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Le théâtre, sa fonction sociale et son public

Dans la conclusion de son histoire , Marjorie Glass revient sur les changements qui ont structuré l’« évolution » du théâtre public à partir des années 1970, aboutissant à une normalisation de ses critères de consécration, et à une opposition de plus en plus marquée entre un théâtre institutionnel, esthétique, et un théâtre qui daigne encore considérer son public. Avec comme conséquences, encore et toujours, une distribution arbitraire et inégales des financements, une légitimité basée sur des critères non moins arbitraires et inégaux, une tension toujours plus forte entre théâtre public et théâtre privés… Tout un contexte qui laisse deux questions en suspens : quel est le rôle social de cet art, et comment réactiver la relation entre le public et son théâtre ?

Cet ouvrage met en évidence les importantes transformations esthétiques et institutionnelles qui ont traversé le théâtre public depuis l’après-guerre et abouti à l’émergence de deux figures aujourd’hui incontournables : celle du metteur en scène et celle du programmateur. Leur prééminence progressive est un indice fort du recentrement du théâtre public sur les problématiques esthétiques. A contrario, ces quelques décennies ont vu une figure autrefois importante, celle de l’animateur, devenir peu à peu secondaire. Cette évolution est symptomatique de la progressive démonétisation de la fonction civique et sociale du théâtre dans le processus de consécration des carrières artistiques. Sous l’effet de l’institutionnalisation du secteur, une définition légitime de la création s’est même imposée qui conditionne l’accès aux ressources publiques au respect de certaines pratiques. L’innovation esthétique, la singularité artistique et le capital relationnel sont devenus, sous l’effet de l’évolution concomitante de la critique, de l’expertise universitaire et des pouvoirs publics, les critères principaux de reconnaissance assurant la réussite d’une carrière dans le circuit institutionnel public. Le renforcement de ces critères a, a contrario, contribué à affaiblir le rôle économique comme symbolique du public dans le système de consécration.

Le théâtre public est ainsi aujourd’hui profondément divisé entre d’un côté les tenants d’un art de recherche et de l’autre les défenseurs d’un théâtre davantage fondé sur le public. Cette opposition recouvre des inégalités économiques importantes entre des agents dominants qui bénéficient des aides publiques et de nombreux artistes exclus des systèmes de subventionnement soit parce qu’ils sont encore en attente de consécration, soit parce qu’ils ont été marginalisés en raison du caractère par trop socioculturel de leurs activités. Cette division peut paraître pour le moins paradoxale s’agissant d’agents défendant leur capacité à créer du lien social. En effet, tous, quelle que soit leur position institutionnelle ou artistique, entendent faire en sorte que leur activité soit utile à la société. Pendant toute la période qui nous a occupés, l’accès au peuple a été au cœur des enjeux qui ont constitué les oppositions successives : du théâtre brechtien face au théâtre populaire (années 1960), du théâtre anti-institutionnel face au théâtre consacré (années 1970), des activités artistiques face au secteur socioculturel (années 1980). Les confrontations actuelles, qui voient les uns accusés de populisme et les autres qualifiés d’élitistes s’inscrivent dans la constante réactivation du peuple en tant qu’enjeu de légitimité. Ce débat recouvre l’opposition fondamentale entre populisme et misérabilisme mise en exergue par Grignon et Passeron[1]. La majorité des entreprises intellectuelles visant l’émancipation du peuple se heurtent en effet d’un côté à « une forme paradoxale de mépris de classe à l’égard des dominés » à travers une vision enchantée, mais aussi naïve de la culture populaire, et de l’autre à une posture surplombante à l’égard de cultures conçues comme irrémédiablement dominées.

Le théâtre public réactive ces oppositions traditionnelles entre savant et populaire, mais celles-ci sont objectivées dans les structures de production : les postures populistes sont renvoyées à des espaces de production peu rémunérateurs et artistiquement dénigrés par les institutions consécratrices. Les postures élitistes sont, elles, l’apanage des dominants du secteur qui revendiquent leur « excellence artistique ». Les agents sont ainsi façonnés par des représentations de la création et de la relation au public profondément liées à leur position et à leur trajectoire. C’est la raison pour laquelle les récentes tentatives pour refaire du théâtre un outil d’émancipation ne parviennent pas à dépasser ces récurrentes oppositions concernant les manières de toucher le public.

