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Lexique pour temps de réforme des retraites (2023)

En 2003 naissait le tout premier lexique médiatique d’Acrimed pour temps de réforme des retraites, de grèves et de manifestations. Au fil des ans et des contre-réformes, la langue (de bois) du journalisme dominant s’est enrichie de nouveaux mots pour diffuser le même discours : discréditer les grévistes et épauler le gouvernement. Deux actualisations ont ainsi vu le jour en 2010 et 2020. La mobilisation sociale actuelle nécessite une quatrième version : la plupart des termes sont (hélas) toujours aussi pertinents, et certaines innovations méritent d’être épinglées.

Dans le chaos des grèves

Pagaille

Se dit des encombrements un jour de grève des transports. Par opposition, sans doute, à l’harmonie qui règne en l’absence de grèves.

Marianne, 19 janvier : Pagaille en vue dans les transports parisiens et franciliens ce jeudi 19 janvier.

Galère

Se disait des conditions d’existence des salariés privés d’emploi et des jeunes privés d’avenir. Se dit désormais des perturbations liées aux mobilisations sociales. On peut aisément les mettre en images et les imputer à un coupable : le gréviste.

L’Obs, 17 janvier : Retraites : vers un jeudi de grèves et de « galère ».

— BFM-TV, 19 janvier : Grève à Marseille : la galère des parents d’élèves.

La Dépêche, 6 février : Grève du 7 février : nouvelles galères dans les transports, pour le 3e jour de mobilisation sur les retraites.

Usagers

Victimes par excellence des « galères », les « usagers » sont l’objet de la compassion sans faille des éditocrates. Quand bien même lesdits éditocrates ignorent superbement, en temps normal, la condition des populations concernées…

BFM-TV, 15 janvier : Écoles fermées : les enfants trinquent ?

Une catégorie de victimes est particulièrement scrutée par les commentateurs, et leurs paroles, abondamment recueillies : « Avec la grève, les commerçants souffrent et rouspètent » ; « Retraites : avec les grèves, les commerçants s’inquiètent pour leur chiffre d’affaires » RMC, 17 janvier.

Otages

Synonyme d’usagers. Terme approprié pour attribuer les désagréments qu’ils subissent non du fait de l’intransigeance du gouvernement, mais de l’obstination des grévistes. Un terme cependant moins employé à la suite de la prise d’otages (bien réelle) de novembre 2015.

Guillaume Tabard, Radio Classique, 19 janvier : On va voir [...] si les Français déjà échaudés par les pénuries d’essence [...] puis par la pagaille dans les transports vont supporter longtemps d’être les otages d’un mouvement social radical.

Noir

Qualifie un jour de grève. En 2009, un jeudi. En décembre 2019 ce fut une semaine. En 2023, c’est un « jeudi », un « mardi » ou un « samedi ». « Rouge » ou « orange » sont des couleurs intermédiaires réservées aux embouteillages. Le jour de grève, lui, est toujours « noir ».

Menace

Peut désigner une grève, jamais une réforme libérale.

20 Minutes, 12 janvier : Réforme des retraites : La CGT agite la menace de « l’arrêt des installations de raffinage ».

La Nouvelle République, 12 février : Retraites : la menace d’un durcissement du mouvement.

Midi Libre, 12 janvier : Réforme des retraites : la réponse d’Elisabeth Borne aux menaces de grèves des raffineries et des transports.

— RTL, 25 janvier : La CGT Cheminots et Sud Rail font planer la menace d’une grève reconductible à partir de la mi-février.

Menace pour qui ? Pour quoi ? « Les vacances » pour Axel de Tarlé (France Info, 18 janvier), les « remontées mécaniques » pour Le Figaro (23 janvier), « la production dans les raffineries » pour Olivier Bost (RTL, 15 janvier), qui enjoint donc à Aurore Bergé de sévir : « Est-ce que là-dessus, vous dites : il faut tout de suite réquisitionner ? Une forme de réquisition préventive ? » (RTL, 15 janvier)

Blocage

Action malvenue. De mauvais goût.

