Au jour le jour

Persistance de Pierre Bourdieu (II). La philosophie reconnaissante

On doit sans doute tenir pour un cas d’école le comportement nécrologique de la « grande presse » après le décès de Pierre Bourdieu. Non pas cette alternative entre le brouillard conciliateur et l’apologie convenue à laquelle on est habitués mais, comme l’a définie Jacques Bouveresse, une illustration de la manière dont les médias pardonnent à leurs ennemis les mauvaises actions qu’ils ont commis à leur égard. Mais en philosophe il se s’arrête pas là, en rétablissant aussi quelque précisions comme on règle des comptes.

S’il y a une chose qui est encore plus difficile à supporter que la disparition d’une des figures majeures de la pensée contemporaine, c’est bien le rituel de célébration auquel les médias ont commencé à se livrer quelques heures seulement après la mort de Pierre Bourdieu. Comme prévu, il n’y manquait ni la part d’admiration obligatoire et conventionnelle, ni la façon qu’a la presse de faire (un peu plus discrètement cette fois-ci, étant donné les circonstances) la leçon aux intellectuels qu’elle n’aime pas, ni la dose de perfidie et de bassesse qui est jugée nécessaire pour donner une impression d’impartialité et d’objectivité. Comme le constatait déjà Karl Kraus, la chose qui, grâce à la presse, est devenue désormais la plus impossible est précisément le silence, y compris dans les moments où il constituerait pourtant la réaction la plus appropriée et la plus digne. Même ceux que l’événement affecte le plus directement et le plus profondément et qui, pour cette raison, ont le moins envie de « parler », n’échappent plus dorénavant à l’obligation de le faire eux aussi.

Si Bourdieu pouvait se voir en première page d’un certain nombre de nos journaux, et en particulier du Monde, il ne manquerait pas de se rappeler la façon dont il a été traité par eux dans les dernières années et de trouver dans ce qui se passe depuis quelques jours une confirmation exemplaire de tout ce qu’il a écrit à propos de l’« amnésie journalistique ».

Je ne crois pas que ce qui se publie en ce moment à son sujet tienne simplement au fait que, comme le dit Wittgenstein, quand quelqu’un est mort, on commence à voir sa vie dans une espèce de brouillard conciliateur qui efface les contours et les aspérités – une chose qui s’était déjà passée de façon presque aussi remarquable au moment de la mort de Foucault. Je vois plutôt dans ce qui se passe une illustration exemplaire de la facilité stupéfiante avec laquelle la presse se montre capable, le moment venu, de pardonner à ses ennemis les mauvaises actions qu’elle a commises à leur égard.

De tout ce que les journaux début 2002 à propos de Bourdieu, il se pourrait que le plus vrai réside, comme c’est souvent le cas, dans la cruauté d’un dessin humoristique qui dit, à lui seul, presque tout, à savoir celui de Plantu que Le Monde a publié en première page dans son numéro du vendredi 25 janvier [1]. Le président de la République nous a expliqué que « Pierre Bourdieu vivait la sociologie comme une science inséparable d’un engagement. Son combat au service de ceux que frappe la misère du monde en restera comme son témoignage le plus frappant ». Nous voilà rassurés. Instruit par la lecture de Bourdieu, l’auteur de cette déclaration va sûrement s’attaquer avec une ardeur et une énergie redoublées au problème que pose la misère du monde et, pour commencer, à la misère qui règne de tellement de façons et sous tant de formes dans notre propre pays.

Kraus a dit de l’Autriche de son époque que c’était « un pays où on ne tire pas de conséquences ». Je suis frappé depuis longtemps par le fait que c’est probablement toute notre époque et tout le système dans lequel nous vivons aujourd’hui qui excellent jusqu’à la virtuosité dans l’art de ne pas tirer de conséquences, et en particulier de ne pas en tirer de ce qu’ils ont appris et qu’ils savent (ou croient savoir) grâce au travail d’intellectuels critiques comme Bourdieu.

Il arrive à Kraus de remarquer que le satiriste ne demande au fond rien de plus qu’un minimum de logique et que la forme par excellence de l’immoralité est peut-être aujourd’hui tout simplement l’illogisme. Notre époque surpasse sûrement la plupart des précédentes dans la capacité de penser de façon généreuse et d’agir en toute candeur avec l’égoïsme le plus constant et le plus féroce. C’est ce qui rend aujourd’hui si ridicule et dérisoire le discours que tiennent les hommes politiques sur la défense de nobles causes comme celle de la réduction nécessaire des injustices et des inégalités les plus criantes.

