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Les empires du papier. La « Trahison des éditeurs » vue depuis Londres

En attendant de la réédition de La Trahison des éditeurs, nous donnons un florilège de la réception, il y a douze ans, de la première édition de ce livre. En commençant, à tout seigneur, tout honneur, par le Royaume uni et la New Left Review

Lorsqu’on veut acheter des livres en France, on peut toujours espérer trouver son bonheur dans les trois mille librairies indépendantes du pays, soit trois fois plus qu’en Angleterre. De très nombreux livres sont vendus au prix indiqué sur leur couverture, contrairement aux montagnes de titres soldés qui remplissent les principales chaînes américaines et britanniques. De petites maisons d’éditions, ainsi que les points de vente susceptibles de lire et de recommander leurs catalogues, réussissent à se maintenir grâce à l’« exception culturelle » et au « prix unique du livre », alors que le reste de l’industrie de l’édition est gouverné par la vitesse et les marges de profit, et non par l’originalité et la rigueur du contenu. Mais le modèle français s’aligne de plus en plus sur le système d’ouverture au marché qui prévaut ailleurs, où les nouveaux livres tendent à entrer dans les catalogues plusieurs mois à l’avance, ou bien ne sont publiés que pour occuper l’espace : on les achète déjà écrits, souvent par le nègre d’un grand chef ou d’un sportif, et ils sont immédiatement produits en série pour atteindre les objectifs de l’année fiscale en cours. À l’instar des machines à laver ou des voitures, les livres doivent avoir la durée de vie la plus courte possible.

La Trahison des éditeurs, de Thierry Discepolo, fait un sort à l’idée selon laquelle la France serait encore un bastion de l’édition indépendante. C’est là un mythe, avance-t-il, qui est tout sauf inoffensif : plus on continue d’y croire, et plus les idéaux qu’il renferme sont détruits. La Trahison affirme ce qui semble évident mais est nié ou occulté de manière systématique : le champ éditorial en France correspond de plus en plus aux modèles américain et britannique. Le processus n’a cessé de gagner en intensité depuis les années 1980, époque où les rachats et les fusions ont commencé à se succéder à un rythme soutenu et où le degré de concentration dans le champ éditorial a atteint des niveaux inquiétants. En 2002, avec la fusion Hachette-Vivendi, Arnaud Lagardère (industriel, marchand d’armes et ancien chouchou de Nicolas Sarkozy) et ses filiales contrôlaient 98 % des dictionnaires français, 82 % des livres scolaires, plus de 50 % des très populaires « livres de poche », 45 % de la littérature générale et 65 % de la distribution dans le pays, soit une situation de monopole sans équivalent. Prétendre que la France représente une alternative à ce modèle est faux et dangereux. Cela nourrit la complaisance à l’égard de ce qui est une illusion, et pour tous ces francophiles qui se laissent aller à un tel romantisme, le livre de Discepolo fait l’effet d’une douche froide. Pourquoi, demande-t-il, la France réagirait-elle différemment à des changements qui, ailleurs, ont eu à chaque fois les mêmes effets ?

« Les propriétaires des maisons d’édition françaises seraient-ils les seuls à racheter des entreprises pour permettre aux anciens patrons devenus leurs employés de mieux s’épanouir dans leur métier en les protégeant des embarras de la gestion et de la rentabilité ? Les seuls à ne jamais peser, à ne jamais souhaiter peser, quand ils le désirent, sur les choix de leurs employés et sur les usages du bien qu’ils possèdent ? Et les nouveaux employés seraient-ils les seuls à ne pas intérioriser et anticiper les ordres du nouveau maître ? Ce qui est une loi du genre partout où règne le pouvoir du capital ne s’appliquerait pas ici ? »

