« Libéralisme de gauche » ? le mythe se meurt enfin
Le parti démocrate est depuis longtemps séduit par l’idée que la nouveauté, la modernité, les financements électoraux, le succès en somme, lui imposent de se dégager de sa relation ancienne et compromettante avec le peuple. La gauche ne cesse d’accentuer sa métamorphose en parti de la modernité libérale, du capitalisme cognitif, de la connectivité numérique, de l’intelligence entrepreneuriale. Mais l’intelligence, avec elle, revient trop souvent à comprendre que les choses sont « complexes », les discours radicaux trop « militants » (voire immatures), qu’il ne faut pas, qu’on ne doit plus changer le monde, juste s’employer à ce qu’il fonctionne mieux, pour un nombre plus important de groupes (« diversité » oblige), mais avec les mêmes règles du jeu. En somme, à rationaliser les inégalités au lieu de les combattre. Pour peu que le conseil d’administration – ou le gouvernement, ou le Parlement – devienne paritaire et métissé, les rapports de production peuvent demeurer inchangés et les écarts de revenus continuer à se creuser. Le mariage émancipateur entre la gauche et le progrès, c’était les instituteurs, les Lumières. Les néolibéraux leur ont substitué l’innovation financière et Uber.
Le 20 janvier 2009, lorsque Barack Obama prête serment, le miracle de son élection – aussi improbable au départ que le sera huit ans plus tard celle de Trump – peut suggérer que tout redevient possible, qu’un Roosevelt (celui-ci afro-américain et athlétique) est de retour à la Maison-Blanche pour réparer ce que ses successeurs ont laissé détruire, ou défait eux-mêmes. Voire pour tout recommencer. Bien des conditions favorables paraissent réunies : une victoire écrasante, une majorité parlementaire démocrate dans les deux chambres, le discrédit (voire le dégoût) d’un capitalisme déréglementé et corrompu qui vient d’enfanter la crise financière du siècle. Et puis n’oublions pas non plus l’enthousiasme extraordinaire, les larmes d’allégresse et de fierté qu’inspire un jeune président noir, le premier de l’histoire, dont le talent oratoire surclasse celui de tous ses prédécesseurs réunis (Kennedy compris) depuis trois quarts de siècle – c’est-à-dire depuis l’élection de celui qui, sur une chaise roulante, avait relevé un pays à genoux.
La suite sera plus décevante. Assez vite, Thomas Frank soupçonne que le nouveau président, qu’il a d’abord connu à Chicago comme militant associatif, risque de ressembler à Bill Clinton davantage qu’à Franklin Roosevelt. Deux mois après son entrée à la Maison-Blanche, Obama reçoit des banquiers de Wall Street, une caste déjà surreprésentée dans sa nouvelle administration. Va-t-il condescendre à la pourfendre, annoncer qu’il engagera des poursuites contre quelques grands criminels en col blanc ? Il préfère badiner en leur compagnie. Modéré, tranquille, cérébral, déjà centriste. Confronté au même moment à une obstruction républicaine systématique et haineuse, il désarme, louvoie, négocie, recherche un impossible compromis. Il démobilise ainsi son électorat pendant que celui de ses adversaires se remobilise et le combat. On épargnera à un lecteur français le rappel détaillé des compromissions et des capitulations de ce président élu par une coalition progressiste après avoir promis « espoir et changement ». Le Vieux Continent connaît ce genre de reniement aussi souvent que le Nouveau Monde.
Au demeurant, le livre de Thomas Frank ne se résume pas, loin de là, à l’inventaire d’une déception. Il constitue plutôt l’avertissement prémonitoire de défaites à venir.
L’élection de Trump, un homme dépourvu d’expérience politique, de culture, de curiosité, a frappé de stupeur la planète de gauche. Laquelle s’était persuadée que le pronostic prometteur des sondages, le charlatanisme du candidat, la révulsion qu’il inspirait aux intellectuels, y compris républicains, allaient déboucher naturellement sur la victoire du camp de l’intelligence, de la modération, du bien, de la raison. La stupéfaction de l’intelligentsia fut d’autant plus absolue que les démocrates anticipaient que leurs pertes éventuelles de suffrages ouvriers dans les régions en déclin, séduites par le discours protectionniste de l’homme d’affaires new-yorkais, seraient compensées par des percées électorales auprès des professionals, cadres et techniciens. Des millions d’Américains instruits, des femmes en particulier, vivaient dans les quartiers prospères et connectés aux grandes métropoles mondiales ; elles seraient révulsées par la vulgarité machiste de Trump autant que séduites par la distinction de Hillary Clinton, ses réponses « complexes », technocratiques, parfaitement ajustées aux dispositions et à la manière de penser des diplômés. Affrontant un trublion pyromane et ignorant, la candidate de l’expertise et du statu quo promettait, elle, de ne rien faire sauter : la crise était terminée, le taux de chômage diminuait, tout allait bien grâce à Barack Obama. Et tout irait mieux demain avec elle.
