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La grande tradition du roman feuilleton selon Dickens

Dans ce qu’Évelyne Pieiller range et trie ce qu’on qualifie vaguement de « littérature populaire », on ne trouve pas de la littérature pour passer le temps mais plutôt pour ne pas le laisser passer, des romans qui parlent d’oppression, mais sans fatalité. Et on y croise des gens du peuple, mais pas comme une forme d’orientalisme.

Si la lecture s’avère souvent piégée, il est des auteurs tron­qués par de faux lecteurs. Ainsi, Dickens serait destiné à des enfants larmoyants et des vieillards souffreteux. Où a-t-on vu jouer ce scénario ? Certainement pas dans le texte !

Il y a des auteurs qui souffrent de malen­tendus. Notamment de grands romanciers populaires, qui furent fêtés, honorés, et annihilés. Ils ont capté les vibrations de l'air du temps, ils en furent remerciés ; mais ils les captèrent en les réinventant, et ce ne fut pas toujours décelé.

Ainsi de Dickens, qui s'est trouvé, après avoir connu un énorme succès à son époque, « ghettoïsé », soit du côté des livres pour enfants, soit du côté des prédicateurs sociaux. Avec dans les deux cas, l’indulgence molle de « ceux qui savent ». Aimer Dickens a longtemps relevé du caprice qu’on pouvait pardonner mais qu’on n’allait pas jusqu’à comprendre. Souvenir d’enfance, peut­-être ? Ou alors faiblesse pour ses idées généreu­ses ? Dans un cas comme dans l’autre, l’écrivain, et ce qu’il apporte de frissons nouveaux, est par­faitement gommé. Ce refus de Dickens s’étalait de façon choquante dans la production éditoriale, puisqu’il a longtemps été impos­sible de se procurer toutes ses œuvres : beaucoup restent épuisées, introuvables, d’autres n'ont jamais été traduites.

Pourtant, lire Dickens, c'est s’enfoncer dans un sacré monde ; c’est plonger dans le bruit, la fureur et le déchirement d’un univers romanesque assez dément, bien à l’opposé de ce qu’on croit en connaître. Il n’est pas question de se livrer ici aux dé­lices d’un exposé supposé exhaustif des charmes dickensiens. On laissera de côté, entre autres, les délires verbaux de Monsieur Pickwick, pour ne s’attacher qu’à trois de ses romans les plus à nu, où il se montre grand visionnaire et fauteur de troubles.

On est revenu de l’idée si sotte et ras­surante que l’époque victorienne, qui fut la sienne, barbotait dans le confort et l’hypocrisie. L’époque victorienne semble avoir été une belle zone de ten­sions, de questionnement et de perturbations, sous le vernis brillant du progrès et des bonnes œuvres. Bien sûr, les histoires de Dickens dénoncent la misère et participent de l’idéologie progressiste du temps, avec générosité et courage. Mais aussi, mais surtout, il réinvente le monde dans lequel il vit pour le transformer insidieusement en halluci­nations prolongées, vertigineuses ; mais aussi, mais surtout, il tourne le dos à toute psychologie « réaliste » : autant dire qu’il s’adonne aux char­mes surprenants des domaines intérieurs, et que c’est ce regard du dedans qui donne à Dickens son pouvoir de grand bizarre.

Ses lieux – que l’on songe à ces trois chefs­-d'œuvre de l’ambiguïté que sont De Grandes Espérances, Le Mystère d'Edwin Drood et Bleak House – sont un concentré de ma­laise : le malaise des temps qui changent, des campagnes repoussées par les villes industrielles, mais aussi le malaise des êtres en proie à la tenta­tion de la pénombre. Dickens, c’est tellement plus du côté de Turner et du Piranèse qu’il se situe, que du côté de Gainsborough. Le lisse, le clair, ce n’est pas du tout sa tasse de thé.

De Grandes Espérances décrit d'étranges paysa­ges qui sont avant tout lieux de l’âme en détresse : les zones d'eau plate envahies de brouillard du dé­but des aventures de Pip, la sombre Tamise me­naçante par où Pip et le forçat s’enfuient, la chambre mausolée croulant sous les toiles d’arai­gnée où Miss Havisham en tenue saccagée de mariée n’en finit pas de revivre l’horreur.

Le Mys­tère d'Edwin Drood, peut­-être le plus fascinant des livres de Dickens, non parce qu’il est ina­chevé mais parce qu’il est le plus trouble, tourbil­lonne de façon obsédante autour de trois lieux magiques : l’église et le cimetière, puissances noi­res, ondoyantes, oppressantes ; la rivière, attirante comme la mort, la fumerie d’opium, où l'étrange héros s’abandonne à ses songes et à ses désirs.

The Bleak House est tout entière ordonnée au­ tour de deux lieux d’angoisse et de peurs : la vieille maison isolée, sinistre (bleak), hantée par son passé ; le tribunal de Londres, grandiose construction délirante, énorme, folle et prenante comme un cauchemar. Les lieux de Dickens sont des carrefours de l’imaginaire, bien plus magnéti­ques que des symboles, ils créent un espace men­tal consacré aux vieilles peurs diffuses, notam­ment celle d'une mort lente par effacement, ab­sorption.

