La fin de l’évidence occidentale
Comme lors de toute période d’intensification des tensions internationales, la guerre d’agression déclenchée le 24 février 2022 contre l’Ukraine par la Russie a rendu visible et cristallisé des dynamiques politiques et géopolitiques à l’œuvre depuis de nombreuses années. Ce conflit s’est en effet ouvert dans un monde aux caractéristiques désormais bien connues.
La fin de l’ordre international bipolaire organisé autour de la confrontation tous azimuts entre les États-Unis et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) a laissé place à un monde plus chaotique, où se côtoient d’anciens et de nouveaux risques, défis et menaces : déclin relatif de l’hégémonie et de la puissance étatsunienne ; montée en puissance concomitante de la Chine et de l’Asie vers laquelle bascule le centre de gravité de l’économie et de la géopolitique mondiales ; affirmation progressive des États dits du Sud dans la nouvelle phase de mondialisation intervenue entre les années 1990 et 2010. Ces phénomènes constituent quelques-unes des principales caractéristiques du moment actuel des relations internationales.
C’est durant ce dernier moment, particulièrement dans les années 2000, que l’expansion des échanges et du commerce international entraînée par l’intégration de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a avantagé les pays producteurs et exportateurs de ressources naturelles et de matières premières, notamment énergétiques. C’est au cours de cette période que la Russie, considérablement diminuée et humiliée, a su restaurer une partie de sa puissance économique et géopolitique, tandis que les États-Unis s’embourbaient dans leur « guerre globale contre le terrorisme » au Moyen-Orient et en Afghanistan, dont ils ne sortiront, piteux, qu’en 2021, nourrissant le constat d’une puissance affaiblie.
L’ensemble de ces processus a confirmé la remise en cause progressive du pouvoir des puissances occidentales, alimenté la montée des tensions générales et entamé la légitimité du système international mis en place depuis 1945, éprouvant l’élaboration des consensus en son sein et affectant son fonctionnement général. C’est dans ce contexte qu’une première phase de diversification des alliances géopolitiques intervient entre 2000 et 2015, notamment entre pays du Sud et autour de la montée en puissance chinoise. La création en 2009-2010 des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) en est le symbole le plus marquant. Mais avec la crise financière internationale de 2008, qui débute aux États-Unis, la « globalisation » est entrée dans une nouvelle étape, celle de sa crise systémique.
Les années 2010 ont donc vu s’installer, au-delà des récessions chroniques et des mauvaises performances conjoncturelles de l’économie internationale, un régime de réduction durable du commerce et de faible croissance, ainsi qu’un endettement exponentiel des États et des ménages – « socialisé » sous la forme de multiples politiques d’austérité imposées chroniquement aux populations.
Dans ce cadre, l’emprise de la spéculation financière sur la sphère de l’économie capitaliste réelle s’est encore renforcée : en 2022, près de 7 500 milliards de dollars s’échangeaient ainsi chaque jour sur le marché des changes, soit trente fois le produit intérieur brut mondial et plus de cent fois le montant du commerce international de l’année[1]. Les inégalités sociales et toutes les formes de précarité prolifèrent à l’échelle planétaire, tandis qu’à la récurrence de la pauvreté[2] s’ajoute la remise en cause des droits démocratiques comme cadre de référence politique dans de nombreux pays où ils existent formellement.
Cette crise globale en cours se déploie tandis que la population mondiale ne cesse de croître : dix milliards d’individus peupleront la Terre en 2050 selon les prévisions des Nations unies. Dans ce contexte, les situations de conflits armés restent un marqueur du cours des relations internationales. Ainsi, avant même le 24 février 2022, plus d’un milliard de personnes vivaient déjà dans des zones d’affrontements militaires, confirmant la multiplication, depuis la fin de la guerre froide, des conflits et des guerres localisées.
