Au jour le jour

Malheureux comme Orwell en France (III) L’affaire de la « liste noire » (2)

En 1997, le principal éditeur français d’Orwell, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, édite une brochure, George Orwell devant ses calomniateurs. Quelques observations. Bien qu’antérieure à la diffusion de la liste d’Orwell (en 2003), cette analyse donne l’essentiel de l’affaire (et en particulier le rôle de la presse française), qui tient moins aux faits et moins encore à la vie et à l’œuvre d’Orwell qu’à une attitude intellectuelle formée à « l’école stalinienne de la falsification ». En voici de larges extraits :

« Parmi tant d’aimables caractéristiques, le XXe siècle aura eu celle d’inaugurer l’ère de la falsification à grande échelle. Il ne pouvait s’achever sans que la suspicion soit jetée sur l’un de ses témoins les plus véridiques. George Orwell, ainsi, nous apprennent les journaux, aurait été un délateur, un “mouchard”, un donneur. Et même si bientôt nul ne se souvient plus exactement du contenu des articles qui prétendirent révéler ce “scoop”, ni même qu’il y ait eu des articles, il en restera toujours le souvenir vague et soupçonneux d’une affaire louche, d’un Orwell opportuniste et trouble, un genre d’imposteur comme le siècle en a tant produit. L’opération aura donc réussi puisqu’il faudra alors tenter de prouver le contraire (comme récemment il aurait fallu prouver l’existence des chambres à gaz) et justifier la vérité auprès d’un tribunal de menteurs et d’amnésiques. Une telle tâche a quelque chose d’accablant, et c’est bien ce que visent ces sortes de “révélations”.

» Si l’école stalinienne de la falsification reste un modèle pour notre époque, c’est par son objectif principal, plus encore que par ses procédés particuliers. On sait, en effet, que la propagande totalitaire n’a pas besoin de convaincre pour réussir et même que ce n’est pas là son but. Le but de la propagande est de produire le découragement des esprits, de persuader chacun de son impuissance à rétablir la vérité autour de soi et de l’inutilité de toute tentative de s’opposer à la diffusion du mensonge. Le but de la propagande est d’obtenir des individus qu’ils renoncent à la contredire, qu’ils n’y songent même plus. Cet intéressant résultat, l’abasourdissement médiatique l’obtient très naturellement par le moyen de ses mensonges incohérents, péremptoires et changeants, de ses révélations fracassantes et sans suite, de sa confusion bruyante de tous les instants. Cependant, si chacun, là où il se trouve, avec ses moyens et en temps utile, s’appliquait à faire valoir les droits de la vérité en dénonçant ce qu’il sait être une falsification, sans doute l’air du temps en serait-il un peu plus respirable. C’est pourquoi nous jugeons nécessaire de répondre à la récente campagne de calomnies visant à présenter George Orwell comme un délateur.

» Commençons par le commencement : l’article paru dans le Guardian du 11 juillet 1996 et la lettre d’Orwell qui l’accompagne, datée du 6 avril 1949 ; non sans noter toutefois que le déclenchement de l’opération n’est pas dû à une quelconque initiative journalistique mais à la communication d’archives officielles.

» Voici donc le texte intégral de cet article, ainsi que celui du document qui l’accompagnait :

Orwell a proposé une liste noire d’écrivains à un service de propagande anti-soviétique

George Orwell, auteur connu pour ses opinions socialistes, a proposé de fournir à une section du Foreign Office en relation avec les services britanniques de renseignement les noms des écrivains et des journalistes qu’il considérait comme étant des « cryptocommunistes » ou des « compagnons de route », c’est-à-dire des personnes auxquelles on ne pouvait faire confiance. Cette affaire a été révélée hier par le Public Record Office.