La Trahison des éditeurs, dont le titre évoque sans jamais la nommer La Trahison des clercs de Benda, représente le dernier membre d’un quatuor d’interventions critiques sur les médias qui a été lancé par Pierre Bourdieu en 1996 avec Sur la télévision. Un an plus tard paraissait le brûlot de Serge Halimi contre le journalisme français et sa collusion avec l’élite politique, Les Nouveaux chiens de garde, et en 2007, la charge de Marie Bénilde contre la publicité, On achète bien les cerveaux. Ces quatre ouvrages, centrés sur la France, ont le même objectif : dévoiler les industries clés impliquées dans le contrôle les esprits et qui musèlent le débat. Chacun de ces ouvrages a été conçu pour partir comme un coup de feu : concis, incisif, sans fioritures, et, dans le cas de Discepolo et Halimi, ne manquant pas de brio. Les deux derniers sont très proches tant au niveau du style et du format, avec des citations arrachées aux principaux coupables eux-mêmes à vous faire grincer des dents, que de leurs qualités chirurgicales, avec des études de cas en fin de chapitre particulièrement détaillées. Le ton de Discepolo, cependant, est plus sombre et plus satirique, et c’est à coup de questions rhétoriques et d’apartés sarcastiques qu’il fait mouche. Considéré dans son ensemble, le portrait de la culture intellectuelle française que dresse le quatuor est sinistre et inquiétant : des émissions de télé bourrées de coupures pub, des présentateurs serviles et des journalistes tout aussi complaisants, chantant tous les cantiques de la pensée unique. [...]

Premier livre de Discepolo, La Trahison a manifestement plus été écrit pour répondre à un besoin ressenti par un professionnel de l’édition que pour donner corps au désir brûlant de devenir auteur. Discepolo concentre ses attaques sur quatre acteurs clé de l’édition française (Gallimard, Actes Sud, Hachette et La Découverte) et soulève trois problèmes principaux. D’abord, le mythe que reproduisent les derniers grands éditeurs indépendants selon lequel ils seraient différents des grands groupes médiatiques. Actuellement, la différence entre Gallimard ou Actes Sud et Hachette est à peine visible, contrairement à ce que prétendent souvent leurs patrons. Discepolo s’attache ensuite à démolir le prétendu regain d’engouement pour la critique du capitalisme, qui révèle surtout l’attrait des grands éditeurs pour les sujets brûlants, et l’intérêt qu’ils ont à s’imposer dans le champ, plutôt qu’une quelconque résurgence de la pensée de gauche au cœur de l’industrie éditoriale. Enfin, il s’en prend aux auteurs, et en particulier aux universitaires soi-disant engagés qui choisissent les plus gros éditeurs pour publier leurs critiques tout en s’insurgeant contre leur influence grandissante. Quoi qu’ils disent à propos de « l’intérêt général », pour Discepolo, c’est de la pure hypocrisie.

La Trahison des éditeurs n’offre pas une vue historique d’ensemble de l’édition française mais présente une approche plus idiosyncratique, s’attardant sur une poignée de figures clé et utilisant les descriptions obséquieuses faites par des journalistes, ou – ce qui est souvent pire – les paroles des éditeurs eux-mêmes, afin d’étaler leurs mensonges au grand jour. Discepolo traque chaque grande prétention morale avec un redoutable sens de la contradiction. De ces portraits partiaux en fin de chapitre et du résumé chronologique des dernières pages du livre émerge néanmoins un tableau saisissant de la transformation du monde de l’édition. On peut y discerner trois moments distincts. Des années 1800 aux années 1920 d’abord, lorsque l’édition est passée de la petite entreprise familiale que symbolisent les maisons lancées par des éditeurs-libraires tels que Louis Hachette (1826), Ernest Flammarion (1876), Albin Michel (1903), Bernard Grasset (1907) et Gaston Gallimard (1911), à un modèle plus complexe, quasiment industriel au sortir de la Première Guerre mondiale. Le second moment, qui va des années 1920 aux années 1980, a été initialement très riche : de nombreuses maisons célèbres ont été fondées à cette époque, notamment La Pléiade (1922), Seuil (1935), José Corti (1938), Minuit (1941), Presses de la Cité (1943), L’Arche (1948), Maspero (1959) et, plus tardivement, Actes Sud (1978). C’est également pendant cette période qu’a commencé une phase majeure de rachats : Gallimard a acquis Denoël en 1951 ; Hachette a racheté Grasset trois ans plus tard, puis Fayard en 1958 et Stock en 1961 ; Presses de la Cité a repris Rocher et Julliard en 1965. Mais aucun de ces rachats n’a déstabilisé ce qui était encore une industrie relativement protégée. C’est à partir du troisième moment, qui a commencé aux alentours de 1980, qu’ont eu lieu les changements les plus profonds et que l’édition française a été de plus en plus contrôlée par les « six grands » : Hachette Livre-Lagardère, Albin Michel, Gallimard, Actes Sud, Editis-Planeta, La Martinière-Chanel. Ainsi, la France se rapproche de plus en plus du modèle américain, dans lequel les cinq plus grandes sociétés d’édition produisent 80 % des livres sur le marché.