Olivier Babeau, BFM-TV, 15 janvier : Ce blocage, c’est un suicide pour une France qui va déjà très mal [...]. C’est quand même une très très mauvaise idée de bloquer le pays jeudi !

Dans le cahier des charges de l’intervieweur, le terme doit être répété pour mieux « bloquer » son adversaire.

— Salhia Brakhlia à Laurent Berger, France Info, 16 janvier : La Première ministre vous demande de ne pas pénaliser les Français. La CGT envisage de bloquer les raffineries et la distribution de carburant. Vous êtes sur la même ligne ? [...] Vous bloquez les raffineries ou pas ?!

— Léa Salamé à Fabien Roussel (PCF), France Inter, 17 janvier : Les ministres se relaient depuis quelques jours dans les médias pour dire [...] la mobilisation, oui, c’est un droit, mais il faut pas bloquer le pays. Vous, vous dites quoi ? Si pour bloquer cette réforme, il faut bloquer le pays et ben il faut bloquer le pays ? [...] Donc il faut bloquer le pays ? Faut bloquer le pays ? Faut bloquer le pays après deux ans de Covid ?!

Soutenir

Attitude déplorable de « l’opinion publique » vis-à-vis des grévistes. L’éditocratie scrute son affaiblissement.

RMC, 3 février : Grève SNCF en plein chassé-croisé : et là, vous les soutenez encore ?

Feu sur les mobilisations

Fatalisme

Humeur prêtée/imposée aux opposants. Se prescrit généralement avec un sondage, de préférence en amont d’une journée de grève. Synonymes : « Résignation » ; « Lassitude ».

— Aurélie Casse, BFM-TV, 11 janvier : En fait, les Français sont fatalistes ! Vous avez vu le sondage de Bernard Sananès. [...] Malgré cette forte opposition, 75% pensent que la réforme sera quand même adoptée.

— Nathalie Saint-Cricq, France Info, 14 janvier : Les Français [... ont] intégré que de toute façon, ça allait passer, avec une forme de fatalisme.

— Rémi Godeau, L’Opinion, 12 février : Les Français pensent que la réforme sera votée. Ils sont mobilisés, mais fatalistes. Des blocages pourraient les rendre fatalistes, et démobilisés.

— Alexis Brézet, Europe 1, 3 janvier : Aujourd’hui, [les Français] donnent le sentiment d’être plus résignés que révoltés. Dans les sondages, le niveau de colère n’est pas du tout celui qui était à l’époque des Gilets jaunes ! Pour l’instant, les Français sont très calmes.

— Benjamin Duhamel, BFM-TV, 2 janvier : Le gouvernement fait le pari que la lassitude prendra le pas sur la colère et au fond, quand on teste l’opinion sur l’état d’esprit, eh ben c’est plutôt une forme d’apathie qui prend le pas sur une colère qui est prête à se mobiliser.

— Léa Salamé à Brice Teinturier, France Inter, 2 janvier : [La réforme] va-t-elle à nouveau braquer le pays ou Emmanuel Macron peut compter sur une forme de lassitude ou peut-être de résignation pour faire passer son texte ?

Désastre

Mobilisation sociale victorieuse.

Alexis Brézet, Europe 1, 12 janvier : [Ce] désastre qui reste dans toutes les mémoires [...] : en 1995, la réforme est abandonnée, c’est une catastrophe absolue.

Essoufflement

Se dit de la mobilisation quand on souhaite qu’elle ressemble à ce que l’on en dit. Le diagnostic s’établit chiffres à l’appui (sondages, affluence aux manifestations)… à condition de ne pas se poser la question de la légitimité desdits chiffres.

_ RTL, 14 février : Réforme des retraites : le soutien des Français aux mobilisations s’essouffle, d’après notre sondage.

— France 3, 11 février : Réforme des retraites : le gouvernement espère un essoufflement de la mobilisation.

