui, châtiés, humiliés, confondus. La démocratie ? On tremble à la seule pensée de ce qu’elle pourrait encore nous réserver à la prochaine occasion.

« Gouvernement du peuple » ? Donnez une chance aux gens ordinaires – laissez-les peser effectivement sur le cours des choses – et ils font tout pour ériger la bigotry et la persécution en grandes causes nationales.

« Gouvernement par le peuple » ? Laissez les gens s’exprimer – sans intermédiaire, sans filtre – et une bonne part d’entre eux choisissent de mettre à la tête du pays le plus grand esbroufeur de la télé, puis ils le regardent détruire l’environnement et harceler les familles de migrants en l’acclamant.

Écoutez la voix des petites gens et toutes les digues du savoir et du bon goût se trouvent aussitôt submergées. La moitié d’entre eux demande que les minorités soient renvoyées à l’arrière du bus ; l’autre moitié essaye de confisquer la richesse durement gagnée par nos plus grands innovateurs.

Voilà à peu près la lamentation de la classe dirigeante américaine, en ce début d’année 2020, sur la terreur panique du sort que pourrait leur réserver notre système. Au fond, elle sait bien que le succès du trumpisme ne doit rien à la majorité absolue mais tout à l’argent, au charcutage électoral, au collège électoral et à des décennies de choix de programmation télévisuelle. Mais l’angoisse est là, impossible à déloger, hors d’atteinte de la raison : le peuple est incontrôlable.

« Populisme » est le mot qui vient aux lèvres des très respectables et des surdiplômés qui assistent à ce dérèglement du système mondial. « Populisme » est le nom qu’ils donnent à l’avalanche qui s’abat sur l’eldorado alpin de Davos. « Populisme » est le qualificatif qu’ils emploient pour caractériser la mutinerie qui risque de transformer le navire-major America en une épave près de sombrer. Par ce seul mot de « populisme », c’est la logique de la foule dangereuse qu’ils font apparaître ; c’est le peuple comme une grande bête déchaînée.

Ce qui s’est passé, nous disent les penseurs de Washington et de Wall Street, c’est que le peuple a déclaré son indépendance à l’égard des experts et, en chemin, à l’égard de la réalité elle-même. C’est pourquoi ces penseurs se sont rassemblés pour venir au secours de la civilisation : politologues, conseillers politiques, économistes, technologues, PDG, unis comme un seul homme pour sauver notre ordre social. Pour le sauver du populisme.

Cette lutte imaginaire de l’expert contre le populiste prend les proportions d’un combat primordial, presque biblique. C’est la bataille de l’ordre contre le chaos, de l’instruction contre l’ignorance, de l’esprit contre l’appétit, des Lumières contre la bigotry, de la santé contre la maladie. Des TED Talks aux tapis rouges, l’appel retentit : il faut contrôler la démocratie… avant qu’elle ne détruise notre mode de vie démocratique.

Le conflit de notre temps, nous disent les penseurs du pays, n’est pas non plus un grand face-à-face entre la droite et la gauche. Ça fait longtemps que ce genre de questions est réglé. Non, l’affrontement politique est aujourd’hui d’une autre nature : il oppose le centre à la périphérie, l’expert autorisé au râleur invétéré. Dans ce conflit, on est censé reconnaître immédiatement le camp du bien. Les gens sont agités, tout le monde sait ça, mais ceux dont le bien-être doit nous soucier le plus sont les élites que le peuple menace de renverser.

Tel est le postulat fondamental de ce que j’appelle la « peur de la démocratie ». Si le peuple ne fait plus confiance aux dirigeants, il y a forcément quelque chose qui cloche chez le peuple : « Notre problème politique le plus pressant aujourd’hui, c’est que le pays a abandonné l’establishment, et non le contraire. »

Les dénonciations inquiètes du populisme sont monnaie courante depuis des années ; elles n’ont tourné à la panique générale qu’en 2016, quand des commentateurs ont reconnu dans le populisme l’arme secrète derrière la candidature présidentielle improbable du milliardaire télégénique Donald Trump. Le populisme passait aussi pour la mystérieuse force qui avait permis à l’« outsider » autoproclamé Bernie Sanders de réaliser un tel score aux primaires démocrates. « Populisme » était encore le nom du délire collectif qui avait infligé le Brexit au Royaume-Uni. En fait, dès qu’on prenait la peine de regarder, on voyait un peu partout dans le monde les classes dirigeantes se faire étriller par des trublions sans qualification. Les populistes trompaient les gens sur la mondialisation. Les populistes disaient du mal des élites. Les populistes bouleversaient les institutions politiques traditionnelles. Et les populistes gagnaient.

En fondant notre civilisation sur l’assentiment des petites gens, il semblait soudain que nos ancêtres l’avaient bâtie sur du sable. « Les démocraties prennent fin quand elles sont trop démocratiques », professait d’emblée dans son titre une analyse d’Andrew Sullivan très débattue en 2016. Un article de Foreign Policy le disait plus impérieusement : « Il est temps pour les élites de se lever contre les masses ignorantes. »

Puis l’impensable est arrivé : le démagogue ignorant Donald Trump a été élu au poste le plus puissant de la planète. Sa victoire en novembre de cette année-là n’avait été possible que grâce au collège électoral, un très vieil instrument anti-populiste, mais l’ironie de la chose est vite passée à l’arrière-plan. En revanche, la peur de la démocratie a tourné à l’hystérie. Partout dans le monde, des comités, des réunions, des programmes de recherche universitaires se montaient pour analyser ce phénomène, le théoriser, s’en inquiéter.