Le conte Gallimard est peut-être le plus coriace et le plus nocif des mythes qui dissimulent les réalités brutales de l’édition française. Gaston Gallimard (1881–1975) était un jeune dandy qui fréquentait les figures littéraires de la Belle Époque. En 1908 il s’est associé à André Gide et a bouleversé le champ littéraire en lançant la Nouvelle Revue Française. Trois ans plus tard, la même équipe a établi une extension éditoriale de la NRF, les éditions de la Nouvelle Revue Française, avec la modeste ambition de transformer en livres certains des travaux des collaborateurs de la revue. Le projet de Gaston a été couronné de succès, et les éditions ont rapidement fait place à la librairie Gallimard, qui s’installa finalement sous le nom d’« Éditions Gallimard ». L’une des premières et plus célèbres décisions de la maison d’édition a été de rejeter le premier volume de la « Recherche de Proust » – « c’est plein de duchesses, s’est plaint Gide, ce n’est pas pour nous » – décision sur laquelle Gallimard est revenu deux ans plus tard avec moult excuses. Gallimard s’est imposé comme la maison d’édition la plus prestigieuse de France : Benda, Bloch, Valéry, Giraudoux, Martin du Gard, Breton, Éluard, Aragon, Mauriac, Malraux, Céline, Cocteau, Sartre, Beauvoir, Bataille, Blanchot, Camus, Weil, Yourcenar, Duras… L’année dernière, la célébration du centenaire de la naissance de Gallimard a été l’occasion d’un concert de louanges médiatiques pour l’intrépide et brillant Gaston, véritable « légende du siècle », dont la collaboration avec l’Allemagne nazie – l’arrivée de Drieu la Rochelle à la direction, la purge des auteurs et éditeurs juifs – a été délicatement qualifiée de « période trouble ». Le petit fils de Gaston, Antoine Gallimard, apparaissait partout comme un jeune homme soigné, qui décrivait comment il continuait de mener vaillamment la même bataille que son grand-père, lui, l’éditeur fougueux mais intègre, qui s’élevait contre des Goliath tels que Hachette. Cependant, comme le note Discepolo, les éditions Gallimard elles-mêmes représentent désormais un conglomérat de taille industrielle qui a grandi grâce aux multiples rachats de rivaux indépendants et au lancement de sa propre société de distribution, Sodis. Cet été, la maison a assis sa position de troisième éditeur français, renforçant le phénomène de concentration dans le champ, lorsqu’elle a racheté Flammarion pour 250 millions d’euros. Son offre intellectuelle a été diluée en conséquence : Claude Lanzmann, François Jullien, Philippe Sollers, Pierre Nora.

Gallimard aime insister sur la différence qui sépare la maison de son gigantesque rival, Hachette. C’est la pédagogie qui a été un tremplin pour Louis Hachette (1800–1864), éduqué au lycée Louis Le Grand, où sa mère était blanchisseuse, puis à l’ENS. À 26 ans, il ouvrait sa première librairie, près de la Sorbonne, et lançait une revue, Le Lycée, à laquelle les enseignants étaient invités à contribuer. En 1833 il était le seul libraire en mesure de produire le million de manuels scolaires qu’impliquait la réforme de l’éducation de Guizot. Grâce à ses relations au gouvernement, Hachette cherchait à établir une position hégémonique dans l’industrie éditoriale, considérée comme une entreprise commerciale plus que comme un effort intellectuel. Il s’est concentré sur la distribution, établissant un monopole sur les kiosques de gare à partir de 1852. Les protestations des autres éditeurs ont été étouffées grâce aux soutiens politiques dont bénéficiait Hachette, et à son engagement à ne pas vendre de livres qui pourraient choquer la morale et risqueraient de raviver l’atmosphère de 1848. À la mort de Louis, ses fils ont continué dans la même veine : commercialiser le livre plutôt que le développer. Au début du XXe siècle, Hachette était un éditeur de magazines de premier plan. Les années 1950 ont marqué le début du programme d’acquisitions évoqué plus haut, et dans les années 1980, la transformation en multinationale était déjà accomplie.

