Au jour le jour

Les ombres chinoises de la Silicon Valley (2)

Tandis que la pandémie de Covid-19 « accomplit l’organisation légiférée de la séparation physique des individus pour leur vendre les moyens de communication leur permettant de ”rester en contact” », on commence à mesurer l’écueil des fantasmagories de l’« économie immatérielle » auxquelles succède le quadrillage électronique de nos vies. Ce projet paradoxal, qu’ambitionnaient depuis longtemps les entreprises technologiques — remplacer les relations humaines incarnées par des transactions électroniques –, étant en prime auréolé d’une vision d'un nouvel humanisme fait de sécurité, de solidarité et d’hygiène.

On se souvient du slogan historique de l’entreprise Google, « Don’t be evil [Ne fais pas le mal] ». La révolution informatique californienne est issue des gigantesques crédits militaires octroyés par le gouvernement des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, qui ont financé les laboratoires de l’université de Stanford. Mais la Silicon Valley, avec ses start-up, son style décontracté et ses concepteurs multimilliardaires qui ont débuté entre copains dans des garages, a été fortement influencée par la contre-culture. À travers l’informatique, ses entrepreneurs geeks, imprégnés du lifestyle hippie avec son esprit contestataire et ses trips au LSD, voulaient en finir avec la tyrannie  industrielle dénoncée pendant les années post-soixante-huitardes : la hiérarchie, l’usine et le taylorisme, la pollution, etc. Emblématiquement, cette utopie technophile céleste est cristallisée dans un poème de 1967 de Richard Brautigan, figure des Diggers de San Francisco :

J’aime à m’imaginer
(Cela doit exister !)
une écologie cybernétique
où nous serons libérés de nos labeurs
et de retour à la nature
avec nos frères et sœurs mammifères
sous le regard
de machines pleines de grâce et d’amour.

Dès ses débuts, l’informatique a été pensée comme une technologie abstraite rattachée à la science, au calcul et à la communication. La fascination suscitée par le « numérique », le « digital » (de l’anglais digit, nombre) en a fait disparaître les objets physiques à travers lesquels la puissance de calcul se manifeste dans le monde. Plus étonnant encore, l’imaginaire de l’informatique a occulté son double matériel, l’électronique, à une époque où, compte tenu de leur taille, il semblait pourtant difficile d’ignorer l’existence des ordinateurs.

Et dès les années 1970, on exploitait les terres rares de la mine californienne de Mountain Pass pour en produire les composants. Des Mexicaines travaillaient pour des salaires au rabais dans les salles blanches des nombreuses usines de semi-conducteurs de la vallée de Santa Clara, au sud de San Francisco. Bientôt, certaines d’entre elles, intoxiquées par les acides, solvants et métaux, allaient intenter des procès à leurs employeurs. En 1981, une enquête conduite par le Département des relations industrielles de Californie conclut que les employées des usines de puces électroniques étaient exposées à des substances hautement toxiques telles que le chrome, l’arsenic et le béryllium. La même année, 65 000 habitants de San José apprenaient qu’ils consommaient de l’eau contaminée au trichloréthylène et autres solvants par une fuite dans les usines d’IBM et de Fairchild Semiconductor [1] .

Si les premiers calculateurs prouvaient leur matérialité par leur masse, il suffit par ailleurs de regarder un circuit imprimé pour constater que l’informatique constitue une forme de quintessence de la production industrielle, mobilisant à la fois l’extraction minière et pétrolière, la chimie lourde et la chimie fine à un degré de concentration inédit. Le grand public n’avait jamais jusque là disposé d’un objet de consommation courante issu d’une chaîne d’approvisionnement industrielle aussi complexe. Le moindre smartphone contient désormais près de six cents composants et une soixantaine de métaux différents, ce qui implique une production incomparablement plus intensive en main-d’œuvre, en matières premières et en énergie, que la génération précédente de biens d’équipements, faits de postes de radio et de machines à laver.

Dès les années 1960, IBM a délocalisé une partie de sa production au Japon et à Taïwan, suivi dix ans plus tard par le producteur d’électronique Radio Corporation of America (RCA). Fondée en 1977, Apple sous-traite dès 1981 une partie de sa fabrication à des usines asiatiques, d’abord à Singapour. Parallèlement à l’implantation d’usines d’électronique au Mexique, où elles bénéficient de la main-d’œuvre à prix cassés, les sociétés d’informatique font pression sur leurs sous-traitants asiatiques pour produire en Chine afin de bénéficier de l’inépuisable gisement de travail humain qu’offrent les travailleurs migrants des campagnes. « Notre job, c’était le design, l’éducation et le marketing. Pour moi, Apple devait faire le moins de travail possible et […] laisser les problèmes aux sous-traitants », résume Michael Scott, PDG de l’entreprise entre 1977 et 1981 [2].