La proposition d’Orwell a été faite en 1949, peu avant la mort de l’auteur, et adressée à l’Information Research Department (IRD), service qui utilisait des écrivains et des gens de presse en vue – parmi lesquels Bertrand Russell, Stephen Spender et Arthur Koestler – pour produire du matériel de propagande anticommuniste au cours de la guerre froide. Il apparaît encore que l’IRD a eu recours à des articles de Tribune (journal de gauche, mais alors antisoviétique) pour appuyer sa croisade occulte. Au mois de mars 1949, une fonctionnaire de l’IRD, Celia Kirwan, s’est rendue au sanatorium de Cranham (Gloucestershire), où Orwell se trouvait en traitement pour une tuberculose. Voici ce qu’elle a déclaré à l’époque à ses collègues : « Nous avons parlé, en toute franchise, des divers aspects du travail qui était le nôtre. Il a été très content d’en être informé et m’a exprimé son accord total et enthousiaste avec nos objectifs. »

Trop souffrant pour écrire, il a néanmoins communiqué les noms de collaborateurs potentiels. Et, dès le mois suivant, Orwell a écrit à Kirwan pour lui proposer une « liste de journalistes et d’écrivains qui, à mon sens, sont des cryptocommunistes, des compagnons de route, ou des sympathisants, et auxquels on ne peut faire confiance… »

Il ajoutait que le carnet de notes où étaient consignés ces noms se trouvait à son domicile londonien, et précisait que cette liste était ‘strictement confidentielle’, dans la mesure où on était passible de poursuites en diffamation pour avoir qualifié quelqu’un de « compagnon de route ».

Cette révélation est de nature à choquer les nombreux admirateurs d’Orwell, pour qui il est une icône de la pensée radicale du XXe siècle. Les dossiers accessibles depuis hier ne contiennent aucune liste de noms, mais on y trouve une fiche jointe à la lettre adressée à Kirwan indiquant qu’un document a été retenu par le Foreign Office.

Le biographe d’Orwell, Bernard Crick, confirme qu’Orwell a bien tenu un « carnet de suspects », comportant quatre-vingt-six noms. Et le biographe précise : « Beaucoup de ces noms étaient très plausibles, quelques-uns douteux, voire invraisemblables. » Michael Foot, ami d’Orwell dans les années 1930 et 1940, dit avoir trouvé cette lettre « stupéfiante ». « On a beaucoup parlé de la façon dont, vers la fin de sa vie, il a abdiqué ses convictions socialistes ; je ne pense pas que cela corresponde à la vérité, mais je reste pantois quand on me dit qu’il a eu quelque relation que ce soit avec les services secrets. »

Les documents montrent que l’IRD est intervenu pour que soient publiées des traductions d’Animal Farm, la fameuse allégorie anticommuniste d’Orwell. « L’idée est tout indiquée pour les pays arabes, étant donné qu’aux yeux des musulmans les porcs et les chiens sont considérés comme des animaux impurs. » Tel était le commentaire d’un diplomate alors en poste au Caire.

Le service redoutait l’influence du communisme en Arabie Saoudite, notamment chez les travailleurs du pétrole de Dhahran, là où, le mois dernier, une base américaine a été la cible d’un attentat.

L’IRD organisa la diffusion de Tribune auprès des missions anglaises de l’étranger. Note de certains fonctionnaires : « On y trouve à la fois une dénonciation du communisme et de ses méthodes, et une défense cohérente des objectifs auxquels les partisans de la gauche sont traditionnellement attachés. »

Et d’ajouter : « Il y a dans ce journal de nombreux articles susceptibles de servir efficacement les buts du Département. »

Les documents établissent que l’IRD a entretenu des liens étroits avec le Trades Union Congress, qu’il s’est employé à contrer les syndicats partisans du National Council for Civil Liberties et qu’il a joué un rôle décisif dans la scission du mouvement syndical international, à la fin des années 1940.

En 1949, une note d’un haut responsable de l’IRD signalait que le NCCL (rebaptisé Liberty) était « très infiltré par les communistes, et qu’il ne sert à peu près qu’à s’en prendre, à la moindre occasion, à notre politique et à notre administration coloniales ».