Aujourd’hui, Gallimard réalise un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros. Hachette, de 2 000 millions, soit un rapport de un à sept. Mais, comme le fait remarquer Discepolo, même le « petit » chiffre reste conséquent si on le compare aux chiffres d’affaires de la plupart des éditeurs, qui dépassent rarement quelques millions d’euros en chiffre d’affaires annuel. Gallimard prétend aussi que la distribution est la chasse gardée de Hachette, qui occupe tout l’espace des vitrines des principales librairies, et en particulier des principaux points de vente dans les gares. C’est vrai dans une certaine mesure, si on regarde la période après 1852. Faut-il pour autant plaindre Gallimard ? Pas vraiment. En vitrine des « Meilleures ventes » des Relay des gares de Lyon (Paris) et Saint-Charles (Marseille) depuis 2009, il y a toujours au moins un livre de Gallimard. Les publications de chez Hachette et Editis sont certes les plus représentées, mais Gallimard, La Martinière et Albin Michel ne sont pas loin, suivis de Flammarion et Actes Sud. Ces sept groupes cumulent plus de 90 % des titres présentés dans les kiosques de gare les plus fréquentés de France.

Si Gallimard, qui se targuait autrefois d’être sélectif et expérimental, a fini par ressembler de plus en plus à Hachette et sa recherche effrénée du profit, on pourrait dire de la trajectoire de Maspero-La Découverte qu’elle a suivi un arc identique au niveau de l’idéologie. François Maspero a ouvert sa célèbre librairie rive gauche, La Joie de Lire, en 1955, à 23 ans. Elle est rapidement devenue un lieu de rencontre pour les étudiants radicaux et les intellectuels. Il a fondé les éditions Maspero trois ans plus tard, au plus fort de la guerre d’Algérie. Pendant les quinze ans qui ont suivi, Maspero a été un phare de la pensée anticoloniale et du marxisme indépendant, publiant ainsi L’An V de la révolution algérienne de Frantz Fanon, et Aden Arabie de Nizan, ainsi qu’une série de « dossiers africains », qui ont été l’objet de lourdes amendes pour « subversion ». Althusser était directeur de la collection « Théorie », Bettelheim de la collection « Économie et socialisme » et Godelier de la collection « Bibliothèque d’anthropologie ». La stratégie commerciale de la maison reflétait sa ligne politique : toute forme d’enrichissement personnel était proscrite, et tous les profits étaient directement réinvestis dans le processus de fabrication des livres. Maspero parlait de son « envie tout artisanale d’aller plus loin que de vendre, celle de faire moi-même. […] J’aurais voulu cela : que toute la chaîne du travail passe physiquement par moi [1]». Sous le coup de l’offensive réactionnaire du milieu des années 1970, la maison a été déchirée par des tensions idéologiques, à un moment où Maspero lui-même était épuisé par une série de confrontations avec l’État. En 1982 il a cédé tout le catalogue à deux économistes qui avaient travaillé ensemble en Amérique latine, François Gèze et Bruno Parmentier, qui ont relancé la maison sous le nom de La Découverte.

Le partenariat Gèze-Parmentier a, selon les paroles de leur collaborateur Thierry Pacquot, « démarxisé la maison d’édition », en écrémant le catalogue de ses titres incendiaires afin de le rendre « idéologiquement neutre » – c’est-à-dire l’intégrer au nouveau consensus – car « les temps avaient changé ». La Découverte s’est concentrée plutôt sur la mise en circulation d’une « trousse à outils » libérale pour le marché étudiant. Les éditeurs qui ont rejoint La Découverte, de Hugues Jallon à Éric Vigne, étaient en train de se repentir de leur jeunesse radicale et partageaient la ferme conviction qu’ils devaient faire sortir la maison des soi-disant « années perdues » de la fin des années 1960 et du début des années 1970. La recherche de l’efficacité économique et d’une bonne distribution ont mené La Découverte dans la gueule de Vivendi Universal Publishing et finalement d’Editis.

