Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXIII) Nos mains ne sont pas propres

Découvrant en 1940 la déclaration du dirigeant nazi Robert Ley, selon laquelle les « races inférieures, telles que les Polonais et les Juifs » n’ont pas besoin de manger autant que les Allemands, George Orwell s’est remémoré la première scène à laquelle il assistait « en mettant le pied sur le sol d’Asie » – c'était en novembre 1922, il avait dix-neuf ans et allait être officier de police en Birmanie.

Le paquebot sur lequel j’avais fait le voyage était venu s’amarrer à Colombo et la nuée habituelle de coolies était montée à bord pour s’occuper des bagages. Quelques policiers, dont un sergent blanc, les dirigeaient. Un des coolies avait pris une longue malle d’uniforme en fer-blanc et la portait avec tant de gaucherie qu’il mettait en danger la tête des gens. Quelqu’un l’a injurié pour sa maladresse. Le sergent de police s’est retourné, a vu ce que faisait cet homme et lui a balancé un tel coup de pied au derrière qu’il a traversé le pont en titubant. Plusieurs passagers, dont des femmes, ont murmuré leur approbation.

À présent, transférez la scène à la gare de Paddington ou sur les docks de Liverpool. Elle ne pourrait tout simplement pas avoir lieu. Un porteur anglais que l’on aurait frappé frapperait en retour, ou en tout cas il y aurait de grandes chances qu’il le fasse. Le policier ne le frapperait pas pour une si infime raison, et certainement pas devant témoins. Et surtout les spectateurs seraient indignés. Le plus égoïste des millionnaires anglais, s’il voyait un compatriote frappé de cette façon, ressentirait au moins une animosité momentanée. Et pourtant nous avions là des gens ordinaires, corrects, des gens avec un revenu d’environ cinq cents livres par an, qui observaient cette scène sans autre émotion que celle d’un certain assentiment. Ils étaient blancs, et le coolie était noir. En d’autres mots, c’était un sous-homme, une autre espèce d’animal.

C’était il y a presque vingt ans. Voit-on encore des choses semblables en Inde ? Je dirais que c’est probable, mais qu’elles sont de moins en moins fréquentes. D’autre part, on peut être plus ou moins certain que quelque part un Allemand est en train de frapper un Polonais. Il est tout à fait certain qu’un Allemand quelque part frappe un Juif. Et il est également certain (lisez les journaux allemands) que des fermiers allemands sont condamnés à la prison pour avoir montré une « gentillesse coupable » envers les prisonniers polonais qui travaillaient pour eux. Car le développement le plus sinistre des vingt dernières années a été la propagation du racisme jusque sur le territoire européen lui-même. Le racisme n’est pas seulement une aberration de professeurs fous, et il n’a rien à voir avec le nationalisme. Ce n’est pas l’invention de nations conquises mais de nations conquérantes. C’est une manière de pousser l’exploitation au-delà des limites normalement possibles en prétendant que les exploités ne sont pas des êtres humains.

Presque toutes les aristocraties possédant un réel pouvoir dépendent d’une différence de race : les Normands régnent sur les Saxons, les Allemands sur les Slaves, les Anglais sur les Irlandais, les Blancs sur les Noirs, et ainsi de suite. Et il est bien plus facile pour un aristocrate de se montrer impitoyable s’il imagine que le serf est différent de lui dans sa chair et ses os. D’où la tendance à exagérer les différences de race, toutes les absurdités actuelles sur la forme des crânes, la couleur des yeux, la numération globulaire, etc.

En Birmanie, j’ai entendu des théories raciales qui étaient moins brutales que les théories de Hitler à propos des Juifs, mais certainement pas moins imbéciles. Les Anglais en Inde ont bâti toute une mythologie fondée sur les prétendues différences entre leur propre corps et celui des Orientaux. J’ai souvent entendu affirmer, par exemple, qu’aucun Blanc ne peut s’asseoir sur ses talons comme le font les Orientaux – la position, soit dit en passant, des mineurs de charbon lorsqu’ils prennent leur repas au fond de la mine.

Les personnes de sang mêlé, même lorsqu’elles sont complètement blanches, peuvent prétendument être détectées d’après certaines spécificités des ongles de leurs mains. Quant aux diverses superstitions tournant autour des coups de soleil, il aurait fallu depuis longtemps en faire une monographie [1]. Et il ne fait aucun doute que ce genre d’absurdités nous a permis de presser tout le jus de l’Inde avec beaucoup plus de facilité. Nous ne pourrions pas, aujourd’hui, traiter les ouvriers dans les usines anglaises comme sont traités les ouvriers dans les usines indiennes ; pas seulement parce qu’ils ne le toléreraient pas mais parce que, au-delà d’une certaine limite, nous ne le tolérerions pas. Je ne pense pas que quiconque en Angleterre aujourd’hui pense qu’il est correct de faire travailler en usine des enfants de six ans. Mais il existe beaucoup d’hommes d’affaires en Inde qui seraient heureux de faire travailler des enfants si la loi les y autorisait.