La ville de Dickens est grise et noire, étouffante, suintante, elle porte en elle les marais et les landes où s'ensevelir. Les endroits du bonheur, maison accueillante et joyeuse, Merry old England, sont toujours minés par quelque pré­sence dangereuse, maladie, pauvreté, manque d’amour.

Quant aux personnages de Dickens, ils sont pour le moins saisissants, en correspondance avec ces zones glauques et fantasmatiques. Dic­kens est à l’opposé d’une tradition du roman psy­chologique anglais, telle que peut l’incarner Jane Austen : là où Jane Austen s’attache aux motiva­tions plus ou moins perverses de ses héroïnes avec une clarté, une élégance, qui nous permettent de nous sentir intelligents avec un sourire ravi, Dickens s’attache à évoquer un monde touffu, agité, assez déglingué, dont les histoires multiples, emmêlées, ont l’invraisemblance du mélodrame et la force poignante des désirs qu’on reconnaît. Pas d’analyse, chez lui, mais une mise en scène ébou­riffante de tout ce qui d’ordinaire est tenu caché moins par décence que par impossibilité de le voir, caractéristique d’un monde qui veut une ra­tionalité du comportement comme une rationalisation du travail.

Dickens travaille toutes les zo­nes de fracture, tout ce qui échappe, ses personna­ges sont tous des déviants, pour beaucoup même des fous complets, car ce qu’il cherche en eux, c’est l’excès de leurs désirs. Ces désirs à vif tour­nent souvent autour de deux quêtes, celle du père et celle de l’amour fou. Ainsi, De Grandes Espé­rances nous montre l’édu­cation de Pip, devenu un jeune gentleman qui tour­ne le dos à celui qui l’a élevé, le forgeron inculte et innocent dont il a désormais honte ; Pip rêve à son père inconnu, et quand il découvre que son mystérieux bienfaiteur, celui qui l’a arraché à son enfance pauvre, est un forçat en rupture de ban, il doit accepter de reconnaître qu’en perdant son ami le forgeron, il a sans doute perdu le plus vi­vant et le plus doux de lui­-même. Pip est éga­lement hanté par un amour démesuré, terrible, pour une femme superbe et cassée, une vamp incapable d’ai­mer. Pip est un homme ravagé. L’ange noir d’Edwin Drood se drogue par ennui et se prend d’amour, mortel, pour son jeune neveu, lui aussi orphelin. Il flirte avec sa propre mort, et celle des autres.

Les récits de Dickens sont assez follingues par eux­-mêmes, délicieusement irréalistes, dans la grande tradition du roman feuilleton – c’est sous cette forme d’ailleurs que parurent ses romans pour la plupart. Et ils grouillent d’êtres surpre­nants, qui nous attaquent là où nous sommes le plus démunis, là où nous ressentons la folie de nos peurs et désirs. Il y a chez Dickens, outre ses héros en proie au goût de la mort, une flopée d’ex­travagants : alcooliques, bouffons, grands par­leurs, maniaques, tous les personnages secondai­res, si incroyablement importants chez lui, et qui deviennent assez souvent essentiels, sont saisis d’une folie certaine : galerie de givrés, de cinglés, génies du mal, du ridicule, de la tendresse débor­dante, de la parole. Ils font des grimaces, mar­chent sur les mains, ont des regards fixes ou dé­ments des étourderies criminelles, des idées ob­sessionnelles, ils ne sont carrément pas présenta­bles : magnifiquement désocialisé, créatures tou­tes en pulsions et foudroyantes, qui notre nous rappellent notre arrière­-monde personnel, celui qui ne pourra jamais être colonisé par le social, l’utile, le convenable, le raisonnable, avec Dickens, on est au pays des dangers les plus anciens, les plus vio­lents.

Mais le tout avec une santé ! Dickens est un amoureux inconditionnel des dérapages, des vertiges sur gouffres. Il est magnifiquement en complicité avec tout ce qui échappe. On est plus proche, avec lui, de Dostoïevski que de Balzac. Non qu’il s'intéresse aux mêmes tourments que Dostoïevski, mais il refuse semblablement de décrire des êtres clos, totalement compréhensibles, un système de représentation bien tranquille et complètement faux.

Lire Dickens, c’est se faire piéger. On s’imagine dans un roman feuilleton, on est (aussi) dans la longue quête vers l’identité et la mort. On espère la langue riche, joyeuse, entraînante, du grand conteur, elle l'est, et nous évoque nos blessures. Allez­-y, lisez Dickens au pied de la lettre, fou magnifique qui a su ne pas taire l’invraisemblable, et montrer la folie des vivants, et rendre sen­sible l’obscurité terrible de nos amours. L’aven­ture intérieure énorme, poignante, se mêle aux cauchemars de la ville, aux discours génialement inventifs, aux fumées sales et aux rebondisse­ments incroyables, Dickens nous a donné un de nos mondes les plus intimement, étrangement habitables.

Évelyne Pieiller

Ce texte est paru sous le titre « Le piège Dickens » dans Révolution le 24 juillet 1981, p. 50.

De la même autrice, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).