La campagne a été menée par l’entremise du TUC, où le principal contact de l’IRD était Vie Feather, futur secrétaire général de ce syndicat. »

Lettre de George Orwell à Celia Kirwan, de l’Information Research Department, département secret du Foreign Office

J’ai bien mentionné Darey Gillis (Manchester Guardian), non ? Il y a aussi un type du nom de Chollerton (spécialiste des procès de Moscou) qu’on doit pouvoir joindre via l’Observer. Cranham, 6.4.49

Chère Celia,

Je n’ai pas écrit plus tôt parce que ça ne va pas très fort en ce moment, au point que je ne suis même pas capable de taper à la machine – j’espère donc que tu parviendras à déchiffrer mon écriture.

Je ne vois guère d’autres noms à ajouter à ta liste de collaborateurs éventuels, sauf Franz Borkenau (l’Observerdoit avoir son adresse) – je crois d’ailleurs t’avoir déjà donné son nom – et Gleb Struve (qui est actuellement à Pasadena, en Californie) – le traducteur et critique russe. Évidemment, il y a toute une flopée d’Américains dont on peut retrouver les noms dans le New Leader(New York), le mensuel juif Commentary et Partisan Review. Je pourrais aussi, si c’est de quelque utilité, te fournir une liste de journalistes et d’écrivains qui, à mon sens, sont des cryptocommunistes, des compagnons de route ou des sympathisants, et auxquels on ne peut faire confiance pour une telle propagande. Mais pour cela il faudrait que je fasse retrouver chez moi un carnet où j’ai noté toutes ces choses, et si je te donne cette liste, c’est à titre strictement confidentiel…

Une idée m’est venue à l’esprit, concernant la propagande non pas à l’étranger, mais dans notre pays. Un ami de Stockholm me dit que, les Suédois ne réalisant pas de films à eux, on voit sur les écrans nombre de films russes et allemands, et, s’agissant des films russes, qui bien sûr ne seraient pas en temps normal diffusés en Suède, certains témoignent d’une propagande antibritannique particulièrement outrée. Cet ami me parlait notamment d’un film « historique » sur la guerre de Crimée. Si les Suédois peuvent disposer de ces films, je suppose que nous le pouvons aussi : ne serait-ce pas une bonne idée que d’en présenter quelques-uns chez nous ?

J’ai lu avec intérêt l’article joint, mais il me paraît plutôt antireligieux qu’antisémite. Mon opinion vaut ce qu’elle vaut, mais je ne crois pas que l’anti-antisémitisme soit un atout majeur pour la propagande antirusse. L’URSS est forcément, dans la pratique, quelque peu antisémite, dans la mesure où elle récuse à la fois le sionisme à l’intérieur de ses frontières, et le libéralisme et l’internationalisme des juifs non sionistes, mais un État polyglotte de cette espèce ne saurait se déclarer antisémite, à la façon nazie – pas plus que ne le peut l’Empire britannique. Si l’on dit que communisme et antisémitisme vont de pair, on peut toujours vous répondre en citant les noms de Kaganovitch ou d’Anna Pauker, et en évoquant ceux des juifs qui animent les partis communistes de divers pays. Je crois aussi qu’il n’est pas de bonne politique de chercher à plaire à ses ennemis dans l’espoir de s’attirer leurs bonnes grâces. Les juifs sionistes de tous les pays nous vouent aux gémonies et à leurs yeux l’Angleterre est un ennemi, plus encore que l’Allemagne. Évidemment, tout cela repose sur un malentendu, mais tant qu’il persiste, je ne crois pas que nous puissions tirer quelque bénéfice du fait de dénoncer l’antisémitisme qui se manifeste dans d’autres pays.

Désolé de ne pouvoir écrire une meilleure lettre, mais j’ai été vraiment mal fichu ces temps-ci. Peut-être aurai-je d’autres idées un de ces jours.