Actes Sud est le plus jeune des membres du quarteron de Discepolo. Fondée en 1978 par feu Robert Nyssen, cette maison d’édition s’est d’abord définie par ce qu’elle n’était pas : une maison parisienne. Être en périphérie – à Arles, dans le sud de la France – était sa raison d’être, et permettait apporter une justification aux choix des auteurs publiés, à savoir ceux que le centre a oubliés, en particulier en fiction étrangère. Parmi les premiers écrivains à constituer son catalogue, on trouve Paul Auster, Don DeLillo, Russell Banks, Pat Barker, W.G. Sebald et Imre Kertész. Nyssen venait du monde de la publicité ; sa fille aînée Françoise, qui a pris sa succession, était chimiste et urbaniste de formation. Mais le projet d’Actes Sud est profondément culturel et régional, bénéficiant, comme Agone d’ailleurs, de subventions publiques pour des projets régionaux. Actes Sud possède désormais non seulement une librairie à Arles mais aussi un restaurant et trois petits cinémas. La maison organise des concerts, des pièces de théâtre, des expositions, et sponsorise le festival annuel de photographie « Les Rencontres d’Arles ».

Actes Sud, La Découverte, mais aussi Gallimard se disent solidaires des librairies indépendantes et des petits éditeurs. Ils n’arrêtent pas de montrer à quel point ils sont essentiels à la santé et la diversité du monde éditorial, mais d’après Discepolo, cette défense est à double tranchant. Antoine Gallimard, par exemple, peut, dans la même phrase, célébrer leur existence pour ensuite reprocher aux petits éditeurs d’ « [encombrer] les rayonnages des librairies ». En fait, Gallimard s’intéresse beaucoup plus à la possibilité de s’emparer des grandes surfaces, rêvant que « “La Pléiade” des poésies d’Aragon […soit] disponible dans les espaces culturels Leclerc ou à Carrefour ». Pour Discepolo cependant, les deux ne peuvent être complémentaires : conclure un pacte avec les grandes surfaces est une attaque contre les petits libraires et éditeurs, car à chaque étape, de la distribution aux retours, ce sont toujours les petits éditeurs qui paient l’addition : « Les grandes surfaces ne sont pas seulement l’univers des grandes quantités, elles sont aussi celui du grand gaspillage. Qu’il faut pouvoir s’offrir ». Les grandes surfaces ne recherchent que certains genres en particulier : les livres pour enfants, les bandes dessinées, les romans d’amour, les livres de cuisine et les best-sellers médiatisés. Tous ces livres offrent la garantie d’une courte durée de vie en rayon, comme le lait ou les melons. C’est là un jeu où les lecteurs y perdent autant que les éditeurs ou les auteurs. Par ailleurs, tous les secteurs de l’industrie éditoriale sont touchés. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les réductions sur les livres peuvent rogner jusqu’à la moitié du prix, parfois plus, ce qui a un effet destructeur pour les distributeurs. Au Royaume-Uni, certaines librairies indépendantes ont acheté leurs stocks du dernier Harry Potter directement chez Tesco ou Asda car c’était pour elles l’option la moins chère [2]. En France, la loi Lang, qui stipule que les livres doivent être vendus au prix indiqué sur leur couverture, empêche de telles pratiques ; mais environ deux tiers des ventes de livres dans le pays s’effectuent désormais dans des chaînes telles que la Fnac et Virgin, ou dans des grandes surfaces comme Leclerc et Carrefour. La France est déjà la reine de la grande distribution alimentaire, battant tous les records de monopolisation en Europe. Il en va de même pour les livres, et avec le même enthousiasme : un supermarché Leclerc en périphérie d’une ville de taille moyenne a plus de trois mille titres en rayon, soit cinq fois le volume qu’on peut trouver dans un gros Sainsbury’s en Grande-Bretagne [3].

Pour Discepolo, la production de mythes et l’aveuglement concernant l’« indépendance » des éditeurs sont contagieux : un grand nombre des éditeurs qui ont été rachetés au cours des trente dernières années ont ainsi été contaminés (preuve du degré d’intériorisation du modèle libéral). « Je vends ma maison pour mieux continuer à la diriger, me concentrer sur mes auteurs et ne plus me préoccuper des questions de trésorerie », raconte avec soulagement Anne-Marie Métailié, des éditions Métailié, après que La Martinière l’a « sauvée » (p. 28). Même constat pour Suzanne Juul, des éditions Gaïa, qui « piaffait d’enthousiasme » après le rachat de la maison par Actes Sud (p. 29). Quant à François Gèze, de La Découverte, il est ravi d’expliquer à quel point c’est libérateur de faire partie du groupe Editis : « J’ai maintenant une tranquillité d’esprit pour éditer grâce aux économies d’échelle d’un grand groupe. Avant je passais plus de temps à bosser avec mon banquier qu’avec mes auteurs… » (p. 29) Dans ce monde tordu, la dépendance, c’est la liberté.

