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Les racines algériennes de la sociologie de Pierre Bourdieu

Voilà quelques années, une éminente germaniste (par ailleurs traductrice de Max Weber) s’est intéressée aux « racines allemandes de la théorie de Bourdieu » et en particulier aux liens entre sa sociologie et la philosophie. Ce fut l’occasion pour Alain Accardo de préciser au titre d’« un des derniers témoins encore vivants de la période 1958-1960 que Bourdieu a passée à la faculté d’Alger et qui, selon les commentateurs, semble avoir été un temps fort de sa “conversion” de la philosophie à la science sociale ». Une mise au point bienvenue en attendant l’édition à paraître du livre d’Amìn Perez, dont c’est tout le sujet : Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans la guerre de libération (Agone, mars 2022).

À lire l’article de l’article de Catherine Colliot-Thélène sur les « racines allemandes » de Bourdieu, on pourrait presque croire qu’il était une sorte de pur esprit transportant partout avec lui, au long de ses pérégrinations, quelques obsessions intellectuelles, et en particulier celle de la temporalité inspirée au normalien par sa lecture de Husserl et de Heidegger.

Il n’est nullement de mon propos de contester si peu que ce soit l’influence de la phénoménologie allemande sur la vision théorique que Bourdieu s’est forgée du social ; et là-dessus je veux croire la spécialiste sur parole. Mais, outre que la recherche érudite des influences me paraît être le plus souvent un exercice d’orfèvrerie scolastique un peu formel, je pense que les raisons les plus fortes de la « conversion » de Bourdieu à la sociologie doivent être cherchées ailleurs, et plus précisément dans des circonstances historiques et sociales qui ont joué un rôle décisif dans son cheminement personnel comme dans celui de pas mal d’autres esprits de sa génération.

Ces circonstances particulières sont celles de la « guerre d’Algérie » – l’ensemble du processus historique que recouvre cette appellation. L’absence de toute allusion dans l’article de Catherine Colliot-Thélène, même la plus fugitive, à ce que fut cette période tragique de notre histoire et aux bouleversements qu’elle a provoqués, tant pour la collectivité que chez les individus, me fait mesurer à quel point le travail d’occultation et d’évacuation de cet épisode peu glorieux a pu être efficace, pour qu’une intellectuelle de haut niveau en arrive aujourd’hui à déréaliser la biographie de Bourdieu au point d’ignorer ce que celle-ci peut devoir à un tel contexte.

Il y a très probablement là un effet de génération : la plupart des jeunes Français n’ont guère été incités à s’informer et à réfléchir sur le séisme intellectuel et moral que cette guerre longue, injuste, meurtrière et sale a infligé à la société française. Vingt ans de gaullisme arrogant ont suivi, de croissance économique et d’« entrée dans la modernité », qui ont installé cette forme d’amnésie durable caractérisant désormais le rapport au passé des peuples « avancés » qui se gargarisent médiatiquement d’autant plus volontiers avec des « devoirs de mémoire » qu’ils ont oublié davantage de choses. (D’ailleurs, pour être juste, a-t-il jamais été possible aux jeunes générations de vraiment comprendre les drames vécus par leurs prédécesseurs ?) Quoi qu’il en soit, on a perdu de vue – si tant est qu’on l’ait jamais vu clairement en France – que la guerre d’Algérie a été à bien des égards un tournant, pour le meilleur et pour le pire, bien au-delà du théâtre des opérations militaires, tournant marqué par des changements profonds dans tous les domaines, jusqu’au plus intime des individus.

Pour les gens de ma génération en particulier, elle n’a pas été simple péripétie mais vécue de bout en bout comme une remise en question radicale de notre monde, tant extérieur qu’intérieur, avec évidemment des nuances selon les personnes. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’expérience fut rigoureusement identique pour le normalien agrégé de philosophie, d’origine paysanne béarnaise, et pour ses étudiants, l’instituteur kabyle Abdelmalek Sayad et le « Français d’Algérie » (en réalité petit-fils d’immigrés napolitains) que j’étais.

Mais, tout bien considéré, nous devions tous faire face aux mêmes questions fondamentales. La grande différence, c’est que les gens comme Bourdieu étaient sensiblement mieux équipés mentalement que nous pour les aborder. Mais eux aussi avaient à fabriquer leurs propres réponses – même s’ils avaient déjà trouvé des « interrogations structurantes de [leur] propre réflexion » chez Husserl ou d’autres, comme on l’a écrit.

