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Le « dêmos » ou le « people » ?

L’Instruction publique avait reçu de la IIIe République la haute mission de faire acquérir à chacun de ses citoyens, désormais soumis à l’obligation scolaire laïque et gratuite, la triple compétence propre aux êtres humains de lire, écrire et compter ; et par là de développer leur capacité civique à s’occuper des affaires publiques (Res publica) et à former un dêmos (ou, comme disaient les Latins, un populus).

À en juger par l’inquiétant état de notre démocratie, dans les institutions comme dans les mœurs et dans les coeurs, on peut douter que l’École ait heureusement accompli sa mission d’intérêt général.

Sans doute est-ce faute d’avoir réellement bénéficié, au fil des décennies, tant sous la IVe République que sous la Ve, de tous les moyens matériels et humains indispensables à une démocratisation effective de l’enseignement. En effet, l’Éducation nationale, et plus largement la nation française, n’ont pas connu, en tout cas pas de façon durable, un investissement général dans l’enseignement secondaire, comparable (toutes choses égales par ailleurs) à celui de la IIIe République dans le primaire.

C’est que l’objectif prioritaire de l’enseignement primaire était de faire accéder les masses laborieuses à l’exercice de la citoyenneté (ce qui était bien le moins en démocratie !), tandis que l’objectif de l’enseignement secondaire était de sélectionner des élites capables d’assumer un premier niveau d’encadrement, c’est-à-dire de parachever l’écrémage social entrepris avec le primaire.

Aussi, à l’exception des filières d’excellence, demeurées chasse gardée des classes supérieures, l’enseignement secondaire, sous prétexte de modernisation, a-t-il assuré une formation à la fois d’un prétentieux éclectisme et d’une portée réelle très inférieure à ses prétentions affichées. En fait de contribution à l’émancipation de la nation, lycées et collèges ont surtout œuvré à segmenter et conditionner des catégories professionnelles moyennes en fonction des besoins de développement et de transformation du capitalisme industriel, commercial et financier du monde occidental.

Depuis l’invention de la démocratie, l’extension et le renforcement de celle-ci n’ont cessé d’être une promesse, mensongère chez les uns, de l’ordre du vœu pieux chez les autres. Aujourd’hui la chose est d’une telle évidence qu’on s’étonne qu’il y ait encore des gens pour y croire, tant éclate l’impuissance du pouvoir politique par rapport à celui de la propriété privée et de la Grande Entreprise.

En fait l’existence de la démocratie est désormais un topos qui fait partie de l’idéologie dominante dévotement entretenue par les médias (les clercs qui les manipulent et les fidèles qu’ils manipulent). Une sorte de superstition sociale-démocrate qui a remplacé la religiosité de naguère en supprimant sa référence à une transcendance mais en conservant ses effets symboliques de soumission, d’exclusion et de consentement.

Je ne veux pas seulement parler de la quasi-expulsion des classes populaires hors de la sphère politique légitime, scandale dont la persistance à elle seule devrait discréditer la parole de toute majorité gouvernementale, mais aussi de la mascarade de débat démocratique qu’entretient l’existence d’un establishment médiatique accaparé par des affairistes milliardaires et différentes coteries de la classe moyenne, de niveau intermédiaire Bac+n, qui manifestement ne comprennent pas la moitié de ce qu’ils lisent, parce qu’ils n’ont pas vraiment appris à lire et ne lisent que ce qu’ils veulent entendre. Petits-bourgeois semi-cultivés, gorgés dès l’enfance d’images et de bruit, ils n’ont pas davantage appris à écrire ni à s’exprimer mais le tout-audiovisuel facilité par le numérique leur laisse croire qu’ils sont devenus virtuoses avant même d’avoir appris leurs gammes. Ils pensent comme ils vivent, dans la facilité, la frime et le m’as-tu-vuisme. Des milliards se dépensent chaque année en pure perte, sans même parler du dévouement et de la générosité bénévoles, pour remédier à cet analphabétisme tenace. Mais davantage d’argent encore s’investit dans la niaiserie et la médiocrité ambiantes de la kermesse « pipole » ininterrompue.

Entre autres croyances entretenues par cette bêtise scolairement cautionnée, il y a celle, typiquement petite-bourgeoise, « progressiste » et « démocratique », que « le peuple » est bon, sain, moral, naturellement éclairé et vertueux et que les bons sentiments suffisent pour faire de la bonne politique. Ce sont là des clichés pieux et commodes comme on en avait déjà au temps où on distribuait les restes aux pauvres manants aux portes des palais, ou encore au temps des des « clients » romains attendant leur sportule quotidienne devant la maison du « patron ». Les figures de la soumission se succèdent et se ressemblent dans l’histoire.

Le « peuple », lequel ? L’antique dêmos ou l’actuel people ? Je connais nombre de personnes qui ont usé leurs forces à essayer de combattre sur ce terrain-là, celui de la diffusion des Lumières. Elles ont tout au plus réussi à convaincre quelques individus de la nécessité de pratiquer soi-même sa propre socio-analyse. Et encore…Toute cette dimension de l’auto-réflexivité inhérente à la sociologie critique, déjà présente dans le matérialisme historique, a été rapidement édulcorée, réévaluée et « dépassée », y compris par de prétendus bourdieusiens. En conséquence, les forces vives d’un changement politique de gauche et à gauche se sont réfugiées entre gens de bonne compagnie, dans un entre soi chic où on pouvait causer, échanger, se coopter, au PS, à la CFDT, en IEP, chez les Verts, chez Macron, etc., dans cet univers social en demi-teinte, épris de recentrage, d’euphémisation et de distinction et sincèrement convaincu que le seul progrès humain concevable, c’est que tout le monde mette de l’eau dans son vin idéologique, bannisse tout extrémisme et toute radicalité et se fasse petit-bourgeois libéral. De préférence en copiant servilement (on peut sur ce point faire confiance à la publicité) le mode de vie de ses homologues américains !

C’est là tout le programme des sociaux-libéraux, démocrates à toute épreuve. Grâce à un élixir de croissance magique, poudre de perlimpinpin qu’ils croient inépuisable puisque la Providence semble l’avoir créée et la recréer indéfiniment exprès pour que les industrieux Humains de leur espèce continuent à se comporter en consommateurs insatiables et en pollueurs insouciants, jusqu’à la fin des temps.

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en mars 2022.

Du même auteur, dernier livre paru, la réédition de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu (Agone, janvier 2021).