Quel a été l’impact de ces tendances à la monopolisation sur la pensée française critique ou dissidente ? Au début des années 2000, certains avaient détecté un sursaut d’intérêt pour les idées anticapitaliste, tout particulièrement au Seuil (racheté par La Martinière-Chanel en 2004) et à La Découverte. Les principaux éditeurs de ces deux maisons ont exprimé leur soutien à des livres qui explorent des modèles alternatifs au néolibéralisme. Pour reprendre le résumé qu’en fait Discepolo, cela revient à « refaire le monde », comme on dit en fin de repas, autour d’une table où se négocient des « concessions » – commerciales, immobilières, etc. » (p. 90). Discepolo livre une analyse développée et impitoyable de la marque « Zone », lancée par La Découverte en 2007, qu’il caractérise comme du « militantisme d’origine contrôlée », c’est-à-dire une dose de rébellion « garantie sans effets secondaires » (p. 107). D’après lui, la marque sert non seulement à exprimer des énergies critiques, mais à les modeler, les canaliser et les contrôler. La Trahison des éditeurs fustige également la trahison des écrivains, qui prétendent s’intéresser à la dérive du monde éditorial sans pour autant aller jusqu’à mettre leurs arguments en pratique. Les universitaires comptent parmi les pires coupables : ils sont presque tous publiés par Fayard (propriété de Hachette), Seuil (La Martinière-Chanel) et La Découverte (Editis-Planeta). Bien que Discepolo ne le dise jamais explicitement, cela implique aussi une trahison des lecteurs, qui sont peut-être d’accord avec le point de vue de Discepolo mais ne se privent pas d’acheter des livres de chez Penguin ou Hachette, et vont sur Amazon plutôt que de partir à la recherche de la librairie indépendante la plus proche de chez eux.

C’est dans cette dernière section que Discepolo développe ses propres convictions sur le véritable rôle des éditeurs. Ce qui compte, ce n’est pas uniquement le fait de produire un « bon » livre : son mode de distribution affectera aussi la manière dont il a été produit si jamais les préoccupations concernant les possibilités de commercialisation ou le besoin de produire un best-seller périssable viennent prendre le pas sur l’importance des idées à long terme. Tout est dans la pratique ; ce que nous faisons reflète ce à quoi nous croyons, et vient donner forme et contenu à nos idées et convictions. « L’exercice d’un métier est déjà en soi une activité politique », affirmait Discepolo lors d’un récent débat dans une librairie. Bourdieu observait qu’un livre est à la fois une marchandise et un ensemble signifiant ; un éditeur est par conséquent lui aussi « un personnage double, qui doit savoir concilier l’art et l’argent, l’amour de la littérature et la recherche du profit, dans des stratégies qui se situent quelque part entre les deux extrêmes, la soumission réaliste ou cynique aux considérations commerciales et l’indifférence héroïque ou insensée aux nécessités de l’économie [4]».

Discepolo irait même plus loin : le rôle paradoxal de l’éditeur ne peut jamais servir de justification aux compromis du type de ceux qu’on observe aujourd’hui. Les éditeurs indépendants devraient tout faire pour soutenir les réseaux de distribution indépendants, qui desservent les librairies indépendantes locales, plutôt que d’essayer d’« utiliser » les grands distributeurs, qui, en définitive, seront toujours ceux qui les utilisent, en déterminant de plus en plus leurs calendriers de publication, leurs couvertures, leurs stratégies marketing, et finalement les titres eux-mêmes.