Les questions fondamentales nous étaient posées, et imposées, par la force même du changement qui, dans la pratique, avait depuis des années déjà commencé à ébranler les structures du monde existant. Les rapports de forces ancestraux implosaient un peu partout sous l’effet d’une lutte des classes nationale et internationale qui prenait une dimension planétaire, en particulier dans les empires coloniaux, avec le développement des mouvements de libération nationale. Aux craintes et aux résistances engendrées par la désintégration de l’ancien répondaient les espérances exaltantes nées de la promesse du nouveau.

Bref, on croyait d’autant plus à la révolution qu’elle semblait partout en marche. Elle était pour tous la tâche présente ou l’horizon immédiat. Le marxisme seul, comme l’avait fort bien compris Sartre, pouvait aider à embrasser ce mouvement immense de la réalité. Mais il ne séduisait pas tous les esprits. Et puis, quand on était pris soi-même dans la tourmente, le déchaînement de la violence accoucheuse de l’histoire faisait craquer les schémas théoriques.

Il faut beaucoup, énormément de hauteur ou de recul pour concevoir que la mise en charpie de ses semblables, surtout les innocents et les désarmés, puisse participer d’un progrès du genre humain. Pourtant il fallait bien penser ce que l’on vivait, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective, se situer, choisir, prendre un cap. Chacun le faisait avec ses propres outils et, au moyen de matériaux récupérés où il pouvait, essayait de bricoler une voile et un gouvernail à son radeau, histoire de ne pas se sentir trop à la dérive.

Bourdieu était sur un radeau de luxe, voire sur une pirogue déjà munie de pagaies, mais il bricolait lui aussi. Pour reprendre une distinction éclairante de Lévi-Strauss, on pourrait dire que Bourdieu était un ingénieur maîtrisant les structures savantes (de la philosophie) obligé par le cours contingent des choses (les « événements d’Algérie ») de se transformer en bricoleur conceptuel. Au risque de paraître prétentieux, je dirai qu’il a accompli à cette époque-là une sorte de translation intellectuelle analogue à celle que Sayad et moi étions en train d’effectuer. Lui avec toute l’envergure et le potentiel qui étaient les siens, nous au niveau modeste et besogneux qui était le nôtre.

Sayad et moi, en effet, qui étions sans doute les plus âgés de ses étudiants (il avait seulement vingt-huit ans, quatre ans de plus que nous), étions tous deux aux prises, chacun à sa façon, avec les épineux problèmes de la double culture et du déclassement. Sayad en tant que Kabyle instruit et très assimilé ; moi en tant que « miraculé » scolaire. Tous deux à la fois très proches de notre milieu originel respectif et déjà pourtant à des années-lumière. Tous deux écartelés intérieurement par les interrogations contradictoires nées d’une guerre autant civile que militaire, qui déchirait les populations auxquelles nous appartenions. Tous deux révulsés et terrifiés par la fascisation rampante de notre société. Nous éprouvions le besoin vital d’y voir clair, d’analyser, de trouver les concepts qui permettraient d’ordonner un peu le chaos dans lequel s’enfonçait le pays et nous avec. Ce besoin intense de réfléchir fit abandonner à Sayad sa condition d’instituteur et à moi mes études de lettres classiques presque terminées pour entamer ensemble des études de philo dont nous espérions bien qu’elles nous apporteraient l’adaequatio rei et intellectus à quoi nous aspirions.

Bourdieu venait d’être nommé assistant et assurait la préparation du certificat de morale et sociologie. La licence de socio devait être instituée bientôt mais elle n’était pas encore en place, en tout cas pas à Alger. Ainsi, alors que les apprentis Sayad et Accardo se rapprochaient du foyer philosophique, le maître Bourdieu entreprenait-il de s’en éloigner, mais au fond pour les mêmes raisons : mieux comprendre le mouvement objectif du monde dont nous appréhendions subjectivement (phénoménologiquement ?) l’angoissante et opaque réalité dans notre vécu quotidien.

Sans doute Bourdieu, n’étant pas natif d’Algérie, ne vivait-il pas la situation exactement comme nous. Mais les enjeux de la crise algérienne étaient multiples et elle interpellait chacun – singulière- ment les intellectuels – au plus profond. Tout le monde sentait bien, sans pouvoir toujours le thématiser, que ce qui s’effondrait, c’était un ordre social, une civilisation décomposée, et que ce que la guerre d’Algérie mettait en question, c’était la société française elle-même, sa conservation ou sa subversion. Malheureusement, la philosophie académique, routinisée, planante et fossilisée, n’avait strictement rien de rien à dire dans le débat. C’était évidemment très intéressant en soi d’apprendre que, dans L’Éthique à Nicomaque, Aristote pose que la vertu se tient dans le juste milieu, entendu non comme une moyenne arithmétique mais comme une ligne de crête. Mais en quoi consistait précisément le « juste milieu » dans la conjoncture où nous nous trouvions, entre le marécage pestilentiel du Forum d’Alger où l’on conspuait la République et les crêtes de Kabylie tenues par les katibas de l’ALN [1]  ? Où était la vertu entre l’enrôlement dans les réseaux de l’OAS en gestation et la fuite au maquis pour rejoindre les réseaux FLN ? Quel humanisme était le plus exemplaire, celui de Camus ou celui de Fanon [2]  ?

