Au jour le jour

Se révolter si nécessaire

Voilà une dizaine d’années, l’historien et militant Howard Zinn analysait l’arrivée de Barack Obama à la président comme celle du meilleur de ce que peut produire une démocratie libérale. Ce qui lui donnait l’occasion de rappeler que même avec le meilleur rien de bien (rien de contraire à l’ordre en place) ne se ferait tout seul. Que les politiciens n’ont jamais fait de bien sans être fermement et durablement poussés par les mouvements sociaux. Que dire quand une démocratie libérale permet au pire d’être élu ?

Nous sommes des citoyens ; Obama est un politicien. Vous n’aimez peut-être pas ce mot, mais le fait est que c’est un politicien. Il n’est pas seulement cela : c’est aussi quelqu’un de très sensible, intelligent, attentif et prometteur. Mais c’est un politicien.

En tant que citoyens, nous devons impérativement connaître la différence entre eux et nous – la différence entre leurs obligations et nos obligations. En outre, il y a des choses qu'ils sont obligés de ne pas faire, si on leur fait savoir clairement qu'ils ne doivent pas les faire.

Dès le début, Obama m’a plu. Mais assez tôt, j’ai été frappé par le fait que c’était un politicien, au moment de la campagne de Joe Lieberman pour les primaires démocrates des élections sénatoriales de 2006.

Lieberman – qui, comme vous le savez, est un va-t-en-guerre – se présentait comme candidat démocrate contre un certain Ned Lamont, candidat pacifiste. Et Obama s’est rendu dans le Connecticut pour soutenir Lieberman contre Lamont.

Cela m’a interloqué. Je dis ceci pour signaler que oui, Obama était et reste un politicien. Donc nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une acceptation inconsidérée et aveugle de ce qu’il fait.

Notre rôle n'est pas de lui signer un chèque en blanc ou de nous contenter de jouer les supporters. C’était utile de jouer les supporters au moment de la campagne, mais ce n’est plus le cas maintenant. Parce que nous ne voulons pas que notre pays en reste à ce qu’il a été jusqu'ici. Nous voulons qu’il rompe nettement avec ce qu’il a été dans le passé.

Un de mes professeurs à la Columbia University, Richard Hofstadter, a écrit un livre intitulé The American Political Tradition, dans lequel il analyse les présidents depuis les Pères fondateurs jusque Franklin Roosevelt : libéraux et conservateurs, républicains et démocrates. Ils sont différents les uns des autres. Mais il constate que les soi-disant libéraux n’ont pas été aussi libéraux qu’on le pensait – et que libéraux et conservateurs ne se situent pas aux antipodes les uns des autres. Un fil commun traverse toute l’histoire des États-Unis, fil que tous les présidents ont suivi, qu’ils soient républicains, démocrates, libéraux ou conservateurs. Il est fait de deux éléments : un, le nationalisme ; deux, le capitalisme. Et Obama est encore prisonnier de ce double héritage.

Bien qu’il soit en poste depuis peu de temps, cela transparaît déjà dans les politiques discutées.

On pourrait nous répondre : « Eh bien, à quoi vous attendiez-vous ? »

La réponse est que nos attentes sont énormes.

Les gens disent : « Vous êtes donc un rêveur ? »

Oui, nous sommes des rêveurs. Nous voulons tout. Nous voulons un monde de paix. Nous ne voulons plus de guerre. Nous ne voulons pas de capitalisme. Nous voulons une société décente.

Nous ferions mieux de nous accrocher à ce rêve – parce que si nous ne le faisons pas, nos attentes vont dégringoler toujours plus bas et finiront par correspondre à cette réalité qui est la nôtre, et dont nous ne voulons pas.

Méfiez-vous quand on vous chante les louanges de l’économie de marché. L’économie de marché est ce que nous avons toujours connu. Laissons le marché décider, disent-ils. Les pouvoirs publics n’ont pas à organiser la gratuité des soins ; laissons décider le marché. C’est ce qui s’est passé, et nous avons quarante-huit millions de personnes privées de couverture santé. C’est le marché qui l’a décidé. S’en remettre au marché, c’est se retrouver avec deux millions de sans-abri. S’en remettre au marché, cela veut dire des millions et des millions de gens qui ne peuvent pas payer leur loyer. S’en remettre au marché, cela signifie trente-cinq millions de personnes sous-alimentées.

