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L’édition mise à mal par ses vieux mariés, même [LettrInfo 23-II]

Un peu plus souvent que de coutume, on va parler d’édition jusqu’à la fin de l’hiver. Pour suivre notre actualité éditoriale. Dont la réédition de La Trahison des éditeurs. Encadrée par deux ouvrages sur les médias : Deux siècles de critique anticapitaliste des médias par Dominique Pinsolle (paru en novembre dernier) et Les médias contre la gauche par Pauline Perrenot (à paraître en mars). Pas seulement ! Aussi pour suivre (un peu) l’actualité de l’édition. Ce vent de panique que « Bolloré » fait souffler sur les médias. Avec entre autres avantage de rendre moins invisible celui qu’il fait souffler sur les métiers du livre…


On dira ce qu’on veut du patron de Vivendi-Editis, et désormais de Hachette, mais surtout du mal. Il faut pourtant reconnaître de nombreuses vertus à ce méchant de comédie. Bien sûr, avec ses déclarations déplacées, ses pratiques grossières de censure et de congédiement pour crime de lèse-patronat, son affichage politique du plus mauvais goût, sa brutalité d’un autre temps et d’un autre monde, le satrape breton brouille les cartes.

Mais d’abord, il a presque réussi à saboter le coûteux travail des conseils en communication qui ont presque réussi jusque-là à faire passer les patrons pour de généreux mécènes, amateurs d’art, gens de progrès et soutiens démocrates des bonnes causes. Voilà enfin un patron digne de ce nom ! Qui dit ce qu’il fait sans ronds de jambe et qui fait ce qu’il dit sans prendre de gants. Qui n’a pas acquis à grands frais un outil de propagande pour en faire bénéficier ses employés et moins encore pour diffuser les idées de ses ennemis politiques.

D'un autre côté, l’indélicatesse avec laquelle Vincent Bolloré heurte la sensibilité de la bourgeoisie cultivée de gauche focalise sur son personnage toutes les indignations. Ce qui permet une distribution peu exigeante de médailles de la Résistance. On a vu comment un comique de gauche est passé tout à la fois pour une victime et un héros de la liberté d’expression.

Par la même vertu du même manichéisme de série américaine, un journaliste littéraire plutôt connu pour son allégeance au Syndicat national de l’édition (patronale) s’est lui aussi trouvé décoré. ActuaLitté aurait été mis « sous pression » par le croquemitaine de l'édition après avoir relayé un secret de polichinelle. Ce qui lui permis une mise en scène ampoulée de soi complaisamment relayée par #StopBollore puis Arrêt sur image.

Voyons comment ActuaLitté s’attaque vraiment aux dangers de la concentration éditoriale. Par exemple lorsque Minuit est racheté par Madrigall. Après tout, ça n’est que le fonds d’une maison née de la Résistance à l’occupant national-socialiste qui va blanchir et enrichir une maison qui a prospéré sous la collaboration avec l’occupant national-socialiste. Pas de quoi en faire tout un plat ! D’ailleurs, aussitôt l’opération annoncée, en juin 2021, de Télérama au Figaro en passant par La Croix, Le Monde, Livre Hebdo, ou encore AOC et Sud-Ouest, toute la presse a travesti cette réalité pour la rendre conforme aux directives du nouveau propriétaire. 

Un seul honnête journaliste n’a pas dissimulé sa servilité en saucissonnant comme les autres le communiqué officiel qu’un ébéniste de Madrigall a préparé pour son patron : ActuaLitté l’a reproduit intégralement. On y enfile comme des abstractions sans histoire les mots de « résistance », de « clandestinité », d’« engagement », de « conviction », de « vertu » et de « liberté d’expression ».

La seule question qu’on doit se poser à propos de ce type de presse culturelle est sans doute celle de leur raison d’être : « Les univers du livre » n’ont-ils pas déjà, avec Livres Hebdo, leur Pravda du SNEp ? Qui relaye déjà la moindre opération de propagande de leurs employeurs et clientèles avec une fidélité laissant penser que toute la place est prise. Eh bien non ! L’absence de tout espace critique est sans doute à mesurer à l’aune de l’accueil sans limite de la louange des maîtres.