Affectueusement,

George

» Le plus remarquable dans cet article du Guardian, quant à lui véritablement délateur, est peut-être que l’information qu’il fournit, ou plutôt balance dès son titre fracassant sur quatre colonnes à la une, n’est en rien étayée, tout au contraire, par le document cité à son appui. Le document ne soutient pas l’article, mais il est vrai que l’article lui-même ne soutient guère son titre. On commence par assener au lecteur, en gros caractères, une “information” sensationnelle. Et peu importe que la démonstration qui suit tienne ou non debout : s’adressant à un public dont on présuppose qu’il ne prendra pas la peine de lire, il est inutile de prendre celle d’écrire. Ce qui compte, c’est la sensation, justement, le plaisir trouble pris à voir briser une “icône”, et ravaler au rang de l’opportunisme le plus banal une figure qu’on croyait exemplaire de “la pensée radicale du XXe siècle”. Ainsi, personne n’étant en définitive irréprochable, chacun pourra se dire qu’après tout il n’est pas plus méprisable qu’un autre dans ses accommodements et n’a pas de leçon à recevoir de tous ces gens du passé. C’est un plaisir que goûtent depuis assez longtemps déjà les intellectuels de pointe, grands briseurs d’icônes, et qu’il est bon de démocratiser comme le reste de la culture.

» Cependant, même s’il ne possède guère de connaissances historiques, un individu quelque peu attentif s’apercevra assez vite, à la lecture de la lettre d’Orwell, qu’il s’agit de tout autre chose que d’une lettre de dénonciation. Orwell, malade, a reçu au sanatorium la visite d’une amie proche, la belle-sœur d’Arthur Koestler, lui-même ami très proche d’Orwell. (Il faut noter à ce sujet que les auteurs de l’article – car ils se sont mis à deux –, qui se montrent si pointilleux, ne mentionnent à aucun moment ces relations d’amitié : on est donc amené à croire, à les lire, qu’Orwell a reçu Celia Kirwan en tant que fonctionnaire du Foreign Office.) À cette amie, qui lui parlait de ses activités dans le cadre de la lutte menée par le gouvernement travailliste de l’époque contre la propagande stalinienne, il a indiqué les noms de gens dignes de confiance pour participer d’une façon ou d’une autre à une telle campagne. Revenant là-dessus dans sa lettre, il lui mentionne également l’existence d’un carnet où il a noté les noms de journalistes et d’écrivains dont il faut au contraire, selon lui, se défier, parce qu’ils soutiennent plus ou moins ouvertement la politique de Staline. Orwell n’a donc rien “proposé” au Foreign Office, pas plus qu’il n’a “adressé” quoi que ce soit à l’IRD, et il n’a jamais dénoncé personne. Les journalistes et les écrivains dont il suggérait de se défier avaient une activité publique, et c’est en fonction de celle-ci que quiconque pouvait se faire comme lui, à l’époque, une idée de leur stalinophilie ; aussi facilement qu’en France, par exemple, n’importe qui aurait jugé peu avisé d’aller demander à Sartre de participer à une campagne contre la politique du PCF. En outre, tout au long de ces années-là, Orwell n’a cessé d’attaquer, lui aussi publiquement, cette stalinophilie de l’intelligentsia anglaise, s’en prenant nommément à ses principaux artisans. Et voici, en dernier ressort, ce que prétend révéler ce petit roman d’espionnage : Orwell était bien antistalinien !

» Ce pseudo-scoop est d’ailleurs tout aussi fallacieux dans le détail, puisque l’existence du carnet mentionné par Orwell était parfaitement connue depuis la biographie due à Bernard Crick, parue en Angleterre en 1982, comme celui-ci l’a rappelé dans sa lettre au Guardian du 12 juillet 1996. Mais peu importe à nos honnêtes journalistes. Une fois établie comme on l’a vu l’activité de délateur d’Orwell, il n’est guère utile, aux yeux de la conscience moralo-médiatique, de se souvenir que, pas plus qu’il n’y a eu dénonciation, il n’y a eu dans l’Angleterre de l’époque de persécution quelconque contre des écrivains ou des artistes prostaliniens. Il suffit de solliciter les réactions de diverses “personnalités”, toutes prêtes à se déclarer horrifiées par la nouvelle. Et il ne manque pas d’anciens staliniens à la Christopher Hill pour y aller de leur couplet, trop contents de pouvoir baver avec l’aval du ministère de la Vérité : ”J’ai toujours su que c’était un faux-jeton, déclare le professeur Hill. Il y avait quelque chose de louche chez Orwell. Cette affaire m’attriste et me peine, elle confirme mes pires soupçons à son sujet. Cela cadre parfaitement avec le ton général de ses articles et de ses œuvres de fiction, ton qui a toujours été très ambigu.” (The Independent on Sunday, 14 juillet 1996.) Et de conclure savamment : “Animal Farm n’est rien d’autre qu’une attaque contre le communisme.” Sans blague !