Si les tendances actuelles se confirment, l’avenir des petits éditeurs en France n’est pas garanti. Discepolo n’offre aucune suggestion pratique pour mettre fin à ce processus, contrairement à quelqu’un comme André Schiffrin, ancien éditeur de Pantheon, qui dirige désormais The New Press, et dont le père a fondé les éditions de la Pléiade, récupérées par Gallimard sans compensation aucune lorsque les nazis ont poussé Schiffrin père à l’exil. Dans The Business of Books, Schiffrin défend les modèles non-lucratifs, les coopératives, et les petits éditeurs qui tissent des liens avec les universités pour utiliser leurs locaux. Ce que fait Discepolo, en revanche, c’est montrer l’exemple par le biais de son travail à Agone. Par ailleurs, tout au long de son livre il mentionne toutes les maisons qui sont restées fidèles à leurs principes fondateurs (qu’il s’agisse de publier de la littérature d’avant-garde, de la poésie, de la philosophie ou des œuvres surréalistes) et qui ont perpétué un mode de production artisanal. C’est par l’intermédiaire d’exemples telles que Minuit, L’Arche ou José Corti qu’on voit quelles alternatives Discepolo a en tête : non pas une transformation, mais plutôt un retour à des principes plus classiques et authentiques, de petites maisons aux catalogues soigneusement constitués, qui prennent du temps pour chaque livre, sans être obnubilés par les chiffres de vente. À Agone, il dit qu’il se passerait volontiers de toute la paperasse (les revues de presse, les nouvelles parutions) si tout cela n’était pas inscrit dans le contrat de base avec l’auteur. « Un livre s’inscrit dans la durée, dit Discepolo, le seul outil efficace, c’est la lenteur. » C’est là la seule manière qu’a un éditeur intègre de fonctionner.

Mais une maison d’édition radicale de grande qualité est-elle irrémédiablement souillée si ses livres sont relayés par de grands distributeurs ? Agone, après tout, peut se permettre – jusqu’à un certain point – de prendre plus de hauteur par rapport aux livres intellectuellement importants mais commercialement non-rentables car la maison bénéficie de subventions publiques de la Région où elle travaille – et on pourrait défendre l’idée que ces subventions sont une forme d’activité tout aussi « politique » qu’un contrat avec un grand distributeur. L’image bourdieusienne de la conciliation entre art et argent est peut-être trop conservatrice : l’image d’une bataille, par exemple celle d’un petit bateau contre des rafales de vent sur une mer déchaînée, illustre peut-être mieux la situation d’une maison d’édition radicale qui doit faire face aux secousses du marché mondialisé. Dans ces conditions, ce qui compte, en définitive, c’est la valeur des livres eux-mêmes. Quant à l’équipage, il doit être capable de choisir la meilleure tactique pour conduire la précieuse cargaison à bon port.

Quel rôle l’édition numérique joue-t-elle dans tout cela ? Dans une France traditionnellement technophobe, le débat sur ces questions est surtout de nature émotive (défense de l’objet aimé), apocalyptique (livre électronique égal analphabétisme), ou commerciale et bureaucratique (comment se répartir les profits entre éditeurs, auteurs et distributeurs). [...]

La technologie numérique n’est pas ce qui aura raison des éditeurs indépendants en France. Pour survivre, il leur faudra décider s’ils continuent ou non de publier des livres importants plutôt que d’essayer de dégager les marges de profit de 10 % sur chaque titre que demandent désormais les grands groupes. C’est là qu’a lieu la véritable bataille de l’édition. La Trahison des éditeurs nous rappelle que l’exception française devient de moins en moins exceptionnelle. Ce n’est certes pas réconfortant. Mais son arrêt de mort n’a pas pour autant été signé. La loi Lang est toujours en vigueur, malgré les velléités du gouvernement Sarkozy de s’en débarrasser. Le réseau de librairies indépendantes du pays, bien que menacé, est toujours en relativement bonne santé. Commencer par refuser d’avoir une vision romantique de la France est le meilleur des débuts pour qui cherche à redonner vie à son exemplarité originelle et essaye d’empêcher que l’édition devienne une activité commerciale comme les autres, pour les auteurs comme pour les lecteurs.

Émilie Bickerton

Texte paru dans la New Left Review, juillet-août 2012, n° 76, p. 151.
Traduit de l’anglais par Clément Petitjean

Notes
  • 1.

    François Maspero, Les Abeilles et la guêpe, Seuil, 2002, p. 176–177.

  • 2.

    Tesco et Asda sont les deux plus grandes chaînes de distribution au Royaume-Uni. [ndt]

  • 3.

    Après Tesco et Asda, Sainsbury’s est la troisième plus grande chaîne de supermarchés du Royaume-Uni. [ndt]

  • 4.

    Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1999, n° 126–127, p. 16.