Maintenant, la courtisanerie peut avoir des moments d’humour involontaire tout à fait réjouissants. Ainsi lorsque Pravda Hebdo relaie sans recul ni vergogne un coup de com’ imaginé par Hachette : « Les éditions Larousse publieront 20 % de nouveautés en moins au premier semestre 2023.  Intitulée “Revenir à l’essentiel”, cette opération expérimentale se veut une première étape dans la lutte contre la surproduction éditoriale. » Sur LinkedIn, un directeur artistique en révèle la blague : « Des pompiers-pyromanes. Les grands groupes appellent à la sobriété éditoriale après avoir inondé le marché de médiocrités rédactionnelles et visuelles imprimées à l’autre bout de la planète ! Arrêtez de produire des coffrets crétinisant et de publier tous ces influenceurs de pacotilles. Ce n’est pas de l’édition, c’est du marketing de décérébré ! Ça fera déjà une bonne part des 20 % “de nouveautés en moins”. »

Au tournant du millénaire, alors que la commission européenne forçait Hachette à relâcher sous le nom d'Editis une partie de sa prise sur la dépouille de Vivendi, c’était au nom de l’« indépendance » d’un quarteron des « grands indépendants » avait mené bataille. Vingt ans plus tard, au moment où Vivendi semble devoir lâcher Editis pour s’emparer de Hachette, les choses n’ont changé qu’en apparence. On sait déjà que Bernard Arnault, première fortune de France et propriétaire de 10 % de Madrigall, mène en coulisse des négociations avec Vincent Bolloré, 13e fortune de France, pour voir combien de marques d’Editis pourraient être cédées à Antoine Gallimard, qui semble être sorti en 2022 des 500 premières fortunes de France. L’indépendance ne faisant plus recette, c’est pour la « démocratie » et contre le « fascisme » qu’à cette fronde (médiatique) sont associés telle ou telle énième fortune de France et professionnels du livre. Ainsi éditeurs et libraires, Société des gens de lettres et Parlement des écrivains portent-ils plusieurs recours contre les menées de Vincent Bolloré. De leur côté, des acteurs du livre se sont associés à des acteurs des médias  autour du slogan #StopBollore.

Tout cela est indispensable. Mais comme le rappelle à juste titre l’avocate qui représente une partie de celles  et ceux qui mènent la bataille juridique auprès de la Commission européenne  contre les concentrations dans l’édition : « La cession d’Editis par Bolloré  ne règle pas le problème Hachette. »

Cette  évidence n’a pas échappé aux organisatrices des Assises de l’édition indépendantes, qui se sont déroulées jeudi et vendredi dernier à Aix-en-Provence. Ces deux jours de débats s’inscrivaient, à juste titre, dans la continuité des Rencontres de l’édition indépendante, en particulier des troisièmes, qui se sont déroulées à Marseille, les 20 et 21 février 2012, avec en ouverture une intervention de Michel Valensi, des éditions de l’Éclat, sous le thème « Pour des assises de l’édition pauvre, où nous resterions debout ! ».

Pour autant, la pauvreté invoquée par Valensi en modèle de sa vision du métier n’était pas vraiment au programme de la matinée d’ouverture. Certes, tout ce qui se fait de plus légitime en manière de « politique de soutien de l’édition indépendante » était bien là. Du ministère de la Culture à la Région Sud, en passant par le CNL et la Sofia. Un peu isolée en bout de table, la directrice de l’Agence régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur a bien présenté une série de propositions réalistes, bienvenues et tout à fait en accord avec le thème des journées. Mais que faisait là le président du SNEp en la personne de Vincent Montagne, patron de Médias-Participipation, quatrième groupe éditorial français et 257e fortune de France ? Sinon rappeler la réalité du rapport de force entre les 2 300 éditeurs indépendants isolés et la douzaine de groupes qui siègent au SNEp et cumulent près de 90 % du marché de l’édition ?

Une seule question devait être posée, et ne l'a pas été : si les thèmes de ces deux journées répondaient bien aux dangers de la concentration dans l’édition en termes d’érosion de la diversité culturelle, d’industrialisation de la production, de précarisation des métiers du livre, etc. ; et si la concentration résulte bien de la capacité d’une poignées de grands groupes à créer les conditions leur permettant de racheter leurs confrères ; alors on doit se demander jusqu’à quand l’État et les collectivités territoriales vont financer avec l’argent public l’enrichissement des groupes à l’origine de la situation diagnostiquée à radicalement réformer ?

En attendant, on comprend bien que l’absence de tout autre représentant de l’édition qu’un syndicat aux mains desdits grands groupes, il est peut-être temps que la Fédération des éditions indépendantes à l’origine de ces assises aille au bout de sa logique et rassemble les maisons qui proposent un autre modèle aux institutions culturelles.

Thierry Discepolo
Du même auteur, sur les mêmes thèmes, à paraître le 17 février, La Trahison des éditeurs.

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