En organisant l’invisibilisation de la production industrielle au profit d’une activité exclusivement consacrée à l’innovation, les firmes de la Silicon Valley ont joué un rôle décisif dans la reconstitution, intégrant l’esprit contestataire des décennies 1960-1970, d’un imaginaire capitaliste attractif. Il prend la forme d’une fable platonicienne dans laquelle, à partir d’un certain stade de développement, la croissance n’est plus produite que par « les idées ». Si la Silicon Valley a pu s’imposer comme modèle hégémonique dans les pays riches et nous plonger, à partir des années 1980-1990, dans le village global de l’ère numérique, c’est parce qu’elle a réenchanté la production. La société de l’information et de la communication, fondée sur le partage et le travail créatif, promet de dépasser les contradictions du capitalisme industriel. Loin du modèle éculé des manufactures d’antan, des cheminées d’usines aux fumées noires et des chaînes de montage graisseuses, la technologie « réappropriée » est désormais libératrice. Sortie de sa gangue terrestre pour embrasser son devenir céleste, l’Occident ne construit plus sa richesse sur les matières premières mais sur la matière grise.

En 2021, Apple affichait 64 milliards de dollars de bénéfice net. Foxconn, qui fabrique une grande partie de ses produits, n’obtient la même année que 3,5 milliards – au prix de l’exploitation systématique d’un million d’hommes et de femmes. Mais le bénéfice de cette division mondiale du travail, qui fait disparaître « les problèmes » en les laissant aux sous-traitants (pour paraphraser l’ancien PDG d’Apple), n’est pas uniquement financier. C’est elle qui a rendu possible la vente d’appareils numériques d’une complexité inouïe pour quelques centaines d’euros. Car le smartphone est intrinsèquement un objet de luxe, et s’il fallait débourser des milliers d’euros pour en posséder un, on n’en trouverait pas dans toutes les poches. Cette division du travail, qui a transformé en biens de consommation courante les objets qui en forment l’indispensable maillage, a donc surtout permis l’entrée de milliards d’individus dans le « monde numérique ».

Enfin, l’occultation de la production, reflétée de manière emblématique par les discours sur l’effacement de l’électronique derrière le « numérique », revêt une puissante fonction idéologique. Depuis les années 1990, elle façonne l’imaginaire et le quotidien des habitants des pays riches et joue un rôle déterminant dans le plébiscite de la « société numérique », fondée sur le déni de ses prédations humaines et environnementales. Pour désigner l’informatisation d’un service, par exemple administratif, on continue ainsi à employer le terme « dématérialiser » alors même que cette opération consiste le plus souvent à remplacer des opérations effectuées par des êtres humains, à l’aide de quelques accessoires et de liasses de papier, par un appareillage nécessitant ordinateurs, serveurs, scanners, câbles, réseaux d’antennes et de fibres optiques ainsi que des centres de données toujours plus gigantesques et énergivores.

Depuis les années 2010, cette fiction d’un dépassement de la société industrielle par la créativité et l’innovation est devenue en partie intenable . Les ombres chinoises de la Silicon Valley, étirées et agrandies sous les feux des projecteurs, sont apparues sur le devant de la scène. Les enquêtes qui se sont succédé depuis ont probablement nui à l’adhésion d’une partie des élites mondialisées au monde numérique. Dans le même temps, une part croissante de la population a pris la mesure de la prédation exercée sur sa vie par les géants du numérique, entre ubérisation de l’emploi, surveillance algorithmique et addiction aux écrans.

Il serait très optimiste d’attribuer la crise de ce modèle à une prise de conscience généralisée des sombres réalités de la production d’électronique. Plus trivialement, les classes dirigeantes occidentales sont désormais confrontées aux conséquences de quatre décennies de déni de la matière. Au cours de cette période, la Chine a construit un quasi-monopole sur des dizaines de métaux indispensables aux technologies de pointe. En 2006, les cours du platine, utilisé dans la production de disques durs, de téléphones portables et d’écrans plats, se sont envolés. La même année, pour protéger son marché intérieur, la Chine a brutalement restreint ses exportations de terres rares, alors qu’elle en assure la production mondiale à près de 90 %. Plus encore, depuis 2021, une partie de l’industrie européenne et américaine, dont celle des iPhone, est paralysée par une pénurie de microprocesseurs dont la production est principalement assurée par deux géants asiatiques, Samsung et TSMC.