On ne peut pas laisser le marché décider. Quand on est confronté à un système de crise économique chronique, on ne peut pas faire ce qu’on a fait jusqu’ici [avec la crise des subprimes]. On ne peut pas continuer d’injecter de l’argent dans les couches les plus élevées de la société – et dans les banques et les entreprises – en misant sur un obscur phénomène de ruissellement.

Quelle a été l’une des premières mesures prises par l’administration Bush quand elle a compris que l’économie était menacée ? Un plan de sauvetage de sept cents milliards de dollars. Et à qui cet argent a-t-il été donné ? Aux institutions financières qui étaient responsables de cette crise.

La campagne présidentielle n’était pas terminée, et je fus écœuré de voir Obama assister à ça, cautionner cet énorme sauvetage des entreprises.

Obama aurait dû dire : eh, attendez un peu. Les banques ne sont pas affligées par la pauvreté. Les PDG ne sont pas affligés par la pauvreté. Mais il y a des gens qui n’ont plus de travail. Il y a des gens qui ne peuvent plus payer leurs traites. Prenons sept cents milliards et distribuons-les directement à ceux qui en ont besoin. Prenons même dix fois, vingt fois plus.

Prenons cet argent et donnons-le directement à ceux qui en ont besoin. Donnons-le à ceux qui doivent payer leurs traites. Personne ne devrait être expulsé. Personne ne devrait être jeté à la rue avec ses affaires.

Obama est prêt à injecter encore mille milliards dans les banques. Comme Bush, il ne les distribue pas directement aux propriétaires. Contrairement aux républicains, Obama veut aussi consacrer huit cents milliards à un programme de relance économique. Ce qui est louable – la relance est une bonne idée. Mais quand on y regarde de près, on voit que trop d’argent transite par le marché, les grandes entreprises.

Ce programme accorde des avantages fiscaux aux entreprises dans l’espoir qu’elles embaucheront des gens. Non : si les gens ont besoin de travailler, on ne peut pas donner de l’argent aux entreprises en espérant que, peut-être, elles créeront des emplois. On donne du travail aux gens immédiatement.

Beaucoup ne connaissent pas l’histoire du New Deal des années 1930. Le New Deal n’est pas allé assez loin, mais il comportait quelques très bonnes idées. Et ces très bonnes idées s’expliquent par le fait qu’il y avait une intense agitation dans le pays, et que Roosevelt était obligé de réagir. Qu’a-t-il fait ? Il a pris des milliards de dollars et déclaré que l’État allait embaucher des gens. Vous êtes au chômage ? L’État vous offre un emploi. En conséquence, beaucoup de travaux admirables ont été réalisés dans le pays. Plusieurs millions de jeunes gens furent intégrés au Civilian Conservation Corps. Ils se déplaçaient sur le territoire pour construire des ponts, des routes et des parcs, et ont laissé d'excellents ouvrages.

Le gouvernement a créé un programme artistique fédéral – il n’allait pas attendre que les marchés le fassent. On embaucha des milliers d’artistes au chômage : dramaturges, acteurs, musiciens, peintres, sculpteurs, écrivains. Quel fut le résultat ? Le résultat fut la production de deux cent mille œuvres d’art. Aujourd'hui, on trouve dans le pays des milliers de fresques réalisées par les artistes du programme WPA. Des pièces étaient jouées dans tous les États-Unis à des prix très abordables, si bien que les gens qui n’étaient jamais allés au théâtre de leur vie pouvaient s’offrir des places.

Et ce n'est qu’une esquisse de ce qui pourrait être fait. La tâche du gouvernement est de représenter les besoins des gens. Le gouvernement ne peut pas confier cette tâche aux grandes entreprises et aux banques, puisqu’elles ne se soucient pas des besoins des gens, et seulement du profit.

Pendant sa campagne, Obama a dit quelque chose que j’ai trouvé très sage – et quand les politiciens disent des choses très sages, il faut les retenir, car rien ne dit qu'ils s’y tiendront. Il peut être nécessaire de leur rappeler ces paroles de sagesse qu’ils ont prononcées. À propos de la guerre en Irak, il a dit : « Non seulement nous devons quitter l’Irak… » Il a bien dit « quitter l'Irak » et ça, nous ne devons pas l’oublier. Nous devons le lui rappeler sans arrêt : quitter l’Irak, quitter l’Irak, quitter l’Irak… – pas l'année prochaine, pas dans deux ans, mais quitter l’Irak maintenant.

