Au jour le jour

La représentation

Dans un contexte de crises récurrentes de toute nature, tel que l’époque où nous sommes, la réorchestration de l’inusable idéologie du « consensus républicain » sur le thème du « rassemblement des Français », ne saurait masquer totalement l’imposture qui est au cœur même de la société de classes où tout l’art de légiférer et de gouverner se résume à trouver des moyens acceptables de plumer la volaille populaire sans la faire s’égosiller au point qu’on doive l’assommer pour qu’elle se taise.

C’est vrai de tous les régimes prétendument démocratiques qui organisent, en France comme ailleurs, la domination de la bourgeoisie possédante et exploiteuse sur l’ensemble de la société. Pour assurer le bon accomplissement de cette mise en scène égalitariste, il faut du monde, avec des compétences ad hoc. D’où la sur-représentation statistique, parmi nos députés, des « cadres et professions intellectuelles supérieures », catégorie socioprofessionnelle dont on rappelait opportunément ces jours-ci qu’elle fournit la moitié des candidats et candidates aux législatives alors qu’elle ne constitue que 19 % de la population globale.

Que les classes populaires et tout particulièrement les ouvriers et les employés soient massivement exclus des enceintes du pouvoir, et que cet éloignement soit le produit de divers mécanismes de sélection, de formation et de cooptation, en même temps que la manifestation d’une forme d’autocensure induite par les rapports mêmes de domination – « Non, je ne m’en sens pas capable » –, voilà une donnée bien attestée et depuis longtemps, ne serait-ce que depuis le temps où la bourgeoisie instruite des offices et le bas clergé des paroisses de l’Ancien Régime se chargeaient de rédiger les cahiers de doléances pour les laboureurs et autres illettrés du tiers-état.

L’exclusion, c’est là un des défauts de la délégation politique, mécanisme qui semble aller de soi dans notre pratique de la démocratie et qui contribue à accréditer la fiction que dans nos sociétés, c’est « le peuple » qui est le souverain à travers ses représentants élus, alors que ces élus ne sont qu’une petite fraction de la classe moyenne dûment façonnée par le jeu d’institutions aussi puissantes que l’École, l’Université, la Presse, les Partis, les Associations, etc. La tâche de ces institutions est de distinguer et d’endoctriner des « capacités », ou « cadres », c’est-à-dire des auxiliaires pour s’assurer que la vie sociale est le théâtre d’une concurrence incessante imposant à chacune et chacun, en tous domaines, d’entrer dans des compétitions, des classements et des hiérarchies où ce sont, paraît-il, « les meilleurs qui gagnent ». Pour durer, la démocratie doit se déguiser en « méritocratie » individualiste et enflée de vanité.

Ceux qui s’indignent de la faible représentation des classes populaires dans les assemblées dites démocratiques – et il y en a beaucoup à gauche – devraient aussi s’aviser que si le petit nombre des représentants populaires élus pose un vrai problème, c’est un autre problème, bien plus difficile encore, de s’attaquer à cette croyance invétérée, à gauche comme à droite, selon laquelle les meilleurs sont les plus forts et réciproquement.

C’est une mentalité plus digne d’un troupeau de babouins, que d’une société civilisée. L’âpreté de la concurrence généralisée a toujours alimenté deux tendances antagonistes : la propension à la régulation et l’ordre (d’où la multiplication des indispensables cadres et des nécessaires réglementations), et inversement la propension à utiliser n’importe quel moyen, même malhonnête et brutal, pour arriver à ses fins. En élevant le succès à tout prix au rang de principe suprême de toute entreprise individuelle ou collective, le capitalisme à l’américaine a entraîné une humanité déjà bien disposée à suivre des leaders de cet acabit, à la désintégration spirituelle et la planète entière à la ruine. Grâce à la dérégulation capitaliste, le désordre, l’injustice et la violence l’ont universellement emporté. Le monde est une foire d’empoigne.

Et, ajoutons-le, on aura beau s’ingénier (en supposant qu’on le veuille !) à augmenter considérablement le nombre des représentants des classes populaires dans les assemblées législatives et autres, on ne fera jamais qu’accroître la foule des gens pétris de cette argile, obsédés de croissance, imprégnés de cette volonté de puissance, de ce goût de la compétition, de cet appétit de domination qui font définitivement partie de la culture dominante. Si les nouveaux élus du « peuple » se différencient des précédents, ce sera à la façon des élus socialistes solfériniens qui de Mitterrand à Jospin, Ayrault, Valls, Hollande et Cie, n’ont cessé d’exprimer, au moins le temps d’une campagne, leur souci d’améliorer le sort des classes populaires, pour revenir, une fois élus, à un strict réalisme gestionnaire au service de la Haute Finance, démontrant ainsi une fois encore que la logique objective des intérêts de classe trouve immanquablement ce qu’il lui faut de connivences dans l’éthique même des dominés.

Macron les a tous mis d’accord, avec le pragmatisme sans état d’âme, qu’il doit à sa formation d’énarque et à sa compétence de banquier. Pour tous ces gens-là, ces oppositions sont dépassées, il n’y a pas plus de politique sociale de gauche que de droite. La politique sociale, comme les autres, est une pure et simple stratégie de marketing, une affaire de communication qu’il faut confier à de valeureux spécialistes diplômés, à des commis de Science Po et de HEC, à des journalistes de presse mainstream en particulier, et à des élites petites-bourgeoises bardées de peaux d’âne. Cette engeance ne vit que de l’affirmation autoproclamée – et de la mise en spectacle – de sa supériorité ontologique sur le vulgum pecus du monde ordinaire. Les petits-bourgeois gentilshommes savent de qui il s’agit, c’est eux la nouvelle aristocratie, la « majorité solide » que le gouvernement appelle de ses vœux !

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance été 2022.

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et de son Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).