Au jour le jour

La ville n’est pas le problème mais la solution

La grande majorité de l’humanité vivra bientôt en milieu urbain – ce qui ne veut pas dire en ville. Un nombre croissant de personnes habite en particulier dans des bidonvilles. Le mouvement d’urbanisation actuel est concentré dans les pays en développement, en Afrique et en Asie surtout, tandis qu’il se ralentit dans les pays riches. Toutes les villes sont différentes mais elles reflètent l’état de la société qu’elles abritent. L’espace contemporain est ainsi le produit de cette société.

Nous rejoignons la plupart des analystes qui classent les sociétés actuelles, d’économie plus ou moins libérale et industrielle, en deux catégories, selon qu’elles relèvent du capitalisme d’entreprise ou du capitalisme d’État. Le capitalisme d’entreprise domine l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et une partie de l’Asie, où les ex-colonies ont obtenu un statut de nations émergentes – pays du golfe persique, Inde, Singapour, etc. Le pouvoir réel y est détenu par des groupes transnationaux cotés en bourse : les dirigeants politiques passent, les Gafa et consorts restent [1]. Ce capitalisme d’entreprise connaît des variantes, « entre ce qu’on pourrait appeler un “capitalisme fossile” (aux deux sens du terme), centré sur les industries désormais déclinantes du XXe siècle, et un capitalisme en plein essor, celui de la numérisation généralisée et de l’intelligence artificielle, de l’entrelacement des nouvelles technologies […] et de la transition énergique [2] ». Le capitalisme d’entreprise contrôle également sans partage les opérations financières, dont plus des trois quarts sont traités au niveau mondial en dollars. En termes de puissance économique et financière, les États-Unis se maintiennent en tête de ce groupe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Les pays ex-communistes, toujours totalitaires dans leur pratique (Chine, Russie, etc.) ont développé une économie capitalistique d’État et sont dirigés par des hommes arrivés au pouvoir hors de tout processus démocratique. Connaissant la tradition autoritaire séculaire propre au « despotisme oriental », personne ne peut s’étonner que Xi Jinping soit officiellement devenu président à vie début 2018. Plus au nord, Vladimir Poutine a été élu président de la Russie en 2018 avec plus de 76 % des voix. Puis le 5 avril 2021, il a fait voter une loi lui permettant de rester au pouvoir jusqu’en 2036. L’avantage de ce groupe oriental pratiquant le capitalisme d’État est démographique puisque l’Occident, associé au Japon, ne compte qu’un peu plus d’un milliard d’habitants tandis que la population de la Chine, additionnée à celle de la Russie, atteint un milliard et demi d’habitants [3].

Les deux capitalismes sont hégémoniques sur trois continents, Amérique, Europe et Asie, tout en entreprenant de conquérir le reste du monde. Ils s’affrontent dans une guerre commerciale où l’enjeu n’est plus tant la prééminence dans la sphère des biens et des services que le contrôle des flux monétaires et financiers, de l’information et des transports. Afin de renverser la suprématie occidentale, la Chine a développé des quasi-clones des Gafa, les Batx (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiamu), au point que ces puissants groupes privés finissent par faire ombrage à l’État-parti qui contrôle in fine l’économie. Dans l’empire du milieu, les ventes en ligne sont ainsi accaparées à 94 % par Alibaba et Tencent [4]. Et pour reprendre le contrôle des flux, la Chine met au point une monnaie virtuelle qui permettrait de rivaliser avec le dollar américain tout en captant toujours plus de données personnelles.

Ce qui existe aujourd’hui est contemporain mais ne le sera plus demain. Le « contemporain » n’existe pas : on le retiendra par facilité de langage. On peut situer une césure entre architecture moderne et architecture contemporaine au cours des années 1970, où émergent trois événements notables :

  • la destruction volontaire, en juillet 1972, d’un groupe de logements sociaux aux États-Unis, ensemble réputé invivable [5] ;
  • la fin des grands ensembles comme modèle d’habitat collectif, à suite de la crise pétrolière de 1973-1974, qui a conduit à établir une nouvelle norme, la réglementation thermique (RT), avec des variantes nationales ;
  • l’irruption d’un musée high-tech au cœur du Paris historique, le Centre Georges-Pompidou, inauguré le 31 janvier 1977 et qualifié par Renzo Piano, l’un des deux concepteurs, de « paquebot spatial ».

Nous qualifierons donc ici de « contemporaine » l’architecture mise en œuvre depuis 1975. Nous considérons comme « contemporains » les créateurs nés après 1945. Quant à l’espace, nous entendons par là l’espace public, théoriquement accessible à tous. L’espace privé relève de l’architecture ou se confond avec son espace interne, intrinsèque à tout bâtiment.

Le poids de la tradition urbaine est important en Europe, quasi nul aux États-Unis, en Chine ou au Japon, en Afrique ou en Amérique latine. La ville contemporaine connaît donc, dans sa forme, son organisation et son projet, des variantes géographiques. Mais l’architecture contemporaine est, elle, nettement plus uniformisée, les grosses agences étant supranationales.

Commençons par examiner la condition de l’architecture et des architectes.

Olivier Barancy

Réflexions liminaires à son essai, Plaidoyer contre l’urbanisme hors-sol et pour une architecture raisonnée, à paraître le 21 octobre prochain.

Notes
  • 1.

    Il n’est pas anodin de souligner que Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, d’origine américaine, régentent l’économie numérique et du commerce en ligne, purs produits du XXIe siècle.

  • 2.

    Jérôme Baschet, Basculements, La Découverte, 2021, p. 38.

  • 3.

    Suivant les statistiques de l’ONU (janvier 2017), l’Inde est le deuxième pays le plus peuplé, avec 1,324 milliard d’habitants.

  • 4.

    Frédéric Lemaître, « En Chine, les premiers pas du yuan digital », Le Monde, 15 janvier 2021.

  • 5.

    Lire Peter Blake, L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972, à 15h32 (ou à peu près), Le Moniteur, 1980.