Les imbéciles ont donc pris leur revanche… En élisant leur président en 2016, les Américains ont ignoré les conseils de patience et de tempérance, le jugement de l’écrasante majorité des journalistes, des artistes, des experts, des universitaires. Leur choix étant souvent corrélé à leur niveau d’instruction, certains démocrates ont enragé que leurs concitoyens ne soient pas plus cultivés. Les protestataires des urnes, impatients de tout faire sauter – un système « truqué », des médias qui mentent, les traités de libre-échange, un afflux de migrants venus du Mexique, le « politiquement correct » dans les universités –, auraient ainsi transformé en politique publique leur immaturité psychologique et culturelle.
Un tel verdict doit énormément – presque tout ? – à la distance sociale qui n’a cessé de s’élargir entre les juges et leurs accusés. Les électeurs de Trump résident généralement à l’écart des grands centres de pouvoir économique, financier, mais également artistique, médiatique, universitaire. Ils n’habitent pas là où naissent les modes, où se fabriquent les images, où s’affinent les opinions « légitimes ». Comment ne pas rapprocher cette dynamique de séparatisme social, culturel, électoral, de ce qu’on observe aussi dans d’autres pays. Londres s’est prononcé massivement contre le Brexit cinq mois avant que New York et San Francisco plébiscitent Hillary Clinton. Et à Vienne, Varsovie, Prague, c’est la même histoire, le même décalage : quand il se rabougrit au point de n’être plus qu’une disposition culturelle, un charabia compassionnel, le progressisme politique devient indexé au prix du mètre carré et il ne se soucie plus du tout de loyers à bon marché. « Je l’ai emporté dans des endroits qui représentent deux tiers du produit intérieur brut américain », a plaidé Mme Clinton lors d’un voyage en Inde. « Moi, femme de gauche, lui fit écho Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, j’ai tout fait pour qu’après le Brexit ce soit à Paris que vienne la finance internationale. » Autant dire que, sitôt passée une alerte électorale, il est loisible aux gens heureux de recommencer à gouverner entre eux et pour eux. De pester d’autant plus volontiers contre le « populisme » que les révoltés des urnes vivent ailleurs, là où on ne se rend jamais (campagnes appauvries, friches industrielles, banlieues ou quartiers « sensibles ») et dans des mondes professionnels dont on ignore à peu près tout. Qu’une opposition légitime s’exprime, et il suffira de la disqualifier en l’imputant à des demeurés manipulés par des démagogues.
Sans ce « racisme de l’intelligence », de plus en plus constitutif de l’identité des néolibéraux de gauche, mais aussi de nombre d’intellectuels et d’universitaires « radicaux », M. Trump aurait-il quitté son triplex de Manhattan pour le bureau ovale de la Maison-Blanche ? Lors d’un de ses meetings, il n’a probablement pas lancé par hasard : « J’aime les gens peu éduqués. » La réciproque est vraie en tout cas. 9 % des électeurs qui avaient voté Obama en 2012 ont choisi Trump quatre ans plus tard, tandis que 5,4 % des électeurs du républicain Mitt Romney ont basculé vers Clinton. Or le plus souvent, ce n’est ni la race ni le genre qui ont expliqué ces défections mais le niveau d’instruction : le premier groupe fut largement constitué d’électeurs démocrates dépourvus de diplômes, le second, de républicains passés par l’université. Un parti né pour combattre l’aristocratie de l’argent, mais aussi celle du savoir, s’appuie donc dorénavant sur ceux qui en font déjà partie ou qui aspirent à la rejoindre. Mieux vaut alors qu’il en mesure le risque : en période d’envol des inégalités sociales, idéaliser le règne de la méritocratie, des gens bien éduqués, des experts, laisse tout un peuple de côté. Au risque qu’il soit tenté de suivre des hommes à poigne, plus soucieux d’embrigadement que d’instruction.