À la différence de penseurs comme Bourdieu, ils réussissent le tour de force de vivre sans difficulté apparente leur discours « théorique » comme entièrement séparable de leurs actions. Mais le minimum d’honnêteté, de la part de nos contemporains, serait de reconnaître qu’ils sont, sur ce point, les dignes représentants de chacun d’entre nous, qui voulons ou prétendons vouloir une chose et en même temps ne voulons surtout pas ce qu’elle implique. Une des choses que l’on pardonnera difficilement à Bourdieu est sûrement d’avoir voulu rester logique, dans une époque qui ne déteste rien autant que la logique, et d’avoir été un des rares intellectuels d’aujourd’hui à être capable de tirer des conséquences.

J’ai toujours, je l’avoue, été plus sceptique que Bourdieu sur la possibilité réelle de parvenir à une transformation du monde social par une meilleure connaissance des mécanismes qui le gouvernent ; ou, pour dire les choses autrement, mon problème a toujours été en premier lieu de savoir comment ce qui est sûrement une condition nécessaire peut être transformé en une conditions suffisante. Le moins qu’on puisse dire est que l’évolution du système scolaire français depuis l’époque où ont été publiés Les Héritiers et La Reproduction [2] ne donne pas beaucoup de raisons d’être optimiste sur la possibilité que les choses s’améliorent.

Le problème du passage de la connaissance à l’action est probablement celui sur lequel Bourdieu et moi avons eu les discussions les plus fréquentes et les plus longues au cours des vingt dernières années. Dans les Méditations pascaliennes, il parle du fait que « les obstacles à la compréhension, surtout peut-être quand il s’agit de choses sociales, se situent moins, comme l’observe Wittgenstein, du côté de l’entendement que du côté de la volonté ». Il avait sûrement raison de penser que, en matière sociale, la volonté de ne pas savoir est aujourd’hui une chose plus réelle que jamais et que ceux qui, comme l’ont fait en particulier les journalistes, lui ont objecté qu’il ne leur apprenait rien qu’ils ne sachent déjà en donnaient souvent en même temps une des plus belles illustrations que l’on puisse concevoir. Mais il ne faut pas seulement vouloir savoir, il faut aussi vouloir tirer des conclusions de ce qu’on sait ; et, quand les conclusions à tirer sont des conclusions pratiques, on entre dans un domaine sur lequel l’intellect n’a malheureusement plus guère de prise et qu’on ne maîtrise pas mieux aujourd’hui qu’autrefois.

Bourdieu, qui, pour des raisons que je n’ai aucun mal à comprendre, n’aimait pas le langage de la « conscience » et de la « prise de conscience », parle de « l’extraordinaire inertie qui résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps ». Pour vaincre cette inertie de dispositions qui tiennent à ce que Pascal appelle la « coutume » – c’est-à-dire, pour Bourdieu, à l’éducation et au dressage des corps –, il faut bien autre chose que la « force des idées vraies », qu’elles viennent de la sociologie ou d’un autre secteur quelconque de la connaissance. Mais il est pitoyable d’entendre dire que, si les choses changent si difficilement et si rarement, c’est à cause du prétendu déterminisme que postule la sociologie et qui persuade les acteurs qu’il est inutile ou impossible d’essayer de les changer. Bourdieu a toujours cherché, au contraire, à la fois à expliquer pourquoi elles sont si difficiles à changer et à montrer comment elles peuvent ou pourraient changer.

Il a été justement beaucoup question ces jours-ci du « déterminisme » de Bourdieu. J’ai même vu écrit quelque part le mot de « fatalisme », ce qui a de quoi laisser rêveur quand on sait que le propre du fatalisme est de soutenir que les choses arriveront, de toute façon, quoi que nous puissions savoir à l’avance et que nous puissions faire. Ce que Bourdieu pensait est, au contraire, précisément qu’il faut d’abord savoir pour avoir une chance de réussir à modifier le cours des choses. « Ce qui peut sonner, dit-il, dans ce que j’écris comme de l’anti-intellectualisme est surtout dirigé contre ce qu’il reste en moi, en dépit de tous mes efforts, d’intellectualisme ou d’intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j’ai d’accepter vraiment que ma liberté a des limites. » Bourdieu n’a, à ma connaissance, jamais essayé de persuader les intellectuels d’autre chose que du fait que leur liberté a des limites, probablement beaucoup plus strictes qu’ils ne sont naturellement portés à le croire. Mais, plutôt que de discuter réellement ce qu’il dit sur ce point, ils ont trouvé généralement plus commode de faire comme s’il soutenait, de façon inacceptable et insultante pour leur dignité, qu’ils n’ont aucune liberté réelle de pensée et d’action.