Dans un mouvement qui rappelle la dialectique du maître et de l’esclave, l’« atelier du monde » asiatique s’est rendu maître de la matière et concurrence aujourd’hui la suprématie économique occidentale. La Chine, en sécurisant ses approvisionnements en métaux et en maîtrisant l’amont de la chaîne de valeur des technologies numériques, est désormais en position de force pour dominer également l’aval, à travers la recherche et la conception – comme l’illustre la trajectoire de l’entreprise Huawei, géant des smartphones et de la 5G. De même, Foxconn ne se cantonne plus à l’assemblage des appareils et investit à la fois dans les matières premières, les composants et l’innovation : production de microprocesseurs en Inde en partenariat avec l’entreprise minière Vedanta ; conception et fabrication de véhicules électriques connectés, de robots pour les commerces et la restauration, de systèmes d’e-santé ; développement de logiciels et de combinaisons munies de capteurs destinés aux univers virtuels des métavers.

On le voit, les projets actuels de Foxconn épousent très exactement la trajectoire du capitalisme numérique. Alors même que la fantasmagorie de l’« économie immatérielle » se dissipe et que les promesses de paix et d’émancipation de l’utopie cybernétique rencontrent un scepticisme grandissant, le quadrillage électronique de nos vies ne cesse de s’intensifier.

Sur le plan idéologique, la mystique de la société de l’information et de la communication a fait place à celle de la « planète intelligente » qui serait capable de réintroduire de l’ordre face au chaos climatique grâce aux prétendues économies d’énergie offertes par les smart grids et les smart cities, les véhicules connectés et l’« agriculture de précision ».

Sur le plan pratique, le marché des big data est nourri par la contrainte pure et simple à travers les politiques sécuritaires tandis que les commandes publiques aux entreprises technologiques permettent de déployer drones, biométrie faciale, fichage à grande échelle, surveillance algorithmique, etc.

Enfin, l’impératif de maintien de la production et de la consommation de masse en contexte de pandémie de Covid-19 accomplit l’organisation légiférée de la séparation physique des individus pour leur vendre les moyens de communication leur permettant de « rester en contact » [3] . Si les entreprises technologiques ambitionnaient depuis longtemps de remplacer par des transactions électroniques les relations humaines incarnées, la pandémie a auréolé ce projet paradoxal d’une dimension humaniste. En avril 2020, Eric Schmidt, président du conseil d’administration de Google ne réclamait-il pas qu’on « fasse preuve d’un peu plus de gratitude à l’égard de ces entreprises qui disposaient des capitaux nécessaires, qui ont investi, qui ont conçu les outils dont on se sert aujourd’hui, et qui ont été d’une aide précieuse [4] »…

La lutte contre la contagion a ainsi donné une justification inespérée à l’accélération du déploiement de robots de vente, d’assistance et de « téléprésence », au développement de la « e-santé » avec ses téléconsultations, de la « e-éducation » avec ses cours en « distanciel », des systèmes de paiement « sans contact » et de l’identification électronique par code QR. La banalisation du recours à la visioconférence pour les usages les plus anodins ouvre des perspectives florissantes à la mise en place de systèmes de communication en 3D qui permettront à tout un chacun, dans son quotidien, professionnel et personnel, de se rencontrer par écrans et capteurs interposés avec l’illusion de la présence physique.

C’est un acquis de la pandémie : les relations « distancielles » sont devenues synonymes de solidarité et d’hygiène ; la communication immatérielle le moyen de « protéger les autres » et de vivre dans un monde plus sain. La « stratégie du choc numérique » a avantageusement fait oublier qu’en fait de solidarité et de santé, ces technologies reposent sur l’exploitation brutale de millions de mains invisibles ; et que loin de produire un monde plus propre, elles sont au contraire toxiques d’un bout à l’autre de la chaîne, de l’extraction minière à l’assemblage, en passant par les millions de tonnes de déchets électroniques produits chaque année dans le monde par l’économie immatérielle.

Le fait qu’aucun de ces phénomènes, pas plus que la contribution exponentielle des technologies numériques aux désordres climatiques, n’ait été mis en balance avec les vies épargnées par la généralisation de la visioconférence et du paiement sans contact – tout ceci illustre la capacité d’influence démesurée dont disposent désormais les géants des technologies numériques, qui se sont constitué un monopole sur les espaces publics eux-mêmes, les lieux où circulent les faits et naissent les idées.

Celia Izoard

Extrait de la deuxième partie de sa postface à Xu Lizhi, Jenny Chan & Yang, La machine est ton seigneur et ton maître, à paraître le 4 mai 2022.

Notes