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La vie imaginaire de Varian Fry

Si la mini-série que Netflix a consacré à Varian Fry sous le titre Transatlantique n’a bénéficié en France que d’une couverture médiatique complaisante, aux États-Unis un article revient sérieusement sur les enjeux du traitement par l’industrie du divertissement. Où l’on voit que le journaliste américain qui a sauvé Hannah Arendt et Marc Chagall n’a été paré de toutes les vertus de notre temps que pour mieux servir une interprétation révisionniste et politiquement correcte de l’histoire.

La mini-série Transatlantique présente une dramatisation extrêmement romancée et commerciale, dont la sortie était très attendue. Par son action héroïque, le journaliste américain Varian Fry a permis, contre toute attente, à plus de deux mille intellectuels, artistes et scientifiques — dont beaucoup étaient juifs mais pas tous — d’échapper aux nazis et à la police de Vichy. Cette opération s’est passée entre 1940 et 1941 à Marseille, où Fry se trouvait en mission en tant que représentant de l’Emergency Rescue Committee[1].

Les créateurs de la série ont le mérite incontestable d’avoir ressuscité un épisode important — quoique oublié — de l’histoire, en lui insufflant une nouvelle vie. Cependant la série est un nouvel exemple de l’éducation par le spectacle, peut-être destinée à ceux qui boudent les livres. Malheureusement ce sont le plus souvent des interprétations révisionnistes, contemporaines et politiquement correctes de l’histoire qui reçoivent un financement et attirent un public qui ne voit rien de mal à romancer le passé.

Varian Fry, un homme qui contracta deux mariages hétérosexuels et était père de trois enfants, est présenté par Netflix comme un homosexuel honteux et torturé. Le véritable Fry était un protestant qui a sauvé des Juifs et d’autres au péril de sa vie, en raison de son aversion pour le régime nazi. La série ajoute à cela un mobile bricolé de toutes pièces : son affection pour un amant juif ayant grandi dans un kibboutz en Palestine et qui plus est, travaillait pour les services secrets britanniques afin de pouvoir faire entrer les Juifs en Terre sainte.

Parmi les thèmes de la série figurent le nazisme, la collaboration, le défaitisme, la résistance, la trahison, l’antisémitisme américain de l’époque, et le sauvetage de génies européens en danger en France. Le film évoque brièvement au passage les histoires de ceux que Fry aident à fuir, parmi lesquels figurent Hannah Arendt, André Breton, Marc Chagall, Marcel Duchamp, Max Ernst, Lion Feuchtwanger, Wanda Landowska, Claude Levi-Strauss, Jacques Lipchitz, Alma Mahler et Franz Werfel, Walter Gropius, Heinrich et Golo Mann (respectivement le frère et le fils de Thomas Mann), entre autres.

Telle quelle, cette opération de sauvetage aurait été suffisamment romanesque à mon goût.

Mais nous vivons malheureusement à une époque dominée par les politiques identitaires. Et malgré tout, je pose cette question : en quoi l’identité sexuelle de Fry ou celle de ses amants compte-t-elle un tant soit peu à côté de ce qu’il a accompli ? Les milliers de génies européens qu’il a sauvés sont venus en Amérique, transformant la culture américaine et celle du monde.

Les gens veulent que le personnage principal ressemble à un héros victimisé de notre temps, surtout si celui-ci appartient à un groupe diabolisé ou marginalisé. Mais franchement, qui mérite le plus de revendiquer Fry comme l’un des siens ? Les protestants anglo-saxons blancs de plus en plus diffamés, groupe auquel Fry appartenait très certainement ? Et l’Écosse alors ? Dans ses archives déposées à Columbia University figure une lettre adressée à Albert Otto Hirschman[2], dans laquelle il déclare : « Il y avait une bonne part d’idéalisme — de moins en moins à mesure que le temps passait —, une certaine dose de naïveté, mais par-dessus tout, le sale caractère que j’ai hérité de mes ancêtres écossais. C’était une drôle de bagarre, [à Marseille], et il m’a fallu tout mon tempérament écossais pour tenir le coup. »

Fry est-il un pur produit de Harvard — sa prestigieuse université — ou est-il l’un des plus grands critiques des communistes et des nazis, tout en étant l’un des moins connus ? L’homme qui a aussi osé révéler comment l’Amérique a collaboré à la Shoah ?

Dans Transatlantique, ce qui doit nous scotcher à l’écran (et qui y réussit), ce sont deux histoires d’amour romancées, l’une entre Fry et son amant au nom prédestiné, Thomas Lovegrove (Amir Rahav), et l’autre entre Mary Jayne Gold, l’héritière américaine (un personnage réel, une non-juive dotée d’un sens moral) et Albert O. Hirschman (un Juif de Berlin qui a existé). Dans le film, Hirschman quitte Gold pour se consacrer à une cause supérieure, la lutte contre le fascisme. Après son travail à l’Emergency Rescue Committee, le véritable Hirschman entra dans l’armée américaine, mais rien ne prouve qu’il ait eu une quelconque aventure avec Gold.

