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L’éternel retour (en arrière) du roman national

Dans un entretien donné au Point le 23 août 2023, Emmanuel Macron a déroulé son projet pour l’école. Parmi les propositions — toutes édifiantes et toutes réactionnaires –, on trouve la révision des programmes d’histoire et l’introduction de la chronologie.

Comme l’ont souligné les enseignants, associations professionnelles et syndicats, la proposition est inepte car tous les programmes d’histoire sont évidemment déjà organisés chronologiquement. Mais d’autres acteurs, extérieurs au monde de l’enseignement de l’histoire, ont validé cette proposition. Il est ridicule de penser qu’Emmanuel Macron ignore que l’enseignement chronologique existe déjà. C’est donc un autre message qu’il adresse ici à la nation.

Ce n’est pas la première fois que les programmes d’histoire sont alpagués et que se raconte à peu près n’importe quoi sur le sujet. Cette instrumentalisation peut rester opaque pour les non spécialistes. C’est à elles et eux que s’adressait ce texte écrit il y a cinq ans, à l’occasion de débats sur la révision des programmes de lycée. Depuis cette date, les choses n’ont guère changé. Chaque changement de virgule des programmes d’histoire donne lieu à des débats passionnés. Et l’histoire scolaire reste l’une des matières les plus confisquées par le politique.

Certains gardent des souvenirs nostalgiques de l’enseignement de l’histoire qu’ils ont reçu en classe. Mais d’autres racontent plus volontiers leur ennui profond. Il y a celles et ceux qui se sont piqués de passion en lisant la grande BD Larousse, en regardant Il était une fois l’homme, en écoutant Alain Decaux à la télé, en buvant les paroles de leurs grands-parents, en visitant les plages du débarquement, en tombant sur un vieux Malet & Isaac – les manuels du secondaire du début du XXe siècle. Ou bien sûr grâce à M. ou Mme X, ce prof qui savait « faire vivre » les cours. Tout cela est plus que compréhensible. Et même tout à fait réjouissant.

On croise souvent ces passionnés d’histoire lors de présentations dans des librairies ou des espaces d’éducation populaire. Beaucoup demandent pourquoi l’enseignement de l’histoire provoque autant de passions ? pourquoi critique-t-on le récit national ? pourquoi ne faut-il pas « enseigner Clovis » ? pourquoi Lorant Deutsch, c’est pas bien ? Etc. Toutes ces questions donnent la mesure des malentendus, contresens et fausses adversités que suscitent ces controverses.

Sur la « passion ». Il faut s’en féliciter : le débat contradictoire est le signe d’une démocratie qui ne se porte pas si mal. Profitons-en. L’enseignement de l’histoire ne peut qu’être passionné. Comme il ne peut être que politique. Évidemment, « politique » au sens noble du terme, c’est-à-dire touchant au projet du monde que nous souhaitons inventer et construire.

Le passé n’est pas de la matière morte. Il vit dans nos têtes, dans celles de nos aïeux, dans nos pierres, nos greniers et même dans nos chairs. Il est ce que révèlent les cicatrices sur les corps, les tombeaux de nos morts, et les photos jaunies de nos albums de familles. Le passé, c’est tout ça. Mais ce n’est pas exactement l’histoire. L’histoire est un usage possible de cette matière vive. L’historien tente une expérience quasi miraculeuse : il redonne corps à des mondes qui ne survivaient qu’à l’état de traces. Ces mondes, ce sont des hommes et des femmes – comme nous – qui les avaient inventés. Leur redonner place au présent n’est pas une manière de conjurer la mort (quoique, peut-être aussi) : c’est remettre de l’intelligence et de la raison dans la restitution de ce qui a eu lieu. Au bout du compte, tous ces « ce qui a eu lieu », ça fait beaucoup.

Et ce qui semble facile est en réalité très complexe. Il n’y a qu’à voir les difficultés que nous connaissons parfois quand nous tentons de raconter un fait à plusieurs, :les divergences d’interprétations et les certitudes chez chacun d’entre nous – qui pensons détenir la vérité. C’est donc difficile. Mais l’historien possède des méthodes de recherche, d’analyse, de critique, d’exposition, et de validation de ses travaux par des pairs. Si toutes ces conditions ne sont pas respectées, le résultat n’est pas un travail historien. Ce qui ne retire pas le droit d’écrire des histoires – comme le font Deutsch et Zemmour –, mais il ne s’agit pas de livres d’histoire.