Mais la guerre d’Ukraine constitue bel et bien une nouvelle étape de cette crise du système-monde[3]. En effet, elle accélère toutes les tendances à l’œuvre et en fait naître de nouvelles. D’une part, elle confirme la crise du système international : dysfonctionnel, impuissant, figé dans son inertie, sans leadership – individuel ou collectif – capable d’imposer ses équilibres. D’autre part, ce conflit ouvre un nouveau chapitre d’exacerbation des rivalités entre puissances. La guerre d’Ukraine favorise le renforcement d’anciens partenariats sécuritaires et militaires – et le déploiement de nouveaux – dans le cadre d’un affrontement potentiel entre les États-Unis et la Chine. De ce point de vue, elle projette le monde dans un vaste mouvement de remilitarisation généralisée et, potentiellement, de prolifération nucléaire. Enfin, ces évolutions préoccupantes interviennent tandis que de nouvelles menaces s’ajoutent à celles déjà présentes. La crise sanitaire liée au Covid-19 a ouvert une nouvelle ère de pandémies mondiales. Et les effets du changement climatique s’intensifient : multiplication des désastres naturels, destruction critique de la biodiversité, insécurité alimentaire, pauvreté, conflits pour les ressources, migrations, déplacés climatiques, etc.
Dans ce contexte général, le conflit ukrainien éclaire la nouvelle grille de lecture des relations internationales. Il est ainsi frappant d’observer que les sanctions contre la Russie décidées par les puissances occidentales ne sont guère appliquées par les pays dits du Sud et que le front de leurs promoteurs s’érode devant les opinions publiques des pays occidentaux à mesure que les populations en paient le prix (inflation, pouvoir d’achat, crise énergétique). Ces données confirment les relations qui sous-tendent le champ des relations internationales. D’une part, les situations d’exploitation et de dépendance sont en effet de moins en moins acceptées, et les valeurs que les puissances occidentales continuent plus ou moins à considérer comme universelles ne parviennent plus à s’imposer ni militairement, ni politiquement, ni culturellement. D’autre part, au-delà de leurs diversités, les puissances dites émergentes s’affirment sur la scène mondiale et bousculent les équilibres anciens. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les peuples de la planète semblent en situation de prendre leur destinée en main.
Ce constat nous paraît néanmoins insuffisant. Du moins si l’on considère qu’il faut agir, au plus vite, pour œuvrer à une transformation démocratique et coopérative du monde. En effet, dans cette perspective, les références aux catégories géographiques et géopolitiques (Nord/Sud) ne suffisent pas, en tant que telles, à rendre compte de situations complexes et risquent, facteur aggravant, de nous entraîner dans des prises de position « campistes » – c’est-à-dire d’alignement sur une puissance ou une autre en cas d’affrontement entre elles. Ce piège constitue une source d’impasses politiques.
L’appartenance à tel ou tel environnement régional ou sous-régional non occidental ne garantit aucunement, en soi, la capacité à formuler des choix politiques progressistes dans un monde de plus en plus anarchique et susceptible de mener l’humanité à son implosion. En d’autres termes, les combats réellement à même de promouvoir les autodéterminations démocratiques ne peuvent s’appuyer sur des régimes autoritaires ou des dictatures se parant de vertus anti-impérialistes. Ainsi l’hostilité de Washington et de ses alliés à l’égard d’un État ne peut automatiquement valoir à celui-ci sympathie et soutien. À l’inverse, les États-Unis, en proie à de multiples fractures et déchirements intérieurs, constituent un agent déstabilisateur de l’ordre international qu’ils prétendent toujours régenter. Tous les moyens à leur disposition, y compris dans le registre de l’agressivité, seront utilisés pour conserver un leadership écorné et affaibli.
Les marges de manœuvre se sont significativement rétrécies. Dans ce contexte, il nous semble plus essentiel que jamais de réaffirmer un cadre d’analyse intégrant des principes et des convictions qui restent de précieuses boussoles pour comprendre les dynamiques internationales à l’œuvre et naviguer dans leurs courants tourmentés.
Au cœur de chaque État – quel que soit son régime politique, pluraliste ou autoritaire – vit une société dont les évolutions sont forgées par de multiples facteurs contingents. Mais sur le plan structurel, chacune s’organise selon des rapports de classes qui produisent des luttes politiques internes pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Et ce, aussi bien au sein des pays occidentaux que dans ceux dits du Sud. Dans l’analyse des relations internationales, cette dimension nous semble radicalement sous-estimée, voire purement et simplement niée, en plus d’être généralement méconnue dans le cas de chaque pays observé, ce qui constitue une erreur de méthode majeure et empêche de saisir les dynamiques en cours. Dans ce cadre, l’opposition fondamentale entre les classes sociales ne saurait bien sûr faire oublier les luttes entre les États, les nations, les territoires ni les idéologies qu’il nous faut réussir à décrypter pour parvenir à l’intelligence des événements. Il est essentiel de comprendre l’organisation des relations entre les pouvoirs économiques, financiers, politiques, militaires et technologiques et leurs évolutions au sein de chaque État et société, et entre eux dans le cadre du système international.