Le véritable Fry était probablement gay — ou du moins bisexuel. À Harvard, il avait pour condisciple Lincoln Kirstein, un des cofondateurs du New York City Ballet. D’après Dara Horn, dans son brillant ouvrage People Love Dead Jews : Reports From a Haunted Present (Les gens aiment les Juifs morts. Rapports sur un présent tourmenté), Kirstein soulignait bien, dans ses journaux intimes, que « Fry était gay… mais les principes de l’époque empêchaient quiconque de l’admettre ». D’après Jim, le fils de Fry, celui-ci était malade. J’ai connu des hommes gays et des hommes bipolaires, mais peu ont fait ce que Fry a fait.

Bien que l’idéologie nazie ait été homophobe jusqu’à l’obsession et traitait les homosexuels de dégénérés, il y avait des homosexuels dans leurs rangs. D’après Geoffrey J. Gilles – dans Journal of the History of Sexuality (Journal de l’histoire de la sexualité) –, les nazis, malgré leur homophobie officielle, encourageaient les hommes à renforcer leurs liens, ce qui pouvait les conduire souvent à former des rapports « homoérotiques » et à passer à l’acte malgré les interdits — y compris parmi les SS, les gardes du corps personnels de Hitler, et dans la police nazie.

En d’autres termes, nous ne pouvons avoir un aperçu de la personnalité de quelqu’un en nous basant sur la seule variable de son orientation sexuelle. Comme tous les humains, les homosexuels sont à la fois empathiques et cruels. Ils peuvent être des marginaux totalement apolitiques, des extrémistes excentriques, des anars imprévisibles, des conservateurs complètement barjots — voire eux-mêmes homophobes. On ne peut s’empêcher de penser à J. Edgar Hoover et Roy Cohn.

Voici ce que Pierre Sauvage, le principal spécialiste mondial de Fry, peut dire sur la question de son identité sexuelle. Il était « toujours tiré à quatre épingles, c’était un passionné de latin, de grec, et d’ornithologie. Il pouvait se montrer guindé et pédant, mais il adorait aussi les petits couplets paillards, et il avait un sens de l’humour loufoque ». Sauvage s’exprime également sur Andy Marino, l’auteur de A Quiet American : The Secret War of Varian Fry (Un Américain tranquille : la guerre secrète de Varian Fry). Celui-ci « suppose que des aspects de la sexualité et de l’histoire personnelle de Fry ont pu jouer un rôle majeur en lui donnant l’impression qu’il était différent des autres ». Sauvage répond à cela : « Peu importe l’orientation sexuelle de Fry — et il est difficile de savoir dans quelle mesure des suppositions dans ce domaine ne sont pas déplacées —, mais Marino a sans doute raison de souligner que Fry “n’entrait pas dans le moule”. »

Si je puis me permettre, j’aurais aimé voir le film s’inspirer du chapitre que Horn consacre au travail de Fry dans People Love Dead Jews. Elle considère qu’il est peut-être bipolaire et « un peu perturbé ». Toutefois, en ce qui concerne son homosexualité cachée, elle écrit : « Nous sommes confrontés à deux hypothèses concernant l’homosexualité d’une personnalité importante : soit celle-ci n’a aucun rapport avec son héroïsme et en tenir compte serait de la bigoterie ; soit elle a joué un rôle fondamental en lui donnant sa capacité d’empathie. Aucun des deux n’est réellement vrai. La sexualité de Fry semble être plutôt une autre facette de sa personnalité — comme la vivacité de son intelligence, et également sa maladie — qui le rendait incapable de vivre comme tout le monde. »

En 1935, Fry était à Berlin et il fut témoin d’un pogrom anti-juif. Des passants juifs furent agressés, traînés au sol, battus, reçurent des crachats, des coups de pied, des coups de couteau, certains furent assassinés. La foule poussait des cris de joie. « Dans un café sur le Kurfürstendamm, en plein centre ville, raconte Sauvage dans Varian Fry in Marseille, deux jeunes nazis s’étaient approchés d’un homme qui buvait tranquillement une bière et qui pouvait avoir l’air juif. Quand l’homme tendit la main pour soulever la chope, il se trouva avec sa main brutalement clouée à la table par un poignard manié joyeusement et triomphalement par une de ces brutes. »

Gold croyait que « l’image de cette main clouée à la table avait joué un rôle déterminant quand Fry s’était porté volontaire pour aller en France ».