— Rémi Godeau, L’Opinion, 12 février : La quatrième journée d’action contre la réforme des retraites, samedi, a attiré moins de manifestants que les deux premières, mais plus que la dernière, elle-même en retrait. [...] La vague espérée a fait pschitt.

Condamner

Sommation à destination (exclusive) des opposants, visant à ce qu’ils se désolidarisent de tel propos ou telle action contestataire que l’éditocratie aura jugé inacceptable. Donne lieu à d’indémodables happenings de la part des intervieweurs : sur Europe 1 le 19 janvier, à une quinzaine de reprises, Sonia Mabrouk s’acharne à obtenir de Marine Tondelier (EELV) qu’elle « dénonce », puis « condamne les propos » d’un syndicaliste CGT (concernant de potentielles coupures d’électricité visant des permanences d’élus). Avant de lui intimer l’ordre, par quatre fois, de « condamner », « l’ultragauche » et le « black bloc », dont l’éditocrate prophétise « les violences » lors d’une manifestation… qui n’a pas encore eu lieu.

Obstruction

Se dit uniquement de l’action menée par les parlementaires de gauche, quand bien même le gouvernement mutile le processus démocratique à l’Assemblée nationale.

— Sonia Mabrouk à Manuel Bompard (LFI), Europe 1, 11 janvier : Est-ce qu’à l’Assemblée, vous misez sur l’obstruction quitte à transformer le parlement en Zad ?

— Neïla Latrous face à Aurélie Trouvé (LFI), France Info, 18 février : Est-ce que vous avez fait traîner les débats pour empêcher un vote démocratique ? [...] Vous n’avez pas voulu empêcher un vote ? [...] Il n’y a pas de responsabilité de votre côté sur le blocage des débats ?

Violence

Impropre à qualifier l’exploitation quotidienne, les techniques modernes de « management », les licenciements ou le relèvement de l’âge légal. Le terme s’applique exclusivement aux gens qui dénoncent ces phénomènes, aux mots et/ou aux modes d’action qu’ils emploient pour le faire.

Radicalisation

Se dit de la résistance des grévistes quand elle répond à la « fermeté » du gouvernement. À l’inverse, on ne parlera pas de la « fermeté » des manifestants ou de la « radicalisation » du gouvernement, et encore moins de celle des médias dominants. Synonymes : « Jusqu’au-boutistes » ; « Ultras » ; « Fascistes ».

— RTL, 31 janvier : Grève du 31 janvier : les renseignements craignent une radicalisation du mouvement et des violences.

— Guillaume Tabard, Radio Classique, 19 janvier : Dans l’espoir d’une radicalisation du mouvement, la gauche est dans une logique d’hystérisation du débat.

— Rémi Godeau, L’Opinion, 12 février : Annoncer pour le 7 mars un pays « à l’arrêt » [...] traduit bien un durcissement du mouvement, en attendant sa radicalisation par une grève que certains rêvent reconductible.

— Le Figaro, 15 février : La position jusqu’au-boutiste allant jusqu’au blocage du pays et prônée notamment par les plus radicaux de la CGT risque ne pas être suivie par des organisations plus "réformistes" comme la CFDT.

— Daniel Riolo, RMC à propos de Sébastien Menesplier (CGT Mines-Énergies) qui évoquait des coupures d’électricité dans les permanences d’élus, 17 janvier : Ce monsieur, il faut le ficher S tout de suite en fait. Ces gens-là [...] sont des extrémistes [...]. On est bien en présence de ce que je disais tout à l’heure : des mouvances fascistes.

Paroles, paroles

Éditorialiste

Prescripteur d’opinion. L’éditorialiste est condamné à changer de titre pour se répandre simultanément dans plusieurs médias. Et donner, de préférence, un point de vue original et/ou avisé.

Géraldine Woessner, Europe 1, 12 janvier : Je ne crois pas à une très forte, à une très puissante mobilisation.