» À son tour, la presse française va nous montrer ce qu’elle sait faire. C’est encore avec les précautions d’usage que Le Monde daté du 12 juillet [1996] se fait l’écho de l’article du Guardian : “George Orwell, quelques mois avant sa mort, en 1950, aurait offert ses services à un organisme de propagande anticommuniste du ministère des Affaires étrangères britannique. En mars 1949, [il] aurait transmis une liste de quatre-vingt-six journalistes et auteurs ‘cryptocommunistes’.” Dès le lendemain, les doutes sont levés : du conditionnel on passe à l’indicatif. Et le même quotidien titre alors en dernière page : “Quand Orwell dénonçait au Foreign Office les ‘cryptocommunistes’.” On notera au passage l’emploi de l’imparfait qui insinue l’idée d’un acte répété, voire habituel. (Tous les soirs la marquise sortait à cinq heures.) Une fois traité par Nicolas Weill, l’entretien avec Celia Kirwan devient “une participation active aux entreprises de propagande anticommuniste du Foreign Office”. Et d’illustrer son propos avec l’art de trancher dans la citation. Ainsi ce qu’il reste de la lettre d’Orwell, traduite par les soins du Monde, est réduit à une offre de service : “Je pourrais, si cela vous est de quelque utilité, vous fournir une liste de journalistes et d’écrivains qui, selon mon opinion, sont des cryptocommunistes, ou des compagnons de route.” Exit juste ce qui suit : “… et auxquels on ne peut faire confiance pour une telle propagande.” On a bien sûr jugé utile de ne pas faire connaître au lecteur ce qu’Orwell prend soin de préciser à sa correspondante un peu plus loin : “… et si je te donne cette liste, c’est à titre strictement confidentiel.”

» La page “Culture” de Libération du 15 juillet [1996] présentait, elle, en caractères gras, “Orwell en mouchard anticommuniste”. Un sous-titre précisait : “L’auteur de 1984 a fourni en 1949 au Foreign Office une liste d’écrivains ‘cryptocommunistes’.” Pourtant l’article d’Éric Dior, construit sur le mode de l’enquête journalistique qui ne conclut jamais, ne tenait pas toutes les promesses de son titre choc. “George Orwell était-il un indic ? L’accusation paraît a priori aussi saugrenue que si l’on apprenait qu’en pleine guerre d’Algérie, Albert Camus avait révélé au ministère de l’Intérieur les noms des sympathisants du FLN.” On appâte le lecteur, on tourne autour du pot, on sème un doute pour le lever dans le même moment et le réintroduire aussitôt : “Les archives du Foreign Office sont néanmoins formelles : […] contacté […] par Celia Kirwan, membre de l’Information Research Department, [… Orwell] a accepté de lui fournir les noms de journalistes et d’écrivains ‘cryptocommunistes’.” Puis on nous fait part de la réaction de Michael Foot, cet “intime d’Orwell dans les années 1920 et 1930, […] ahuri d’apprendre qu’Orwell a collaboré peu ou prou avec les services secrets”. Puis on donne dans le questionnement : on voit “mal ce libertaire […] collaborant, fût-ce au nom de l’antistalinisme, avec des fonctionnaires spécialisés dans le Renseignement”, etc. Enfin, on avance un élément de réponse : “En fait, l’énigme se dissipe dès que l’on replace l’épisode dans son contexte.” On retrace alors le parcours d’Orwell qui le mènera à juger de la nature profonde du stalinisme. “Il choisit son camp et accepte la proposition du service de propagande du Foreign Office. Au moins peut-on remarquer qu’il collabore avec un gouvernement travailliste respectueux des libertés individuelles et qui ne se livrera à aucune chasse aux sorcières’.” Rideau : le lecteur reste perplexe. Quelle est cette proposition qu’Orwell accepte ? En quoi consisterait cette collaboration ?