C’est donc passionnel parce qu’il y a des concurrences entre les certitudes des unes et des autres, parce que cela peut réveille des douleurs, des frustrations aussi. Ainsi lorsque des « pages sombres », comme on dit, ne grandissent pas l’histoire du pays dans lequel on est né ou qui nous accueille. Bref, l’histoire bouscule : elle inquiète autant qu’elle séduit.

Mais l’histoire scolaire, c’est encore autre chose. En France, il y a des « programmes d’histoire ». Ce n’est pas le cas dans tous les pays. On parle ailleurs de « plan d’étude » ou de « curriculum ». C’est très codifié : publié au Bulletin Officiel, un programme est prescriptif mais n’est pas voté par le parlement. C’est donc un texte un peu hybride. Il ne s’agit pas non plus d’un manuel, qui ne relève pas du ministère, car l’édition scolaire est totalement privée. Le manuel est une interprétation du programme. Un programme scolaire peut être comparé au montage d’un film. Ceux qui sont chargés de l’écrire doivent puiser dans le stock (abyssal) des connaissances disponibles, faire des choix et tout agencer entre le CE2 et la terminale, en passant par les classes technologiques et professionnelles au lycée.

Dans un manuel, la question la plus importante (et la plus politique) porte sur les choix. Au nom de quels projets ? de quelles valeurs ? de quels enjeux ? C’est évidemment là-dessus qu’on s’écharpe assez volontiers. Certains privilégieront l’amour de la nation et de la patrie. C’est ce qui a été dès la fin du XIXe siècle, quand il fallait construire le sentiment national. On « raconte » alors une belle histoire, avec ses héros, ses légendes dorées, son épopée coloniale, tout cela à la gloire de la France – ce qu’on appelle justement le « roman national ».

Quelqu’un comme Zemmour, par exemple, en est resté à ce stade. À ceci près que l’histoire qu’on a racontait aux enfants sous Jules Ferry n’était pas pleine de bile. À la fin du XIXe siècle, ce roman national était même peu éloigné de la recherche historique qui commençait à se formaliser. D’autres acteurs plaideront pour poursuivre cette relation entre l’histoire scolaire et la recherche en introduisant progressivement ses avancées – qu’on appelle « historiographique ». Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’historien Marc Bloch (qu’on cite à tort et à travers) plaide pour introduire dans les programmes de l’histoire économique et sociale et de l’ouverture aux autres civilisations que la France. Il défend aussi une histoire thématique : les ‘échantillonnages », comme il disait.

Une autre question revient sans cesse : la chronologie. On peut comprendre qu’il soit évident pour tout un chacun que l’histoire se raconte de façon chronologique. Tout parent qui entend « la chronologie a disparu » doit se demander ce qui nous arrive, voire s’angoisser pour ses enfants. Mais il faut bien comprendre que la chronologie dépend forcément du lieu où l’on place se place. Sur l’histoire des révoltes, on n’aura pas la même chronologie que sur l’histoire du climat. Si on privilégie l’histoire évènementielle et politique, on peut se contenter de la chronologie du roman national, celle que nous avons tous en tête : 1515, Marignan – sans qu’on sache d’ailleurs très bien expliquer Marignan…

Dire « Il n’y a plus de chronologie », c’est juste dire « Nous avons choisi une chronologie : celle du récit national, rien d’autre ». C’est donc implicitement bloquer un point de vue. On comprend donc pourquoi les arbitrages pour choisir ce qui doit figurer dans des programmes sont importants : ils témoignent de la place et de la souplesse des points de vue.

À tout ceci s’ajoute une autre difficulté : la pédagogie et de la didactique – qui ne sont pas des gros mots. La pédagogie interroge les chemins et les dispositifs pour rendre accessibles à tous les élèves les savoirs, quels que soient leurs profil sociaux et culturels. Et la didactique s’attache aux manières d’apprendre et de comprendre une discipline. Il y a des recherches en didactique de l’histoire et en pédagogie, qui portent sur l’efficacité d’un enseignement, puis sur ses finalités. Un programme ne suffit pas. C’est comme un scénario, si vous choisissez des acteurs calamiteux et n’avez pas assez de budget, vous courrez au bide.