Mais voyons la seconde partie de la phrase. Il dit ensuite : « Non seulement nous devons quitter l’Irak, mais nous devons quitter l’état d'esprit qui nous a amenés en Irak. »

Quel est l'état d'esprit qui nous a amenés en Irak ?

C'est l’état d’esprit qui considère qu’on peut l'emporter par la force. La violence, la guerre, les bombardiers – qu’ils peuvent apporter démocratie et liberté aux peuples.

C’est l’état d’esprit qui considère que Dieu a donné à l’Amérique le droit d’envahir d'autres pays dans leur propre intérêt. Nous apportons la civilisation aux Mexicains en 1846. Nous apportons la liberté aux Cubains en 1898. Nous apportons la démocratie aux Philippins en 1900. Et vous savez avec quel succès nous avons diffusé la démocratie d’un bout à l’autre du monde. […]

Oui, nous devons abandonner l’état d'esprit qui nous a amenés en Irak, mais il faut d’abord l’identifier. Et Obama doit être poussé par ceux qui l’ont élu, par ceux chez qui il a suscité de l’enthousiasme, à renoncer à cet état d'esprit. C’est à nous de lui dire. […]

Nous n'avons pas besoin de dépenser ces milliers de milliards de dollars en budget militaire. Prenons tout l’argent alloué aux bases et au budget militaires et – cela fait partie de l’émancipation – utilisons-le pour créer une couverture santé gratuite, pour garantir des emplois à toutes celles et ceux qui en cherchent, pour garantir le paiement de leur loyer à toutes celles et ceux qui n’en ont pas les moyens, pour construire des garderies pour enfants.

Nous avons besoin d’un virage à 180 degrés. Nous voulons un pays qui utilise ses ressources, sa richesse et son pouvoir pour aider les gens, non pour leur nuire. Voilà ce qu’il nous faut.

Il faut que nous gardions cette vision vivante. Nous ne devons pas nous satisfaire de peu et dire : « Bon, mais fichez-lui la paix. Obama est quelqu'un de respectable. » Respecter quelqu’un, ce n’est pas lui signer un chèque en blanc. Respecter quelqu’un, c’est le traiter en égal, en véritable interlocuteur qui va vous écouter.

Ce n’est pas seulement qu’Obama est un politicien. Pire, il est entouré de politiciens. Et il les a en partie choisis lui-même. Il a choisi Hillary Clinton, il a choisi Lawrence Summers et Joe Biden, il a choisi des gens qui ne manifestent aucun signe de rupture avec le passé.

Nous sommes des citoyens. Il ne faudrait pas que nous nous retrouvions à voir le monde à travers leurs yeux, en disant : « Bon, il faut faire des compromis, il faut faire ce choix pour des raisons politiques. » Nous devons dire ce que nous pensons.

C’est la situation dans laquelle se trouvaient les abolitionnistes avant la guerre de Sécession, quand on leur disait : « Écoutez, il faut voir ça du point de vue de Lincoln. » Lincoln ne pensait pas que la première des priorités était d’abolir l'esclavage. Mais le mouvement antiesclavagiste en était convaincu, et les abolitionnistes dirent : « Nous n’allons pas nous mettre à la place de Lincoln. Nous allons exprimer notre propre position, et nous le ferons avec une telle force que Lincoln sera obligé de nous écouter. » Et le mouvement antiesclavagiste est devenu si important et si puissant que Lincoln a été obliger d’écouter.

Telle est l’histoire de notre pays. Chaque fois qu’un progrès a eu lieu, chaque fois qu’une injustice a été vaincue, c’est parce que les gens se sont comportés comme des citoyens, et non comme des politiciens. Ils ne se sont pas contentés de râler. Ils ont travaillé, ils ont agi, ils se sont organisés et se sont révoltés, si nécessaire, pour faire connaître leur situation aux détenteurs du pouvoir. Et c’est ce que nous devons faire aujourd’hui.

Howard Zinn

Paru dans The Progressive en mai 2009), qui donne son titre au recueil Se révolter si nécessaire. Textes & discours (1962-2010), Agone, 2014.