» Près d’un mois plus tard, Éric Dior refait sa copie mais cette fois pour le compte de L’Événement du jeudi (8-14 août 1996). Elle sera chapeautée d’un titre tout aussi racoleur que les précédents, mais en sens inverse : “Selon le Guardian, il a accepté de dénoncer des communistes. Non, Orwell n’était pas une balance !” D’emblée, on table sur l’effet rebondissement de l’affaire. A-t-on eu connaissance entre-temps de nouveaux éléments qui permettent de balayer avec autant d’assurance ce qu’on pesait avec circonspection un mois plus tôt ? Non, simplement Dior délaye, en l’améliorant, ce qu’il avait écrit pour son quotidien. Tenu par les limites inhérentes à sa profession, il reste prudent et, croyant bien faire, se livre à quelques rapprochements : “On songe aussitôt au cinéaste Elia Kazan livrant, au plus fort de la rage maccarthyste, les noms d’acteurs et de confrères communisants pour se faire pardonner son propre flirt avec le PC américain dans les années 1930.” Pour commenter au paragraphe suivant : “En fait, il n’en est rien et ces comparaisons sont en tout point trompeuses.” Mais ces comparaisons, c’est bien lui qui les fait. “On songe…” ; mais qui songe ? Ou, plus exactement, qui veut nous faire penser ceci et non cela ? Nulle part n’est mis à nu le mécanisme du procédé diffamatoire. Au contraire, par deux fois, Dior, qui cherche avec une bonne volonté timorée à défendre Orwell, en vient à plaider les circonstances atténuantes, le “contexte historique”, c’est-à-dire à maladroitement authentifier la calomnie au lieu de la dévoiler. Ce dernier article s’achève sur l’attitude que, selon lui, Orwell adopterait de nos jours : “Il concentrerait sans doute […] son tir sur les Big Brothers ‘relookés’ qui nous gouvernent.” Conclusion bien assez évasive pour le dispenser, quant à lui, d’aller y regarder de plus près. […]

» Dans son numéro d’octobre 1996, le magazine L’Histoire parvint en très peu de mots à s’affranchir de toute vraisemblance dans son résumé de l’affaire : “Brother Orwell. Selon les archives du Foreign Office, George Orwell, l’auteur de 1984, a spontanément participé à la chasse aux sorcières. L’Information Research Department aurait reçu de sa part une liste d’intellectuels, écrivains et journalistes suspectés de sympathies communistes. Le gouvernement de l’époque n’y a toutefois pas donné suite.” Relevons la rigueur dans la concordance des temps : on passe allègrement de l’indicatif au conditionnel et inversement. Quoi qu’il en soit, si l’on comprend bien le fin mot de cette histoire-là : le gouvernement n’a pas donné suite à une liste qu’Orwell n’a pas envoyée pour participer à une chasse aux sorcières qui n’a jamais existé ! Autant que par ceux qu’elle diffame, une époque se juge par ceux qu’elle honore, et par la manière dont elle les honore. […]