Avec Obama, qui fit de la Maison-Blanche une pépinière de cerveaux formés à Harvard et à Citibank, aucune diversification sociale n’est intervenue. Faut-il s’étonner ensuite qu’une gauche libérale et technocratique, elle-même incarnation d’une élite économique bardée de diplômes, réponde comme elle le fait aujourd’hui aux interpellations des classes populaires ? L’idée d’une économie post-industrielle permettant de remédier à la destruction des emplois manufacturiers occasionnée par la concurrence internationale et la mécanisation paraît en effet singulièrement moins aveuglante quand on y réfléchit entre des friches d’usines automobiles du Michigan et de Pennsylvanie (deux États remportés par Trump à la surprise générale) plutôt que dans un séminaire d’économistes libre-échangistes au Massachusetts ou en Californie. Car les emplois qui disparaissent étaient correctement rémunérés sans réclamer pour autant un niveau de diplôme particulier. Ceux qui apparaissent exigent en revanche des qualifications toujours plus pointues, ou alors ne sont que des « petits boulots » précaires, de service, interdisant tout espoir d’accéder un jour à la classe moyenne. Qu’ils en aient conscience ou non, les perdants de la mondialisation expriment donc souvent la nostalgie d’un monde où l’on était formé sur le tas, où le chômage et les menaces de délocalisation n’avaient pas détruit la combativité ouvrière, où les syndicats veillaient au grain. À la fois en position de force quand ils négociaient avec les patrons et quand ils pesaient de tout leur poids dans le choix des candidats démocrates au Congrès et à la Maison-Blanche. Ce monde s’est défait.
Le petit manège politique opposant les deux formations américaines aurait pu alors s’interrompre, l’une comme l’autre étant désormais inféodées aux mêmes intérêts financiers. « Si vous voulez vivre comme un républicain, votez pour un démocrate », conclut M. Clinton en 1996. Son coming out a au moins résolu une de nos difficultés de traduction. Jusqu’aux années 1980, le terme américain « liberal » était un faux-ami en France, puisqu’il renvoyait à un courant politique interventionniste associé au New Deal. Depuis Bill Clinton, les démocrates ont largement abandonné cette tradition. Les liberals sont donc bien devenus des libéraux.
Plutôt que de s’appesantir sur le bilan d’une telle métamorphose pour le monde du travail, la plupart des commentateurs ont préféré braquer leurs projecteurs sur la dimension raciste et sexiste du scrutin de novembre 2016. Pour nombre de démocrates, d’universitaires aussi, chacun appartient à un groupe unique, lequel n’est jamais économique. Par conséquent, si des Noirs ont voté contre Clinton, c’est qu’ils étaient misogynes ; si des Blanches ont voté pour Trump, c’est qu’elles étaient racistes. L’idée que les premiers pouvaient être aussi des sidérurgistes sensibles au discours protectionniste du candidat républicain, et les secondes des contribuables aisées attentives à ses promesses de réduction d’impôts ne semble jamais effleurer leur univers mental.
Presque partout en Europe comme aux États-Unis, une droite dure redresse la tête et campe sur le terrain politique qu’une gauche molle a dévasté. À défaut de porter une espérance, car elle n’exprime souvent qu’un précipité de ressentiments, la droite dure emploie le langage du combat, pas celui de la résignation (voire de l’émerveillement) devant le nouvel ordre du monde. Or deux blocs s’opposent à la mouvance ethno-nationaliste, autoritaire, en général xénophobe. Bernie Sanders, Podemos, les Insoumis et quelques autres lui disputent le répertoire volontariste à partir de principes et de valeurs égalitaires et démocratiques rigoureusement contraires aux siens. Mais une autre réponse existe, dont ce livre et l’histoire récente démontrent l’inefficacité absolue. Elle consiste à encourager un large « front républicain » de plus, un éternel vote utile contre le péril, rappels historiques sur le fascisme à l’appui. Elle recherche également une fusion entre gauche modérée et droite libérale grâce à un discours qui combat tout autant, sous le vocable passe-partout de « populisme », la radicalité de gauche et l’extrémisme de droite, l’expression d’une colère et la brutalisation du langage. Enfin, à supposer que cette opération fonctionne une fois encore, il ne sera plus vraiment interdit d’espérer réhabiliter la « pensée unique » néolibérale en la qualifiant dorénavant de culture démocratique, progressiste le cas échéant…
Lorsqu’une stratégie échoue, l’échec peut susciter deux tentations contraires : renoncer ou recommencer en consacrant à la tentative des moyens encore plus considérables. Nonobstant les avertissements de Thomas Frank (et de Bernie Sanders), le parti démocrate a largement privilégié cette dernière option. La faillite de Hillary Clinton semble avoir sanctifié sa candidature et légitimé son approche au lieu de jeter l’une et l’autre aux orties. Dès lors que moins de 80 000 voix dans trois États auraient inversé le résultat, dès lors que la question des fake news et des ingérences russes est devenue une obsession quotidienne, que l’invasion russe de l’Ukraine a légitimée, toute remise en cause frontale de la ligne que la candidate a incarnée, du trio Clinton-Obama-Clinton en somme, s’apparente presque à une hérésie, à une forme de légitimation de Donald Trump, voire d’intelligence avec l’ennemi.