Bourdieu était-il ou non déterministe, dans un sens autre que méthodologique, et, si oui, dans quel sens exactement ? Honnêtement, je ne le sais pas et je n’ai jamais accordé qu’une importance très secondaire à cette question. […] Le point décisif me semble être que, de toute façon, si nous avions un jour la preuve que le déterminisme est vrai (pour autant que cette supposition ait un sens), rien ne prouve que cela changerait fondamentalement notre idée de ce qui constitue une action libre et responsable. […] Je ne parle pas, bien entendu, du fait que Bourdieu a toujours souligné avec insistance que la façon dont une disposition ou un habitus déterminés produiront leurs effets dans un individu particulier et dans des circonstances données est généralement tout sauf prédictible.

Je comprends parfaitement l’impatience et l’irritation avec lesquelles il a réagi parfois aux attaques incessantes dont il a été victime sur ce point, spécialement quand elles étaient le fait de philosophes. Il avait justement une connaissance de la tradition philosophique meilleure que celle de beaucoup d’entre eux et il savait mieux que personne qu’elle fournit à ceux qui ont encore envie de les utiliser les moyens d’être nettement plus subtils sur les questions de cette sorte.

« De toutes les distributions, nous dit Bourdieu, l’une des plus inégales et, sans doute, en tout cas, la plus cruelle est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre. » Je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir appris une chose que j’ai eu pendant longtemps beaucoup de mal à croire, à savoir que la répartition peut être tout aussi inégale et cruelle là où on s’y attendrait le moins, à savoir dans le monde intellectuel lui-même. Je suppose que tous ceux, intellectuels ou non, qui se sont sentis proches de Bourdieu sont des gens qui, pour une raison ou pour une autre, étaient plus sensibles qu’on ne l’est généralement à cette forme de cruauté parfois impitoyable. En ce qui concerne le monde intellectuel, je suis convaincu, comme l’était Bourdieu, que l’intervention de plus en plus directe et l’emprise croissante du journalisme n’ont malheureusement pas corrigé mais au contraire aggravé de façon systématique l’injustice et l’arbitraire qui y règnent dans la répartition des dignités et des indignités.

« Il est nécessaire, dit Pascal, qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes, cela est vrai ; mais, cela étant accordé, voilà la porte ouverte non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. » Dans le monde intellectuel également, il est nécessaire ou, en tout cas, inévitable qu’il y ait de l’inégalité et de la domination, mais ce contre quoi protestait Bourdieu est l’empressement avec lequel on s’efforce d’ouvrir, encore plus grande qu’elle ne l’est déjà naturellement, la porte à la tyrannie.

Une des remarques de Pascal qu’il citait le plus souvent est celle qui porte sur le fait qu’on rend différents devoirs à différents mérites et que la tyrannie consiste à exiger pour une forme de mérite un devoir qui ne revient en réalité qu’à une autre : « La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre. » C’est en ce sens-là, et non pas parce qu’il s’exercerait de façon plus ou moins dictatoriale, qu’on peut parler d’une tyrannie du pouvoir journalistique. Ce qui fait de lui une tyrannie est son désir naturel, qui se réalise malheureusement de plus en plus sans rencontrer une résistance véritable, de domination dans tous les ordres.

Bourdieu ne lui contestait sûrement pas plus que moi la possession d’une forme spécifique de mérite ; ce qu’il lui reprochait était sa tendance à exiger de la considération et des égards qui ne peuvent être dus qu’à une autre, bien différente. Si le journalisme culturel, par exemple, remplit essentiellement une fonction économique et sociale dans la distribution du capital symbolique ou, pour dire les choses plus crûment, dans le marché des productions, des distinctions et des profits intellectuels, il a tort de réclamer pour une fonction de cette sorte un mode de reconnaissance qui ne peut être dû qu’à une fonction proprement culturelle.

Pour être réellement au service de la culture, il faudrait avoir de tout autres moyens et une tout autre volonté, et être capable notamment d’éclairer le public sur la nécessité de faire des différences de valeur qui ne sont pas purement circonstancielles et qui ne reproduisent pas simplement celles de l’importance symbolique du moment. C’est peut-être une exagération de dire que les journaux en sont intrinsèquement incapables ; mais, si on décide de les juger sur ce qu’ils font, plutôt que sur ce qu’ils disent sur ce qu’ils font, je ne vois, en tout cas, aucune raison de penser qu’ils en ont le désir et qu’ils s’y efforcent réellement. C’est la raison pour laquelle les protestations et les dénégations vertueuses ne constituent qu’une réponse dérisoire (et, de surcroît, tout à fait prévisible et prévue) aux critiques formulées par Bourdieu contre la façon dont les médias traitent le monde intellectuel et la culture en général.