» Dans un article rédigé en 1943 (« La poésie sur les ondes »), Orwell avait défendu l’idée qu’il était peut-être encore possible de faire en sorte que la radio ne serve pas exclusivement à diffuser “de la propagande mensongère, de la musique en boîte, des blagues éculées, des ‘débats’ truqués ou n’importe quoi”. Chacun peut voir, ou plutôt entendre ce qu’il en est aujourd’hui : selon le vieil adage (Verba volent…), l’impudence dans le mensonge se laisse encore plus libre cours sur les ondes que dans la presse écrite, et deux émissions de France Culture consacrées à Orwell ont illustré la chose jusqu’à la caricature. Lors de la première, le 22 juillet 1996, on a pu entendre un certain Spire, manifestement stalinien mal blanchi, ramasser en quelques phrases bien senties les ”révélations” toutes fraîches : “Orwell est allé jusqu’à dénoncer un certain nombre de gens… des militants dont il a fait la liste, qui sont donc des militants communistes… il a été recruté par les services secrets britanniques… aujourd’hui c’est avéré, on a maintenant les documents d’archives.” Excédé par les objections d’autres participants à la même émission, il s’écria : “Vous en faites un saint ! Vous en faites un saint !” Une fois établi ainsi que défendre quelqu’un contre la calomnie équivaut à vénérer servilement un saint (une idole, une icône ?), d’autres promoteurs de la culture radiophonique purent se débonder : on entendit donc le 6 février 1997, sur ce même poste, dans la série “L’Atelier du savoir”, une émission intitulée “Une vie, une œuvre : George Orwell, 1903-1950”, où de l’œuvre, il ne restait à peu près rien, sinon quelques titres estropiés, et de la vie pas grand-chose, que des anecdotes insignifiantes et des ragots. L’incompétence, l’ignorance parfois effarante (un exemple parmi d’autres : Orwell aurait rejoint à la fois les rangs anarchistes, les Brigades internationales et les milices du POUM), l’inexactitude détaillée n’étaient cependant pas ici innocentes : tout cela, pour être inconsistant comme une sorte de pâte sonore agrégeant les insinuations les plus disparates, n’en était pas moins orienté par un constant ressentiment, qui semblait tenir lieu de pensée à cet aréopage d’exégètes. Orwell ayant formulé ses jugements avec netteté, et agi en conséquence, il s’agissait comme d’habitude de démontrer que “tout n’était pas si simple”, que cette intégrité morale ne pouvait être qu’une mystification, dissimulant les ambiguïtés et les petites malpropretés de tout le monde. En fait, ces spécialistes ne parlaient aucunement d’Orwell, mais d’eux seuls : chacun y allant de sa trouvaille pour décrire un homme névrosé, masochiste, puritain et hystérique, amateur de grosses femmes et redoutant les jolies, un misogyne viscéral, un phobique que les fortes odeurs répugnaient, un étudiant d’Eton cherchant à s’encanailler (“se vautrer dans la boue avec les clochards”), une personnalité double (Orwell/Blair), un tuberculeux qui aurait tout fait pour tomber malade (il n’avait qu’à mieux se vêtir et se loger), un maniaque, un antisémite notoire, un homme fasciné et “tenté” par le totalitarisme, et qui, comptant parmi ses ancêtres un exploitant agricole colonialiste, n’en prétendait pas moins lutter contre l’Empire britannique, etc. […]

» Il faut encore mentionner le rôle joué par l’ordonnateur de cette mise en ondes, Jean Daive. Ayant posé presque d’emblée un postulat en forme de question “Où est-il coupable ?”, il relança tout au long l’invention de ses invités, appuyant leurs insinuations dans le seul but d’alourdir le dossier “Orwell délateur”. Ainsi, l’un des intervenants ayant prétendu qu’Orwell “vivait chaque amitié séparément”, ”ne se voyait pas avec plusieurs amis à la fois”, il commenta sobrement : ”Le cloisonnement.” À un autre moment, il parla de “taupe”, d’une œuvre qui “espionne l’Empire britannique”, ou encore de “double vie idéologique”. Au seul participant à l’émission qui ait connu ou du moins croisé Orwell à la BBC pendant la guerre, et qui peut-être pour cette raison s’exprimait en simple témoin, sans malveillance particulière, il demanda s’il “n’y avait pas l’ombre d’un soupçon” et si “sa présence [celle d’Orwell] ne présentait aucun danger”. Ces touches successives du portrait d’un agent nous menèrent donc tout naturellement à cette interrogation finale : “Dernière question et dernier scandale provoqué par Orwell et ses comportements bizarres, c’est ce qui vient d’être dénoncé : il aurait donné un certain nombre…” L’invité s’empressant de montrer sa complaisance : “Oui…”, l’hôte laisse tomber le mot : “… d’amis.” L’autre, qui ne s’attendait peut-être pas à être entraîné si loin, bredouille : “Oui… euh… c’est-à-dire que… euh… bon.” “Où est la vérité ?”, demande alors le grand questionneur, qui feint de chercher ce qu’il vient d’ensevelir sous autant de mensonges qu’il a prononcé de mots. “Dernier scandale” : on insinue en passant et pour finir qu’il y en aurait eu d’autres, mais sans se donner la peine de dire lesquels : les “comportements bizarres” suffisent à l’imputation ; et de fait on l’a vu, Orwell devient assez bizarre quand c’est Daive qui en parle, mais en réalité c’est parler d’un sujet dont on ignore tout qui relève de la bizarrerie. “Il aurait donné un certain nombre d’amis” : on avait seulement parlé jusqu’ici d’une dénonciation d’ennemis politiques, mais on voit comment au fil du temps s’est aggravé l’acte d’accusation. Au début Orwell était censé avoir livré les noms d’écrivains et de journalistes cryptocommunistes ; puis on en vint à lui faire dénoncer des “fonctionnaires” ; et enfin on en arrive à lui faire donner des “amis”. […]