Fry s’efforça à plusieurs reprises de « sensibiliser l’opinion publique américaine à la crise des réfugiés en Europe ». En 1942, il publia en une de The New Republic un article intitulé « Le massacre des Juifs[3]». Il affirmait alors que deux millions de Juifs avaient déjà été exterminés et que ces atrocités étaient « tellement horribles » que « les gens normaux ne peuvent y croire, tellement monstrueuses que le monde civilisé recule, incrédule, devant elles ». Il exhortait les États-Unis à sauver les Juifs d’Europe en leur accordant « l’asile maintenant, sans délai ni paperasse superflue ».

D’après Sauvage, le jeune journaliste fut surtout victime du « travail de sape » des « fonctionnaires américains à Washington et à Marseille. […] Fry attribuait largement son “ultime échec” au “défaitisme” d’un consul général ». Sauvage fait allusion en l’occurrence au consul général Hugh S. Fullerton (que Netflix rebaptise Graham Patterson), qui est d’ailleurs présenté comme le vrai salaud qu’il fut.

À vrai dire, Fry était particulièrement tourmenté par son incapacité à convaincre l’Amérique d’ouvrir ses portes aux Juifs d’Europe. En s’appuyant sur ses écrits, et sur l’œuvre des historiens Christopher R. Browning, Richard Breitman, Doris Kearns Goodwin, et Michael R. Marrus, Pierre Sauvage rappelle : « La porte était verrouillée du côté des Alliés, pas du côté des Allemands. […] Les Alliés essayaient de contrer ce qu’ils considéraient comme une tactique de la part de Hitler de les inonder sous le flot des réfugiés. »

Le propre éditeur de Fry, Random House, « censura » et passa « au scalpel » son récit Surrender on Demand. La maison avait l’impression que l’opinion publique américaine était si antisémite et hostile aux réfugiés que les ventes du livre en feraient les frais. Un des paragraphes supprimés dit ce qui suit : « Si j’ai un seul regret concernant le travail que nous avons effectué, c’est qu’il ait été aussi mince. En tout et pour tout, nous avons sauvé environ deux mille êtres humains. Nous aurions dû en sauver plusieurs fois ce nombre. […] Et quand nous avons échoué, ce ne fut que trop souvent en raison de l’incompréhension du gouvernement des États-Unis. »

Le tourment de Fry avait peut-être aussi une tout autre source. Aussi incroyable que cela puisse paraître, une fois bien à l’abri en Amérique, les artistes et les intellectuels qu’il avait personnellement aidés à fuir la France, à une exception près, firent la sourde oreille, refusant de le rappeler au téléphone, de l’aider à trouver un éditeur ou de lui donner une œuvre pour renflouer les finances de l’Emergency Rescue Committee, l’association philanthropique dont il s’occupait.

« Ce qui fut peut-être le plus douloureux pour Fry après son retour de France, écrit Dana Horn, ce fut la dissolution de ses liens avec les artistes et intellectuels qu’il avait sauvés — ou plutôt, la révélation que ces liens avaient été eux-mêmes une sorte de fiction. […] Pierre Sauvage m’a signalé que nombre de ceux qui avaient été sauvés ont même refusé par la suite d’avoir le moindre contact avec leur sauveteur. »

Pourquoi ? Voulaient-ils simplement laisser derrière eux les horreurs du passé ? Avaient-ils honte d‘avoir eu besoin d’aide à un moment donné — ou étaient-ils simplement incapables de reconnaissance ou de rendre la pareille ? Peut-être ces « génies » étaient-ils élitistes, aussi arrogants qu’une famille royale. Manifestement, Fry ne faisait pas partie du cénacle, et de ce fait, il ne méritait pas leur aide.

« La singularité de Varian Fry n’était pas celle d’un Marcel Duchamp, souligne Dana Horn. C’était celle d’un Ézéchiel. Et si personne n’a véritablement entendu parler de Varian Fry à ce jour, c’est parce que le don qui était le sien n’était pas de ceux que nous valorisons. »

Phyllis Chesler

Traduit de l’anglais par Édith Och ; titre original, « The Love Song of Varian Fry », Tablet Magazine, 2 mai 2023.

Notes
  • 1.

    Cette organisation humanitaire, fondée en 1933 sous le nom d’International Rescue Committee à l’initiative d’Albert Einstein, était destinée à venir en aide à ceux qui voulaient fuir l’Allemagne nazie. [ndt]

  • 2.

    Économiste américain originaire de Berlin, Membre de l’Emergency Rescue Committee, Albert Hirschman était très proche de Varian Fry. [ndt]

  • 3.

    Entre autres articles de Varian Fry, « Le massacre des Juifs » a été traduit par Édith Ochs et reproduit dans Livrer sur demande (Agone, 2008, p. 287 et suiv.). [ndt]