Certains commentateurs affirment que le monde serait entré dans une phase de désoccidentalisation, c’est-à-dire d’érosion irréversible des valeurs, de la puissance et de l’influence des pays occidentaux. Pour être utile, ce concept ne permet pas de saisir totalement les contradictions à l’œuvre, ce qui nécessite de prendre en compte le temps long dans lequel se cristallisent les événements historiques. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de replacer le rapport des puissances occidentales au reste du monde dans la durée pour en dégager les éléments saillants susceptibles de permettre de comprendre l’échiquier international ici et maintenant. Ainsi, les concepts d’« impérialisme » et d’« internationalisme » ne constituent pas des références passéistes mais restent essentiels pour saisir les processus sociaux contemporains et comprendre le monde tel qu’il va.
Avec l’objectif d’identifier les lignes de continuité historique qui constituent les rapports de pouvoir entre nations, mais aussi leurs évolutions, cet ouvrage reviendra dans un premier temps sur la période de domination du monde par les puissances occidentales et sa première remise en cause systémique par la révolution soviétique de 1917. Comment cet événement tectonique ainsi que son onde de choc mondiale ont-ils durablement modelé l’ordre international et les relations de puissances jusqu’à la dislocation de l’URSS en 1991 ?
Dans une seconde partie, nous tirerons un bilan de la période de la guerre froide et de l’ordre bipolaire avant de nous intéresser, dans une troisième partie, à la rupture stratégique de 1989. Dans quel monde cette dernière nous a-t-elle projetés ? Dans quelle mesure a-t-elle finalement provoqué une nouvelle perte relative de l’influence occidentale au profit d’un nouveau moment de désoccidentalisation ?
Enfin, nous nous intéresserons à la question de savoir si ce phénomène, qui s’est déployé dans le même mouvement que le développement de la crise structurelle du système capitaliste, est annonciateur de l’émergence d’un nouvel ordre international. Si c’est le cas, faut-il s’attendre à ce que ce dernier soit nécessairement plus équilibré et porteur d’un projet émancipateur ?
Une partie de la réponse à cette question dépendra du rôle que joueront les mobilisations sociales et citoyennes dans cette nouvelle donne internationale. Car seules ces dernières, si elles s’inscrivent pleinement dans le combat pour l’émancipation démocratique, pourront contribuer à orienter le processus de désoccidentalisation du monde en cours vers une perspective de progrès humain. Sous cet aspect, nous chercherons à identifier quels sont les dynamiques, les caractéristiques, les limites et les défis des mouvements sociaux contemporains et analyserons quelques-unes des questions essentielles qui s'imposent à eux.
Puissent les réflexions contenues dans cet essai contribuer à nourrir échanges et débats entre toutes celles et ceux qui ne se résignent pas à l’inéluctable et au chaos, conscients que l’histoire humaine reste largement, pour le meilleur ou pour le pire, une auto-construction collective.
Didier Billion & Christophe Ventura
Extrait de la préface à Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde, vient de paraître.
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1.
« Taxe sur les transactions financières : une mesure plus que jamais d’actualité », Attac, 14 juin 2023.
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2.
Selon la Banque mondiale, près d’une personne sur deux dans le monde est pauvre, vivant avec moins de 6,85 dollars par jour.
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3.
En référence à Immanuel Wallerstein nous considérons que, dans la période actuelle de globalisation, le système-monde peut schématiquement se définir comme l’espace mondial qui réunit un système économique et d’échanges caractérisé par un régime d’accumulation sans fin du capital et des richesses – le capitalisme comme système historique – et un système de relations interétatiques tendanciellement interdépendantes où les États sont en concurrence pour capter, utiliser et reproduire ce capital et ces richesses. Ce système-monde induit l’existence de contradictions, de clivages, d’une division du travail mais aussi de mobilités entre pays dominateurs du centre sur les plans militaire, économique, financier, politique, techno-scientifique et culturel (dont le périmètre et les acteurs évoluent au fil de l’histoire longue), de la semi-périphérie (pays périphériques en voie d’intégration au centre ou, au contraire, du centre devenant périphériques) et de la périphérie, inscrits dans un rapport de dépendance complet à l’égard de ceux du centre.