Les pédagogues et didacticiens sont des chercheurs mais surtout (du moins, c’est souhaitable) des praticiens. Un programme élaboré sans eux c’est comme une recette de cuisine destinée à moisir dans un livre. C’est pourtant ce qui arrive assez souvent avec les programmes d’histoire. Ce qui est très étonnant, c’est qu’on entend systématiquement des experts auto-proclamés se saisir de la question et dire « Il faut faire comme ci, il faut faire comme ça ». Plus étonnant encore : les mêmes n‘hésitent pas à critiquer la pédagogie – qui a saboté les savoirs, qui a mis l’enfant au centre du système, etc. Ceux-là savent ce qui est efficace pour enseigner. Mais ils fustigent la pédagogie. Cherchez l’erreur…

Venons-en maintenant aux controverses autour de l’enseignement de l’histoire. Nous vivons un moment inquiétant de défiance vis-à-vis de certains secteurs de la recherche. Les sciences sociales sont souvent soupçonnées de relativisme, ou de complaisance vis-à-vis des « victimes ». En témoignent les attaques contre la sociologie – qu’on songe aux propos de Manuel Valls sur la « culture de l’excuse » sur la délinquance. L’histoire est aussi touchée. Vouloir enseigner l’histoire de l’immigration, des femmes ou du passé colonial relèverait d’une approche victimaire, fragmentée, compassionnelle. Ce qui serait inutile car tout le monde peut se reconnaître dans le grand récit national. Mais c’est faux. Campé sur les « grands » de ce monde, le récit national traditionnel ne donne pas à voir d’autres moteurs de l’histoire que les personnages célèbres, majoritairement masculins. Les États y sont des entités essentialisées et ont disparus les gens ordinaires, celles et ceux qui sont en permanence pris dans les champ de forces du pouvoir. Sommes-nous, tous autant que nous sommes, quantités négligeables de l’histoire et du présent ?

Pour autant, es hommes et femmes du passé ne sont pas à idéaliser comme « peuple-héros ». Mais nul ne peut saisir les processus historiques sans les faire entrer dans leur point de vue.

Nous vivons également un moment inquiétant de retour des crispations nationalistes et xénophobes à l’échelle mondiale, phénomène typique des crises économiques. Cela provoque chez certains un réflexe : surinvestir l’identité nationale comme un breuvage magique. Nous autres, enseignants et enseignantes d’histoire, devenons alors des rois-thaumaturges. Nous soignons tous les maux de la planète, luttons contre le terrorisme, le racisme et l’antisémitisme. Mais ce n’est pas nous faire honneur. La charge est trop lourde et nous voue à l’échec. Non pas que nous soyons inutiles. Mais il faut raison garder et sortir l’enseignement de l’histoire du registre de la foi et de l’amour (national). Apprenons aux enfants à réfléchir et à agir ensemble, c’est déjà beaucoup.

Bien sûr, plusieurs pièges se présentent à nous. Dont la vision « militante ». S’accrocher à un récit national fossilisé ou réclamer une articulation plus serrée entre la recherche (toute la recherche) et l’école ? Plaider pour un enseignement de l’histoire mis au service d’un esprit critique ou un enseignement destiné à faire adhérer à un récit pré-construit ? Quel projet pour nos élèves et nos enfants ? Accompagner des individus vers l’émancipation par la conscience des rapports de domination ? par l’intelligibilité des processus historiques ? par l’inscription dans un passé et un destin inclusifs parce que soucieux de la reconnaissance de tous ? Ou reproduire une vision surplombante et élitiste de l’histoire ?

Voilà les questions qui doivent être portées dans l’espace public. Cela ne signifie en rien que nous soyons opposés à l’histoire de France. Au contraire. Nous demandons que les avancées historiques soient prises en compte. Pour que tous les enfants de ce pays puissent retrouver des pans de leurs histoires dans un récit commun. Nous demandons que les enseignants soient entendus comme des experts, qu’ils soient formés et respectés. Nous demandons que notre matière première, le programme, nous donne la possibilité de construire, en prenant le temps qu’il faut, des objets savoureux. Aucun programme ne contentera tout le monde, c’est le jeu. Mais même avec du bois aggloméré un peu filandreux, nous devrions trouver les ressources de bâtir un chef-d’œuvre, si tant est que nos outils ne soient pas confisqués.

Laurence De Cock

Une première version de ce texte sur le blog de MédiaPart en octobre 2018 sour les titre « Ce qui se joue autour des débats sur l’enseignement de l’histoire ».

De la même autrice, sur les mêmes sujets, lire Sur l’enseignement de l’histoire (Libertalia, 2018) ; La Fabrique scolaire de l’histoire (dir. vol. 1 et vol. 2) ; L’Histoire comme émancipation (avec Guillaume Mazeau et Mathilde Larrère)