La crise sanitaire a contribué à réactiver les débats au sein du monde du théâtre, tant sur les inégalités d’accès aux ressources publiques que sur l’utilité sociale du théâtre. Ces inégalités ont ainsi renforcé les discriminations entre acteurs culturels dans ce contexte particulier. L’année blanche, aussi utile soit-elle, a d’abord contribué à creuser les inégalités entre intermittents et non-intermittents. Ce sont paradoxalement les plus fragiles, non soutenus par le système d’assurance chômage, qui ont été laissés de côté. La crise a également mis au jour d’importantes disparités entre théâtre public et théâtre privé : le maintien des subventions pour les premiers a permis de traverser les périodes de confinement sans trop d’inquiétude pour l’avenir. A contrario, l’absence de spectateurs et de billetterie a contribué à profondément fragiliser les théâtres privés, structurellement beaucoup plus dépendants du public. À moyen terme, ce sont les inégalités en termes de consécration et d’intégration au système institutionnel qui sautent aux yeux. Les compagnies les mieux soutenues par le réseau des scènes publiques ont le plus souvent vu leurs contrats de cession honorés malgré les annulations, leurs résidences de travail maintenues et ont ainsi pu rester visibles auprès des programmateurs. Tandis que les compagnies moins intégrées, qui n’étaient pas soutenues cette année-là par un théâtre subventionné, qui ne bénéficient pas d’aides au fonctionnement, voient leurs perspectives de création et de tournées largement amputées pour les années à venir. Cette crise sanitaire a également accentué le pouvoir des programmateurs dans la diffusion des spectacles auprès du public : seuls spectateurs autorisés des spectacles créés en période de confinement, ils sont devenus seuls juges des créations, affaiblissant encore le rôle consécrateur du public, soudainement disparu des salles.

Durant cette période, j’ai eu l’opportunité d’observer les partis-pris des acteurs culturels, tant dans les théâtres occupés que sur les réseaux sociaux, miroirs incomplets, mais intéressants des débats qui ont agité la profession théâtrale. L’opposition entre artistique et socio-culturel a été largement réactivée à la faveur de cette crise. Guy Alloucherie, tenant d’un théâtre fortement articulé à un travail d’action culturelle, a ainsi pris position en faveur d’une ouverture large des théâtres à d’autres formes artistiques :

[Il faut] que chaque compagnie puisse avoir accès aux plateaux, aux salles qui ne sont que le privilège de certains et certaines, mais auxquels ne peuvent prétendre les compagnies simples, humbles qui créent de magnifiques spectacles et projets d’actions artistiques sur tout le territoire et font de la culture de chacun la vraie définition de l’art. […] Pour l’instant, l’art vivant en particulier, disons les choses comme elles le sont vraiment, n’est qu’un entre soi de publics et d’artistes dominants.

Le débat autour du rôle du théâtre dans le monde social a également été réactivé à la faveur de cette crise. Certains, comme Jacques Livchine, partisan d’un théâtre de rue proche du public, ont vu dans la crise sanitaire une occasion d’inventer d’autres modes de relation au public, pour sortir d’un théâtre replié sur lui-même. Cette critique à peine voilée des théâtres institutionnels a provoqué de nombreuses réactions : certaines défendant l’important travail de médiation pourtant mené auprès des publics et d’autres insistant sur la posture démagogique et populiste de Jacques Livchine.

Ces oppositions trouvent leur fondement dans l’institutionnalisation du théâtre public, telle qu’elle s’est opérée à partir des années 1970. La distinction entre création et action culturelle, avant-garde et recherche du public s’est historiquement construite et structure désormais le secteur. Aucun discours, même volontaire, autour du rôle social du théâtre, ne suffira à transformer cet état de fait sans que la hiérarchie en vigueur entre une culture légitime, institutionnalisée, et une culture populaire, renvoyée à son strict rôle social ou divertissant, ne soit interrogée. Espérons que cet ouvrage y contribuera.


Marjorie Glas
Extrait de la conclusion de son livre Quand l'art chasse le populaire, parution le 5 mai 2023.

Notes
  • 1.

    Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard/Seuil - « Hautes études », 1989.