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Le scepticisme entre la crise religieuse et la crise scientifique des débuts de la Modernité

Le sort d’un grand livre classique est de se trouver assez vite contesté dans chacune de ses thèses…

Ainsi, on a reproché à la gigantesque Histoire du scepticisme de Richard Popkin d’ignorer une part considérable de son objet en ne disant pas un mot du pyrrhonisme clandestin de l’époque des Lumières et en présentant David Hume comme le seul sceptique du XVIIIe siècle. On a regretté que sa thèse principale : la Modernité naît d’une rupture consécutive à la redécouverte de Sextus Empiricus à la Renaissance, le conduise à tenir pour nul le scepticisme médiéval.

Quant à nous, nous trouvons étrange de caractériser la philosophie classique allemande comme une « réaction monumentale au scepticisme » [p.720] en évoquant à peine les noms de Niethammer et Stäudlin et en se contentant d’une maigre allusion aux sceptiques allemands (Maimon et Schulze). Plutôt que de s’interroger constamment sur la sincérité de tel ou tel présumé pyrrhonien, on aurait sans doute gagné à s’arrêter sur ces deux sceptiques assumés. Un autre regard sur l’héritage de Berkeley aurait alors été possible, car les Allemands ne considéraient certainement pas ce « sceptique malgré lui » comme un « petit dialecticien amusant » [p.677], mais comme le précurseur du nihilisme.

Malgré cela, il faut reconnaître que, soixante ans exactement après sa première parution [1] , l’ouvrage de Popkin conserve une force et une capacité à surprendre à peine croyables.

Le point de départ de l’histoire du scepticisme moderne serait la décision de Savonarole de faire traduire les textes de Sextus Empiricus et de les utiliser à des fins apologétiques. La modernité serait née d’une christianisation du pyrrhonisme et de l’utilisation des arguments du « divin Sexte » pour appuyer le fidéisme. Qui aurait pu imaginer que les arguments sceptiques de l’Antiquité allaient être au centre de la crise religieuse des débuts de la Modernité ? S’il existe une forme d’imprévisibilité dans l’histoire de la pensée, c’est bien dans cette union invraisemblable du doute et de la Croix qu’il faut la rechercher, ou dans ce court-circuit étonnant qui a ensuite conduit à associer la Contre-Réforme au scepticisme pyrrhonien.

Après-coup, Pascal a rendu plausible l’idée que le scepticisme pouvait préparer à la foi en neutralisant les tendances rationnelles de l’homme et en sapant notre confiance dans la connaissance naturelle. Mais quand on relit avec Popkin l’histoire de la critique de la raison dans la première modernité, on ne peut manquer d’être surpris de voir la philosophie moderne naître des débats religieux sur la « règle de la foi » (autrement dit sur le critère permet- tant de distinguer la vraie et la fausse croyance). Aux XVIe et XVIIe siècles, le scepticisme a d’abord été une arme des catholiques contre les calvinistes, présentés comme les nouveaux dogmatiques, avant de fournir à ces derniers les moyens d’une contre-attaque. Le scepticisme a été une « machine de guerre » visant à saper les fondements du protestantisme et à fonder la fidélité à l’Église et la croyance en son infaillibilité [p.166]. L’état d’esprit du parfait sceptique est celui qu’il faut pour croire que la vraie religion est constamment révélée par Dieu à travers son Église [p.188]. Le pyrrhonisme comme arme pour défendre l’orthodoxie...

Cette impression d’étrangeté est renforcée par le renversement des usages et des arguments qui paraît être la règle dans les débats de cette époque. François Véron, par exemple, «réduit le calvinisme à un scepticisme complet » [p.171], avant que les Protestants ne retournent ses objections sceptiques contre lui [p.181]. Assurément, une telle plasticité ne déplairait pas aux pyrrhoniens, pas plus que la difficulté qu’il y a à savoir si le scepticisme ouvre sur la meilleure théologie ou le pire athéisme. Ainsi le quiétisme de Molinos et Labadie « fait apparaître à la fois la force spirituelle de ce genre de scepticisme et la possibilité qu’il conduise au-delà et en dehors du christianisme » [p.420]. De la même manière, à la suite de Jean Pic de la Mirandole, on a régulièrement utilisé les arguments de Sextus pour attaquer l’astrologie et réfuter les sciences occultes comme l’alchimie ou la sorcellerie. Mais, à la fin du XVIIe siècle, Joseph Glanvill se sert d’arguments sceptiques pour défendre à la fois un fidéisme rationnel... et l’existence des sorcières [p.478].

Mais, bien sûr, la description la plus riche de l’ouvrage est celle de la transition qui s’opère de la crise religieuse à la crise scientifique des débuts de la Modernité. La Réforme a posé une question fondamentale : comment pouvons-nous justifier les fondements de notre connaissance ? [p.55] Avec la révolution scientifique et Descartes se rejoue ce qui s’est passé dans le domaine de la croyance, à cette différence près que ce qui est maintenant en jeu, ce n’est plus la règle de la foi, mais la « règle de la vérité » [p.333] : « Ce que, à en croire la Contre-Réforme, la Réforme a entraîné dans le domaine de la religion, à savoir réduire toutes les conceptions à de simples opinions devant être évaluées en fonction de leur plausibilité, arrive désormais en philosophie et dans les sciences » [p.333]. Si, avec Popkin, on s’attache à déterminer ce que font les auteurs, par-delà ce qu’ils énoncent, on comprend à quoi la doctrine cartésienne de la certitude est censée répondre ou ce que fait le « fanatique René Descartes » quand il construit son nouveau dogmatisme [p.279] : il cherche à répondre à la nouvelle forme, particulièrement décapante, de scepticisme née de la redécouverte et de la diffusion à la fin du XVIe siècle des textes du pyrrhonisme antique. Mais, plus que le « sombre Descartes » [p.321], c’est Gassendi et son « scepticisme constructif » [p.224] qui incarnent le mieux, au dire de Popkin, la révolution scientifique : le doute permet de séparer les sciences de la métaphysique et d’en faire des guides pour l’action et des systèmes hypothétiques qui nous donnent un accès « à la vérité à propos des apparences, et non de la réalité » [p.288]. Ce qui rend cet « épicurisme expérimental » [p.219] si emblématique, c’est son rejet de l’aristotélisme. Bien qu’il ait pu exister un conservatisme pyrrhonien hostile à la révolution scientifique [p.192], le scepticisme de la première Modernité n’a en fait cessé de prendre pour cible le Stagirite.

Patrick Cerutti

Cette recension de Richard Popkin, Histoire du scepticisme. De la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle (Agone, 2019) est parue dans la Revue philosophique (2021, n° 3)

Notes
  • 1.

    Sur la traduction de 1995 de la version de 1979, la Revue philosophique, 1996/2, p. 326.