Dans ces conditions, notre espoir (à Sayad et moi) ne pouvait qu’être déçu : le flambeau philosophique n’était qu’un lumignon, du moins à notre stade ; et apparemment à celui de Bourdieu aussi, qui ne semblait pas avoir trouvé plus de ressources chez Husserl que nous chez Aristote.

Honnêtement, si je n’avais reçu de Bourdieu que l’enseignement qu’il a dispensé officiellement à la fac d’Alger, je pense que je n’en aurais pas gardé un souvenir extraordinaire. Il avait manifestement décidé d’évacuer de son propos tout contenu expressément philosophique. De l’intitulé « Morale et sociologie », il n’avait retenu que le second terme. Encore son cours était-il plutôt un cours d’ethnologie que de sociologie. Il y était surtout question de gens s’appelant Lévi-Strauss (qui venait de sortir son Anthropologie structurale), Frazer, Boas, Malinowski, Benedict, Mead, Linton, etc. ; assez peu Durkheim, Marx, Weber ou Ibn Khaldoun. Et les rares incursions qu’il fit en « morale », ce fut par le biais de l’anthropologie culturelle, par exemple sur le thème de l’opposition entre shame culture et guilt culture. Nous n’y voyions point d’inconvénient, bien sûr, ça nous changeait un peu de Descartes et saint Augustin dont on nous parlait beaucoup par ailleurs.

Tout cela était intéressant mais moins que les conversations que nous avions hors cours avec Bourdieu et qui portaient invariablement sur le problème algérien. Au début, il était un peu réservé, peut-être parce qu’il avait conscience d’être dans une université d’où le professeur André Mandouze avait dû fuir pour échapper au lynchage par les fachos hystériques et dont l’assistant Maurice Audin, arrêté par les paras de Massu, avait disparu subitement et définitivement.

Mais il devint plus confiant avec Sayad et moi quand il sut que nous appartenions à la poignée des étudiants progressistes, dits « libéraux », qui essayaient de développer une petite organisation pour s’opposer (vainement hélas) à la montée de l’idéologie des ultras de l’Algérie française dans l’université. Il était un des rares enseignants que nous percevions comme étant de notre bord. Mais ce n’était pas un maître à penser. Plutôt un copain aîné avec lequel nous nous sentions de plus en plus d’affinités. Il ne semblait être lui-même assuré de rien sauf précisément de la nécessité d’étudier la réalité algérienne en particulier et toute société en général autrement qu’on ne l’avait fait jusque-là.

C’était au nom de la connaissance qu’il avait commencé à acquérir de la réalité algérienne (à cause de la guerre et à l’occasion de son séjour en Algérie) qu’il exprimait son désaccord avec les prétendues solutions que la France entendait imposer au problème algérien au moyen de quelque 500 000 soldats – dont il avait au demeurant lui-même fait partie peu auparavant pour contribuer à la « pacification » d’un « département français » qui était à feu et à sang mais pas officiellement en guerre. Il réprouvait tout spécialement la solution qui consistait, pour empêcher les rebelles algériens de se sentir dans les populations rurales « comme des poissons dans l’eau », à leur retirer l’eau en transplantant massivement les populations paysannes dans des « centres de regroupement » encadrés par les SAS françaises [3].

C’est pourquoi nous acceptâmes avec joie de partir avec lui enquêter sur le terrain, à la Casbah d’abord, puis en Kabylie, malgré les risques divers inhérents à l’entreprise. Là nous avions le sentiment d’avancer un peu, loin des sentiers archibattus de la philosophia perennis, et de faire quelque chose de socialement utile. Quant à Bourdieu, sur le terrain il respirait le bonheur. On sentait qu’il était manifestement dans son élément. C’était lui le poisson dans l’eau. Je me souviens, par exemple, de sa jubilation le jour où, en dépit des efforts de la SAS pour nous aiguiller vers des « responsables » de la djemaa officielle (une sorte de conseil municipal fantoche installé et dûment chapitré par l’administration), nous avons réussi (grâce aux bons offices de Sayad) à entrer enfin en contact avec la djemaa souterraine qui dirigeait effectivement le centre, en liaison avec le FLN. Nous avions retrouvé les poissons dans le bocal, et nous avons commencé à comprendre concrètement ce jour-là pourquoi, en sociologie comme ailleurs, « il n’y a de science que du caché ».