» À l’évidence, aucun de ces gens-là ne s’est donné la peine de seulement lire la lettre d’Orwell, pourtant présentée comme un document accablant, et de ce qu’ils ne l’ont pas lue, ils prennent, assez logiquement, la liberté d’en dire n’importe quoi : ne sachant rien de la question, ils n’ont pas à craindre de manquer d’objectivité. “Les journalistes écrivent, parce qu’ils n’ont rien à dire ; et ils ont quelque chose à dire, parce qu’ils écrivent.” Que peuvent-ils donc dire et que leur reste-t-il ? La psychologie à la moderne, qui les autorise à affirmer qu’un salaud est au fond quelqu’un de bien, qu’un homme honnête n’est en fait pas si probe qu’il en a l’air. Avec de telles mises “à plat” et “en perspective”, on se flatte de respecter la “complexité” de la vérité, son caractère “éclaté”, alors qu’en réalité on la met en pièces, on la “déconstruit” comme disent certains, bref on la décompose. Et comme tout se vaut dans ce no man’s land de l’insignifiance, on peut jongler sur le mode du badinage mondain avec des morceaux d’informations et des fragments de truquages, comme n’importe quel internaute naviguant sur les réseaux télématiques, débarrassé de la cohérence et de la logique par la pensée virtualisée. Cette déliquescence intellectuelle n’a rien de très calculé : c’est plutôt l’expression, en quelque sorte libre et spontanée, de l’aveuglement avec lequel ces gens défendent le champ même de leur aliénation. Orwell était-il horrifié ou fasciné par le totalitarisme ? La captivante question ! Et qui permet de ne pas s’en poser d’autres, par exemple celle-ci : l’analyse que fait Orwell du totalitarisme n’aurait-elle pas quelque validité dans la société mondiale où nous sommes ?

» En leur répondant ici, nous n’avons pas la naïveté de nous étonner de toutes ces calomnies : elles sont dans l’ordre des choses, ceux qui les profèrent étant ce qu’ils sont, et Orwell ayant été ce qu’il a été. Les esprits serviles haïssent jusqu’au souvenir de la liberté. Ayant pris en charge l’édition en français des Essais, articles et lettres qui forment comme une autobiographie intellectuelle d’Orwell, nous nous plaisons à affirmer que c’est dans ces quatre volumes qu’on trouvera la meilleure réponse aux diverses diffamations que nous avons relevées. Et nous ne voyons pour finir rien de mieux à faire que de citer un article de 1944 recueilli dans le troisième de ces volumes : “Le plus effrayant dans le totalitarisme n’est pas qu’il commette des ‘atrocités’, mais qu’il détruise la notion même de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir.” (Tribune, 4 février 1944.) »

Extrait de George Orwell devant ses calomniateurs. Quelques observations, Ivrea-Encyclopédie des nuisances,1997

Deuxième annexe à l’article « Qui veut tuer son maître l’accuse de la rage »