Sociologue

Espèce en voie de disparition médiatique. Les quelques individus survivants sont généralement des soutiens du gouvernement, également futurologues.

Jean Viard, BFM-TV, 3 janvier : Normalement je dirais [... que] ce n’est pas un moment intense d’immenses mouvements sociaux.

Politologue

Bis. Peut également être conseiller du prince.

— Salhia Brakhlia : Aujourd’hui, Emmanuel Macron ne peut pas reculer. S’il le faisait, il perdrait sa crédibilité pour la fin du quinquennat ?

— Jérôme Fourquet : Effectivement, ce serait compliqué. [...] Le coup est parti, il faut aller maintenant au bout. (France Info, 2 janvier)

Leurs conclusions sont généralement récitées en boucle par les journalistes politiques.

Maxime Switek, BFM-TV, 10 janvier : On cite systématiquement, ces dernières semaines, [...] le politologue Jérôme Fourquet, qui parle d’une espèce d’apathie politique qui aurait gagné la France et qui ferait qu’une partie des Français éventuellement contre cette réforme se soit résignée [...] et ne vous rejoigne pas dans la rue.

Intervieweur

Les meilleurs d’entre eux sont des éditorialistes modestes puisqu’ils ne livrent leurs opinions que dans la formulation des questions qu’ils posent. L’intervieweur est un éditorialiste maniant le point d’interrogation.

— Nicolas Demorand, France Inter, 2 janvier : Que la France travaille plus n’est-ce pas, bêtement, le sens de l’histoire ?

— Anne-Élisabeth Lemoine, France 5, 3 février : François Lenglet, est-ce qu’il y a une sorte de schizophrénie sociale des Français, qui sont heureux au travail, mais qui ne veulent pas travailler plus longtemps ?

— Sonia Mabrouk, Europe 1, 19 janvier : Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV et zadiste. Est-ce que vous l’êtes, est-ce que vous l’assumez ? [...] Donc vous assumez de créer des zones de non-droit ? [...] Quand une minorité impose sa loi, comment vous appelez cela dans un pays ?

Expert

Invité à répétition par les médias pour expliquer aux manifestants que le gouvernement a pris les seules mesures possibles. Les meilleurs se trouvent parmi les hauts-fonctionnaires et/ou anciens ministres ayant eux-mêmes excellé dans la casse sociale.

Julien Arnaud, LCI, 10 janvier : [Au] temps de la présidence Sarkozy, [...] il y avait des négociations avec Bernard Thibault. Et qui les menait, ces négociations ? Eh bien c’est Raymond Soubie. Et Raymond Soubie, il est avec nous ce soir sur ce plateau ! [...] Expert de toutes ces questions sociales. Et vous en avez mené, vous, des réformes des retraites !

Micro-trottoir

Cette forme avancée de la démocratie directe permet de connaître et de faire connaître l’opinion des « gens ». Victimes par excellence des « galères », les « usagers » sont d’excellents clients pour les micros-trottoirs : tout reportage se doit de les présenter comme excédés ou résignés et, occasionnellement, solidaires. Comble de la modernité, ces micros-trottoirs peuvent désormais prendre la forme « d’appels à témoins » sur les réseaux sociaux dans le sens recherché.

Opinion publique

S’exprime dans les sondages et/ou par l’intermédiaire des « grands journalistes » qui lui donnent la parole en parlant à sa place ou à la place « des Français ». Dans les sujets des journaux télévisés et/ou micros-trottoirs, quelques représentants supposés de « l’opinion publique » sont appelés à « témoigner ». Les grévistes et les manifestants ne font pas partie de « l’opinion publique », qui risque de (ou devrait...) se retourner contre eux. Nouveauté (ou presque) : les sondages en ligne auto-administrés par les éditocrates en charge de l’opinion publique.

Extrait d’un texte paru sur Acrimed, le 10 mars 2023, que nous donnons en avant-première à la parution du livre de Pauline Perrenot Les médias contre la gauche (17 mars 2023).