Une telle perception s’emboîte dans une analyse plus générale des rapports de force internationaux. Car un « grand récit » politique et social perçoit la situation mondiale comme polarisée entre, d’un côté, un bloc « illibéral », chouan, « populiste » qui tirerait sa puissance des dispositions autoritaires et xénophobes imputées aux catégories populaires. Face à ce bouillonnement antisystème, un bloc transpartisan, ouvert, droite et « en même temps » gauche, dont la base sociale principale serait les classes moyennes urbaines, les intellectuels, les médias, les créateurs. En somme, ethno-identitaires contre libéraux démocrates, fermés contre ouverts, capitalisme autoritaire et nationaliste contre capitalisme libéral et international. Avec dans un camp, Trump mais aussi Le Pen, Poutine, Orbán en Hongrie, Kaczyński en Pologne. Dans l’autre, Clinton, Obama ou Biden, mais aussi Macron, Scholz, Trudeau au Canada.
Largement encouragé par les classes dirigeantes et par les grands médias qui leur sont inféodés, un tel découpage présente à leurs yeux l’avantage d’annuler le clivage droite-gauche, c’est-à-dire la question de l’exploitation et de la répartition des richesses, celle de l’impérialisme occidental aussi. Autant dire que le « modèle américain » se généraliserait alors que la campagne de Bernie Sanders laissait espérer qu’il avait épuisé ses effets, y compris aux États-Unis. Puisque, là-bas aussi, la question du travail et de la propriété était enfin revenue au premier plan. Or si Trump et Macron se distinguent sur nombre de choix, une priorité au moins les réunit : la défense de la finance. Presque sitôt élus présidents, l’une de leurs décisions principales fut en effet identique : la baisse appréciable – et appréciée par ceux qui en bénéficièrent – de l’impôt sur le capital (de 35 % à 21 % aux États-Unis, de 45 % à 30 % en France).
La présence envahissante de Donald Trump sur la scène politique américaine et la guerre d’Ukraine ont convaincu cette gauche néolibérale et impériale que tous les moyens seraient bons pour se débarrasser au plus vite de l’« illibéralisme » ou du fascisme. Y compris la glorification des agences de renseignement, comme la CIA et le FBI, susceptibles de compromettre Trump, comme on l’a observé dans l’affaire du Russiagate. Dorénavant, la plupart des démocrates emboîtent le pas aux néoconservateurs pour entériner un réarmement massif dès lors qu’il serait destiné à contrecarrer les fantasmes expansionnistes de Vladimir Poutine ou ceux qu’ils prêtent à la Chine.
Ce dérangement mental d’une partie de la gauche américaine, chauffée à blanc par les médias libéraux (New York Times, Washington Post, MSNBC) et par la fraction clintonienne du parti démocrate, renvoie à un précédent redoutable. Pendant les années 1960, la « guerre contre la pauvreté » lancée par un président démocrate, Lyndon Johnson, fut interrompue par un autre conflit dans les rizières d’Indochine. Mais, à l’époque, celui-ci suscita une opposition de masse qui embrasa la société américaine, favorisant la contagion de tous les autres soulèvements. Pour le moment, rien de semblable ne se dessine aux États-Unis. Autant dire que si bien des raisons militent dans le sens du bouleversement de la vie politique qu’espère Thomas Frank, la nécessité de se débarrasser du parti démocrate tel qu’il existe est d’autant plus urgente que, depuis l’élection de Donald Trump, il est également redevenu celui de la guerre.
Serge Halimi
Extrait de sa préface à Pourquoi les riches votent à droite , vient de paraître.