Le « Rapport mondial » de Human Rights Watch de 2017 s’intitulait simplement « La dangereuse montée du populisme ». En mars de cette même année, l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair sonnait l’alarme dans une tribune publiée par le New York Times et intitulée « Comment arrêter le carnage du populisme ». À la même époque, il fondait le Tony Blair Institute for Global Change, une organisation qui annonce sur son site Internet que les populistes « peuvent représenter une réelle menace pour la démocratie elle-même ».

De très érudits citoyens geignaient à la conférence annuelle sur le populisme à Prague. Des très fortunés le vilipendaient au Forum économique mondial en Suisse. Aux Pays-Bas, la Fondation Friedrich-Naumann parrainait un autre colloque sur le sujet, dont les actes étaient présentés en ces termes : « Le populisme est devenu un phénomène général dans le monde entier. Le danger que représentent sa nostalgie rétrograde d’un passé idéalisé, ses demi-vérités et ses fausses nouvelles constitue une menace pour les sociétés libres et ouvertes. »

À la Brigham Young University, une équipe d’experts de ce dangereux phénomène était sur les starting-blocks avant même 2016 : la Team Populism (comme elle s’était baptisée) est immédiatement entrée en action en déployant une flopée de mémorandums et de techniques statistiques innovantes. À Stanford, le projet Global Populisms, co-dirigé par une ancienne figure éminente de l’administration Obama, déclarait sur son site Internet : « Les partis populistes sont une menace pour la démocratie libérale. »

La peur de la démocratie était remarquablement pan-partisane. Le think tank libéral Center for American Progress s’est associé en 2018 avec son éternel adversaire, le think tank conservateur American Enterprise Institute, pour publier un rapport sur « la menace du populisme autoritaire » en insistant sur « la rude tâche des élites politiques américaines » si elles voulaient l’enrayer.

Le National Endowment for Democracy, une fondation en principe non partisane, a organisé une soirée de lancement pour deux livres voués à faire monter la peur. Intolérance. La menace populiste contre la démocratie libérale était l’un d’eux ; le politologue William Galston y annonçait que « les populistes portent atteinte à la démocratie en tant que telle ». Le Peuple contre la démocratie était l’autre ; le politologue Yascha Mounk y écrivait que le populisme était une « maladie ».

Et la maladie se propageait. C’était même une épidémie. « Il est impossible de nier que nous traversons un moment populiste, poursuivait Mounk. La question, dès lors, est de déterminer si ce moment va se transformer en époque – et remettre en cause jusqu’à la survie de la démocratie libérale. »

Ces lamentations sur le populisme pourraient paraître incongrues sur une terre dont l’énoncé historique le plus révéré évoque un gouvernement « du peuple, par le peuple, pour le peuple » ; dans une tradition où la visite de la Foire de l’Iowa constitue un pèlerinage religieux pour les politiciens de tout acabit ; dans une culture qui considère quiconque ne partagerait pas l’enthousiasme général pour Burger King ou Batman comme un épouvantable snob.

Mais l’effort de guerre anti-populiste ignore ces contradictions superficielles. Le populisme s’appuie, nous dit-on, sur tout ce qu’il y a de pire dans la démocratie. Il met l’Homme du commun sur un piédestal, il lui promet les chefs forts qu’il réclame et il s’en prend au multiculturalisme qu’il déteste. Quand le populisme arrive au pouvoir, il ignore toutes les règles et s’attaque aux institutions qui protègent les droits élémentaires comme la liberté d’expression et la présomption d’innocence. Le populisme n’est que l’autre nom du gouvernement de la foule, une plongée tête baissée dans la tyrannie de la majorité que nos pères fondateurs redoutaient tant.

« Le populisme range le peuple contre l’intelligentsia, les autochtones contre les étrangers et les groupes ethniques, religieux et raciaux dominants contre les minorités, affirme l’économiste de Berkeley Barry Eichengreen. Il est clivant par nature. Il peut mener sur la pente dangereuse du nationalisme belliqueux. »

Les partis populistes sont « particulièrement sujets à l’autoritarisme interne », dit un autre politologue, puisqu’ils sont convaincus qu’il ne peut y avoir qu’une seule manière de représenter le peuple. Pour la même raison, les populistes seraient méfiants à l’égard des médias. Ce sont des tyrans et des dictateurs en puissance pour qui « aucune action d’un gouvernement populiste ne peut être mise en cause » puisqu’il s’agit, bien entendu, en réalité de l’action du peuple lui-même. Et les populistes ne cessent de laisser entendre qu’ils pourraient « priver du droit de vote » ces secteurs de la population qu’ils n’apprécient pas.

En mettant la volonté du peuple au-dessus de toute chose, le populisme serait aussi nécessairement hostile aux intellectuels. « La voix des citoyens ordinaires est considérée comme la seule forme de gouvernement démocratique “véritable”, nous apprend un livre paru en 2019 aux presses universitaire de Cambridge, même quand elle entre en contradiction avec les jugements des experts – y compris ceux des élus et des juges, des scientifiques, des chercheurs, des journalistes et des commentateurs. »

D’où le défaut tragique dans l’approche populiste : son idéal de gouvernement du, par et pour le peuple ne tient pas compte de l’ignorance des gens qui le composent.

Thomas Frank

Extrait de l’introduction à Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie, des années 1890 à nos jours, Agone-« Contre-feux », vient de paraître…