Au jour le jour

Mary I & Mary II

On peut suggérer sans risque que la littérature populaire a souvent affaire à ce que George Owell appelait les « bons mauvais livres ». Ces livres qui passent l’épreuve du temps, les barrières linguistiques et de classe. Au rang desquels on doit compter le Frankenstein de Mary Shelley. Dont Évelyne Pieiller rétablit les filiations, notamment maternelle et injustement oubliée, dans l’histoire éditoriale, littéraire et politique dont est bricolée le XIXe siècle européen.

Le nom de Mary Wollstonecraft n’est pas précisément de ceux qui suscitent illico des frémissements de mémoire. Alors que celui de Mary Shelley évoque immédiatement des ciels d’orage, des passions folles et des monstres couturés rôdant au bord d’un lac. Ah, les charmes sentimentaux de la vision romantique versant petite-bourgeoisie… Les deux Mary sont mère et fille, et également saisissantes.

Mary Shelley (1797-1851), mineure, s'enfuit d'Angleterre avec l’élégant Percy, (1792-1822), grand poète et grand subversif, marié, père de famille et baronnet de surcroît. Scandale. Une nuit, en Italie où ils sont réfugiés, avec leurs amis, jeunes gens diversement en rupture de ban, de Byron (1788-1824) à Polidori (1795-1821), ils s’amusèrent à se faire peur en inventant des histoires à frisson. Polidori en tirera son Vampyre (qu’on attribuera d’ailleurs à Byron) et Mary Shelley son Frankenstein, figure si marquante des inquiétudes soulevées par la science en ce XIXe siècle triomphant, qu’il fera une carrière triomphale jusqu’à nos jours.

Étonnante invention d’un second Adam, triste et sauvage, à mettre en relation avec un des grands rêves du XVIIIe siècle, celui de découvrir dans le « bon sauvage » le prototype de l’humanité innocente, et avec l'une des hantises de cette époque si incroyablement bouleversée et féroce que fut la deuxième révolution industrielle en Grande-Bretagne, celle du savant fou, qui fut l’objet de variations inoubliables : du Dr Jekyll et de Mr Hyde au professeur Moriarty, le génie du mal et adversaire de Holmes.

(Bien plus récemment, un slogan de film fantastique résumait assez bien la situation : « Il se prenait pour Dieu. Mais Dieu n’aime pas la concurrence. » Il vaudrait la peine de regarder d’un peu près comment a bougé ce motif obsédant de la science capable de défier la nature, de créer de l’homme, ou du surhomme, de surmonter la mort, etc. Mais c’est un autre sujet.)

Mary Wollstonecraft, pour oubliée qu'elle soit aujourd'hui, ne fut pas moins célèbre, scandaleuse, et intrépide. Elle eut une vie splendide et contrariée. Elle naît en 1759 à Londres, dans une famille presque banale, dont le grand-père a « réussi ». Le père est un ivrogne, qui cogne et insulte--charmant au demeurant pendant ses accès de sobriété. Et la mère est obstinément amoureuse. Les filles apprennent ce qui convient au sexe faible. Le seul garçon reçoit l' éducation qui convient à un futur gentleman. Il doit être prêt à tenir son rang parce que c’est à lui qu’ira la fortune de la famille. Quant aux filles, elles se marieront. Si elles peuvent.

Mary n’entend pas se marier. Une de ses sœurs l’a fait et s’est retrouvée dans la position de leur mère : mari brutal, existence souffrante, aucune perspective égayante sinon la mort comme délivrance. Mary, elle, veut être libre. Ce qui n’est pas simple quand on n’a pas d’argent. Elle propose a ses sœurs d'ouvrir une école destinée aux jeunes filles. Elles peuvent enseigner la musique, la danse, la composition anglaise, l’arithmétique, le français… c’est mieux que de broder pour les dames fortunées ou d’être gouvernante pour de vieilles femmes hostiles (comme elle l’a déjà tenté). D’autant que le monde, dans cette Angleterre du  XVIIIe siècle, est dur. Les jeunes filles isolées courent toujours le risque, à la faveur de la course la plus anodine, de se faire violer, ce qu’évoque aussi un roman de l’epoque, le délicieux Evelina de Fanny Burney (1752-1840).

Comme le raconte magnifiquement Frances Sherwood, dans la merry old England, l’air du temps sentait le sang [1].

Mary veut vivre sans dépendre d’un homme, mais elle est un peu seule dans son désir. L’école décline. Elle part comme gouvernante en Irlande, dans une famille noble : quand le jeune héritier vient dans son lit, elle se fait renvoyer. Elle n’a pas un sou mais a commencé à changer sa vie car elle a commencé à écrire.

Elle a un éditeur : le merveilleux Joseph Johnson (1738-1809), qui publie tout ce qui s’écrit de libertaire, de révolutionnaire. Johnson est un « dandy » (si on peut se permettre cet anachronisme), un lutin audacieux qui met en pratique ses convictions et ne fait même pas un secret de ce qui peut, alors, le mener au pilori – son homosexualité. Mary fréquente les libéraux, les tenants de la Révolution française, elle-même est pour la République. Elle s’invente sa  liberté, dans les idées, et prend part aux combats politiques, qui n'étaient pas tièdes. Elle s'invente sa liberté, dans sa vie, mélange de culpabilité et de choix du désir.  Elle tombe toujours amoureuse de celui qu’elle aurait mieux fait d’éviter, et a des liaisons dramatiques. Elle manque en mourir, elle en perd presque la raison. Mais elle écrit. Des romans, et des pamphlets. Elle écrit sur les Droits des hommes, et sur ceux des femmes. A Vindication of the Rights of Women (1792) est considéré comme le premier manifeste du droit des femmes. Quand elle meurt, après avoir donné naissance à Mary, on la traitera de putain. Son tardif mari, le philosophe et romancier William Godwin, au coeur des plus importants débats de l'époque, lui, la salue, sa beauté d’adolescence proche des Hauts de Hurlevents, ses  combats pour être plus qu'une femme libre, un être humain libéré. Autour d’elle, l’énervement et la splendeur des idées qui vont nous donner naissance.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans l'hebdomadaire Révolution, les 2 et 9 décembre 1993, p. 44 et 52.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).

Notes
  • 1.

    Frances Sherwood, Mary, ou la Revendication, Belfond, 1993.