Je ne sais pas où il en était arrivé exactement lui-même sur ce point. Mais, personnellement, le seul devoir que je consente encore à remplir envers la presse est ce que Pascal appelle le « devoir de crainte » qu’on doit à la force. Pour pouvoir exiger le devoir de croyance qu’on doit, selon Pascal, à la science, il faudrait sûrement avoir un peu plus de respect que n’en ont généralement les journaux pour la vérité. Et, pour pouvoir exiger le devoir d’amour qu’on doit à l’agrément, il faudrait être un pouvoir nettement plus aimable que ne l’est celui-là, sauf, bien entendu, pour ceux qu’il aime et à qui il considère comme essentiel de plaire. Il y a malheureusement un moment où même l’intellectuel le plus « pur » est obligé de constater qu’on ne peut opposer à une force qu’une autre force et au pouvoir qu’un contre-pouvoir. Les journalistes croient que le pouvoir qu’ils exercent est déjà limité, et ne l’est même que trop, par des contre-pouvoirs de toutes sortes. Bourdieu ne le pensait pas et je crois que ce qui se passe lui donnera raison de plus en plus.

Bourdieu aurait sûrement dérangé un peu moins son époque s’il s’était contenté d’assumer le rôle qui est prévu pour les gens comme lui : celui de l’homme de science – détenteur d’un savoir qui était, dans son cas, énorme et parfois écrasant –, que la position d’exception qu’il occupe protège contre le contact avec les réalités et les modes de pensée « vulgaires ». Mais il ne l’a justement pas voulu et il est curieux qu’on lui ait reproché, parce qu’il était un des intellectuels les plus prestigieux et, du point de vue social, les plus privilégiés de notre temps, d’avoir réussi à rester en même temps aussi proche des gens les plus ordinaires. C’est justement, en grande partie, à cause de l’identité de nos réactions sur la façon dont la raison savante devrait traiter le « sens commun » et les « gens du commun » que nous avons, lui et moi, sympathisé spontanément depuis le début. Bourdieu a dit qu’il ne s’était « jamais vraiment senti justifié d’exister en tant qu’intellectuel ». Et, à la différence de beaucoup d’autres, il n’a pas seulement essayé, mais également réussi à exister autrement.

Quand il parle de ce qui le rapproche de Pascal, il mentionne la sollicitude, dénuée de toute naïveté populiste, de celui-ci pour le « commun des hommes » et les « opinions du peuple saines ». C’est donc à Pascal que je laisserai le dernier mot sur ce en quoi consiste la grandeur des hommes comme Bourdieu et celle de l’exemple qu’ils nous donnent : « On tient à eux par le bout par lequel ils tiennent au peuple ; car quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils unis au moindre des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air, tout abstraits de notre société. Non, non ; s’ils sont plus grands que nous, c’est qu’ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau, et s’appuient sur la même terre ; et, par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les bêtes. »

Jacques Bouveresse

Initialement paru dans Évelyne Pinto (dir.), Penser l’art et la culture avec les sciences sociales. En l’honneur de Pierre Bourdieu (Publications de la Sorbonne, 2002), ce texte a été réédité dans Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004.

De Pierre Bourdieu, à paraître en janvier 2022, la réédition d’Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique.

(La série « Persistance de Pierre Bourdieu » est illustrée de portraits issus du documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, CP-Production, 2001 .)

Notes
  • 1.

    Le dessin représentait le président de la République Jacques Chirac, la larme à l’œil, en train de regarder dans un livre intitulé La Fracture sociale et expliquant à Lionel Jospin et aux membres de son gouvernement, atterrés et furieux : « C’est le moment de relire Bourdieu. » Il surmontait un article portant le titre suivant : « Présidentielle : Chirac accélère. Son dispositif de campagne se met en place. » On remarquera que l’article annonçant la mort de Bourdieu indiquait que, « professeur au Collège de France, le philosophe est décédé mercredi ». Même s’il est vrai que Bourdieu était philosophe de formation, je ne sais pas s’il aurait apprécié d’être présenté de cette façon, plutôt que comme sociologue, au moment de sa mort, alors que la presse, de son vivant, manifestait généralement beaucoup moins d’empressement à le considérer comme un véritable philosophe.

  • 2.

    Avec Jean-Claude Passeron, parus en 1964 et 1970. [ndt]