Dans la collection « Banc d’essais »
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Moritz Schlick
Moritz Schlick (1882-1936) fut le chef de file du cercle de Vienne qui, entre les deux guerres, défendit les Lumières et la conception scientifique du monde contre l’irrationalisme et la métaphysique. L’œuvre de ce philosophe proche de Wittgenstein est aussi importante que pratiquement inconnue en France.v
De cette Introduction à la pensée philosophique, la présentation (excellente) de Delphine Chapuis-Schmitz et Jean-Jacques Rosat nous indique qu’elle l’est « au même titre que les Méditations de Descartes et les Prolégomènes de Kant ». De quoi rafraîchir les enthousiasmes, car voilà des œuvres où le néophyte n’entre pas comme ça ! Pour ceux qu’intéresserait une introduction élémentaire à la philosophie, renvoyons en passant à un livre plus général de Thomas Nagel (qui porte le même sous-titre) : Qu’est-ce que tout cela veut dire ? (éditions de l’Éclat). Il n’en demeure pas moins que les trois conférences données par Schlick en 1932 et réunies sous le titre de Forme et contenu s’adressent effectivement « à un lecteur non prévenu, à un esprit neuf et sans préjugé, qu’il met immédiatement en présence de quelques problèmes philosophiques élémentaires et donc fondamentaux ». Ici, ni hors-d’œuvre ni préliminaires. Le lecteur est immédiatement invité à penser, mis en présence des questions et des analyses qu’elles suscitent. Sans à-peu-près ni compromis, mais aussi sans jargon ni complication inutile. Schlick appartient au cercle de Vienne, dont le programme d’élucidation des concepts s’exprime ici sous la forme la plus limpide et la plus accessible. Ce qui n’exclut pas un degré immédiatement élevé d’abstraction et de rigueur.
Forme et contenu. De quoi s’agit-il ? De se demander ce que nous pouvons connaître. Bien que l’empirisme du cercle de Vienne soit fort éloigné de Kant, c’est une question « critique » (au sens Kantien) qui est posée : à quelles conditions un savoir est-il possible ? Aristote nous a appris que connaître, c’est connaître une forme, c’est-à-dire une structure (celle du cosmos, de la cellule, de l’atome), un rapport (celui qu’une loi décrit entre des phénomènes) ou un ordre (celui que la classification des espèces tente d’introduire dans le monde vivant).
Depuis Galilée, la mathématique est devenue entre les mains de la science un instrument privilégié pour appréhender les structures et les lois. Mais certains – on les appelle ordinairement des philosophes – voudraient en savoir plus : au-delà des structures et des relations, connaître le contenu même du réel, sa substance ultime. On reproche souvent à la science de ne nous renseigner que sur le quantitatif, le mesurable, et de délaisser les qualités. Par exemple en ignorant le subjectif au profit de l’objectif. Schlick entend disqualifier ces prétentions métaphysiques en dissipant les illusions qui les fondent. L’illusion par excellence, « l’erreur la plus fondamentale de la philosophie de tous les temps » (p. 90) gît dans cette idée que le nec plus ultra de la connaissance serait atteint par le contact direct avec la chose, sa présence immédiate à l’esprit. Ce dont la science est incapable, qui n’a affaire qu’à des relations entre les choses, jamais aux choses mêmes ; et que la philosophie se targue de réaliser par divers moyens, par exemple une mystérieuse intuition. Tout le travail de Schlick consiste à montrer qu’en manquant cet idéal de connaissance intime du contenu de la réalité, la science ne manque en réalité rien du tout, parce qu’il n’y a rien d’autre à connaître que la forme.
Pour parvenir à cette conclusion Schlick procède à une analyse des concepts, à la manière de Wittgenstein, qui écrivait dans le Tractatus que « le résultat de la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais de rendre claires les propositions ». Ce pourquoi la première conférence est entièrement consacrée à une analyse du langage : l’expression, la communication, le sens. La seconde s’interroge sur ce que signifie connaître : l’essence de la démarche scientifique, raison et expérience, explication et intuition, rapport de la science et de la philosophie. La troisième, enfin, tire les conséquences des analyses précédentes pour quelques problèmes philosophiques majeurs, relatifs à la théorie de la connaissance ; cette partie est plus technique, mais s’achève sur des réflexions de vaste portée : le lecteur patient ne regrettera pas d’avoir suivi Schlick jusque-là.
La démarche de Forme et contenu est fidèle à un célèbre jugement de Kant, qui disait qu’on n’apprend pas la philosophie, mais seulement à philosopher. Le lecteur, s’il n’y gagne aucune connaissance nouvelle, aura au moins laissé derrière lui quelques erreurs, à commencer par celle-ci : qu’empirisme serait synonyme de platitude philosophique. Il faudrait bien des pages pour faire le tour des enjeux et de la portée de ces trois conférences. Il n’est pas forcément nécessaire d’y avoir accès pour s’exercer, en suivant cet excellent maître, à la joie de penser.