Il me paraît que la guerre d’Algérie a été pour Bourdieu, sinon le révélateur du moins l’accélérateur de la découverte qu’il faisait fausse route dans la voie de la philosophie institutionnelle et qu’à la suivre davantage, comme il avait commencé de le faire brillamment, il ne pouvait que se compromettre avec le pharisaïsme des nouveaux riches culturels et l’arrogance des mandarins, et apporter de l’eau au moulin de la domination sociale dont il mesurait les effets, non plus seulement à l’échelle personnelle mais à l’échelle de toute une société. Or il voulait par-dessus tout combattre cette domination qu’il avait depuis longtemps des raisons personnelles d’exécrer ; et il connaissait désormais suffisamment bien la philosophie universitaire pour savoir qu’elle n’était plus qu’une parure et une parade de l’ordre impérialiste bourgeois, et qu’elle ne servait plus qu’à faire barrage au marxisme.

Bourdieu ne se réclamait pas expressément du marxisme, mais il avait bien compris en quoi consistait l’idéologie en général, et cette philosophie académique en particulier. Il était en conséquence à la recherche d’une approche scientifique, donc non philosophique, de la réalité sociale. Il s’est engagé d’autant plus résolument dans cette voie qu’elle lui semblait permettre de concilier davantage d’objectifs : la critique sociale rigoureuse sans l’inféodation intellectuelle à un dogme quel qu’il soit, la distinction personnelle sans l’allégeance à un patron, etc.

Comme beaucoup d’entre nous à l’époque, Bourdieu était un jeune homme qui voulait changer le monde parce qu’il le trouvait abominablement mal fait. À une autre époque, il aurait pu être un Rousseau ou un Diderot ; certainement pas un Montesquieu. Au début des années 1960, il est devenu un sociologue soucieux d’objectivité, c’est-à-dire en prise sur le réel. Je ne dis pas que la phénoménologie n’a eu aucune influence sur la formation de sa conscience du réel, mais je doute qu’elle ait été un ressort essentiel de sa « conversion » à la sociologie. Celle-ci me paraît avoir plutôt procédé d’une aversion pour la philosophie académique et universitaire et surtout d’un besoin de comprendre pour agir dans et sur la réalité.

Si j’ai introduit des considérations personnelles, c’est qu’elles m’ont paru nécessaires pour essayer de formuler mes réflexions de façon claire et convaincante. Bourdieu s’est assez peu exprimé publiquement sur la façon dont il a vécu personnellement le « drame » algérien. Mais je reste convaincu que faire de la sociologie a été pour lui sa façon de répondre aux sommations d’une époque de bouleversement et de redonner un sens humaniste et rationaliste à l’horreur et l’absurdité de l’histoire que nous vivions.

J’ajouterai, pour finir, que cette archéologie des « racines allemandes de la théorie de Bourdieu » me semble avoir succombé à la tentation de ramener au bercail philosophique la brebis égarée, le converso qui a glissé dans l’hérésie et à qui, par la voix d’une éminente théologienne, l’Église vient rappeler « Tu es sacerdos in aeternum [4]  ». Façon encore de ramener en finesse la sociologie à son statut ancillaire par rapport à la philosophie

Alain Accardo

Daté d’août 2006, ce texte (paru dans Engagements. Chroniques et autres textes, 2000-2010, Agone, 2011) est extrait de la correspondance de l’auteur en réaction à l’article de Catherine Colliot-Thélène, « Les racines allemandes de la théorie de Bourdieu », in Hans-Peter Müller et Yves Sintomer (dir.), Pierre Bourdieu, théorie et pratique, La Découverte, 2006.

Du même auteur, dernier livre paru, Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu (Agone, 2021).

Notes
  • 1.

    Les compagnies légères de l’Armée de libération nationale algérienne. [ndlr]

  • 2.

    Du même auteur, lire « Entre Fanon et Camus. La voie étroite des “étudiants libéraux” », Engagements. Chroniques et autres textes, 2000-2010, Agone, 2011, p. 37-61.

  • 3.

    Mélange d’assistance scolaire, sociale et médicale, ces sections administratives spécialisées prenaient en charge les populations rurales indigènes dans le cadre du programme de « pacification » de l’Algérie. [ndlr]

  • 4.

    « Tu es prêtre pour l’éternité. »