Si je pensais que la victoire dans cette guerre ne signifierait rien d’autre qu’un nouveau bail à vie pour l’impérialisme britannique, j’aurais tendance à me ranger dans le camp de la Russie et de l’Allemagne. Et je sais très bien que certains de nos dirigeants n’ont pas d’autre intention. Ils s’imaginent que, s’ils peuvent gagner la guerre (ou peut-être arrêter de la faire et inciter l’Allemagne à se battre contre la Russie), ils auront le droit d’exploiter les colonies pendant encore deux décennies. Mais je pense qu’il y a des chances pour que les choses ne se passent pas ainsi.

Pour commencer, la lutte mondiale ne se fait plus seulement entre le socialisme et le capitalisme. Au sens où le socialisme ne signifie rien de plus que la propriété centralisée et la production planifiée, tous les pays industrialisés seront bientôt « socialistes ». Le véritable problème se joue entre le socialisme démocratique et une forme de société de caste rationalisée. La première solution a plus de chance de réussir si les pays occidentaux, où les idées démocratiques sont profondément gravées dans l’esprit des gens ordinaires, ne sont pas privés de toute influence.

Le « socialisme », dans son sens économique étroit, n’a rien à voir avec une conception quelconque de la liberté, de l’égalité ou de la décence ordinaire. Aucune raison, par exemple, n’empêcherait un État d’être socialiste à l’intérieur et impérialiste à l’extérieur. Techniquement, il serait possible de « socialiser » l’Angleterre demain et de continuer à exploiter l’Inde et les colonies de la couronne pour le bénéfice de la population anglaise. Il ne fait presque aucun doute que l’Allemagne se dirige rapidement vers le « socialisme » ; et pourtant, en parallèle, il existe une détermination parfaitement claire et ouverte à transformer les peuples assujettis en réserve de main-d’œuvre esclave. C’est tout à fait praticable, aussi longtemps qu’on croit au mythe des « races inférieures ». Les Juifs et les Polonais ne sont pas des êtres humains ; alors, pourquoi ne pas voler leurs possessions ? Hitler n’est que le spectre de notre propre passé qui s’élève contre nous. Il représente le prolongement et la perpétuation de nos propres méthodes, exactement au moment où nous commençons à en avoir honte.

Nos véritables liens avec l’Inde n’ont pas énormément changé depuis la mutinerie de 1857 [2], mais nos sentiments à son égard se sont énormément transformés au cours des vingt dernières années, et c’est là une lueur d’espoir. S’il nous fallait conquérir l’Inde une fois de plus comme elle a été conquise aux XVIIIe et XIXe siècles, nous verrions que nous sommes incapables de le faire. Pas parce que la tâche militaire serait plus difficile – elle serait bien plus facile –, mais parce qu’il n’y aurait pas une quantité suffisante de brutes pour le faire.

Les hommes qui ont conquis l’Inde pour nous, les aventuriers puritains avec leur bible et leur épée – des hommes capables d’attacher des centaines d’« indigènes » à la bouche des canons pour les tuer et de décrire la scène dans leurs mémoires avec le plus grand réalisme, sans plus de scrupules qu’ils n’en auraient eu à tuer des poulets – sont tout simplement une race qui a disparu. L’attitude des Anglo-Indiens, même les plus ordinaires, a été profondément affectée par l’opinion de gauche en Angleterre. Finie l’époque – et elle n’est pas très ancienne – où l’on pouvait envoyer un domestique désobéissant à la prison avec un mot où il était demandé : « Veuillez donner cinquante coups de fouets au porteur de ce mot. » D’une certaine façon, nous ne croyons plus comme autrefois à notre mission divine. Quand viendra le moment de payer nos dettes, nous essayerons bien sûr d’y échapper, mais je crois qu’il est fort possible que nous acceptions de payer.

Une fois la guerre commencée, la neutralité n’existe plus. Toutes les activités sont des activités de guerre. Qu’on le veuille ou non, on est obligé d’aider soit son propre camp soit celui de l’ennemi. En ce moment, les pacifistes, les communistes, les fascistes, etc. aident Hitler. Ils ont tout à fait le droit de le faire, à condition de penser que la cause de Hitler est meilleure et d’en accepter les conséquences. Si je prends parti pour la Grande-Bretagne et la France, c’est parce que je préfère rejoindre les plus anciens impérialismes – décadents, comme Hitler a raison de les appeler – que les nouveaux, beaucoup plus sûrs d’eux-mêmes et donc beaucoup plus impitoyables. Seulement, pour l’amour de Dieu, ne prétendons pas que nous nous lançons dans cette guerre avec des mains propres. Si nous voulons garder le droit de nous défendre, il faut que notre conscience se rende bien compte que nos mains ne sont pas propres.

George Orwell

Texte paru sous le titre « Notes en chemin » dans Time and Tide, le 30 mars 1940 (trad. fr., Bernard Hoepffner, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, p. 100-106).

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984(dès à présent disponible en souscription) lire : — Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 »(BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) — Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes de la rédaction

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