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Ces riches qui votent à gauche (mais pas trop)

Quelques jours après l’élection de Joseph Robinette Biden à la tête des institutions américaines, et tandis que les célébrations de la chute de Trump battent encore leur plein, Thomas Franck, « ingénu gauchiste », nous rappelle une triste réalité.

Les membres élus du Parti démocrate, comme ceux des courants sociaux-démocrates occidentaux, ne sont en rien les représentants des classes populaires, qu’ils ne connaissent pas et dont ils se moquent. Et ce depuis longtemps : annonçant Blair, Schroder, Hollande ou Barack Obama – l’ami souriant de Wall Street qui peuplait son administration de banquiers et combattait les syndicats enseignants –, le sympathique Bill Clinton, dans les années 1990, détricotait déjà l’aide sociale en même temps qu'il remplissait les prisons de prolétaires et laissait prospérer la corruption en col blanc.

C’est là l’un des principaux intérêts de l’essai du journaliste et essayiste américain Pourquoi les riches votent à gauche, publié une dizaine d’années après son célèbre Pourquoi les pauvres votent à droite, qui interrogeait les raisons poussant les moins favorisés à accorder leurs suffrages aux conservateurs populistes.

Un autre des mérites de cet auteur est de dresser, quitte à enfoncer des portes ouvertes, un tableau réaliste, donc apocalyptique, de nos systèmes politiques occidentaux qui n’ont de démocratique que le nom et où les pleins pouvoirs, politiques et médiatiques, sont abandonnés aux représentants d’une « ploutocratie moderne» héréditaire, incestueuse et mondaine. Or, comme le rappelle Serge Halimi dans son excellente préface, pas plus que la droite, les représentants actuels de la « gauche » n’aspirent à « changer le monde » : ils veulent « juste [...] qu'il fonctionne mieux, pour un nombre plus important de groupes (diversité oblige), mais avec les mêmes règles du jeu. [...] Pour peu que le conseil d'administration - ou le gouvernement, ou le Parlement - devienne paritaire et métissé, les rapports de production peuvent demeurer inchangés ».

Si Thomas Frank établit que le bilan des forces de gauche « en matière d’inégalité[...] est infime», car « l'inégalité[...] est au cœur même de leur identité», son ouvrage est pauvre en propositions explicites. Mais il recèle, au fil de ses près de 400 pages, une invitation implicite : renverser la table et rendre le pouvoir aux masses – aux prolétaires, bien sûr, mais aussi aux classes moyennes salariées –, restaurer (instaurer ?) une certaine égalité des chances et rendre son pouvoir au collectif citoyen.

Ici se fait le lien avec Pourquoi les pauvres…, qui expliquait les victoires électorales des conservateurs par leur capacité à détourner le débat politique des enjeux vitaux (la protection sociale, le partage des richesses, etc.) vers des motifs d’affrontement « culturels » transcendant les classes et conduisant les plus faibles socialement et capitalistiquement, pourtant largement majoritaires, à abdiquer la défense de leurs intérêts économiques et sociaux. Les démocrates (ou les sociaux-démocrates) ont, consciemment ou non, repris à leur compte la stratégie électorale populiste. Résultat : l’élite néo-libérale, qu’elle soit de droite ou de gauche, l’emporte toujours ; comme le rappelle justement Serge Halimi, sitôt élus, Trump et Macron (ce dernier dans le cadre d’un « front républicain ») ont pris la même décision : baisser l’impôt sur le capital – de 35 à 21 % aux États-Unis, de 45 à 30 % en France.

Enfin, le livre de celui qui, dès le début des années 2000, annonçait la victoire d’un Donald Trump, recèle quelques mises en garde utiles, par exemple contre les Gafam en général et Google en particulier qui, non content d’être un prédateur fiscal, s’infiltre au cœur du service public, voire de la sphère régalienne par le contrôle des données et de la possibilité de correspondre.

Pour le reste, l’ouvrage passionnera les spécialistes de l’histoire du parti démocrate et du mouvement démocratique américain (les mouvance communistes , « socialistes-libérales » et anarchistes ne sont, quant à elles, quasiment jamais évoquées) et pourrait faire se retourner Bourdieu dans sa tombe : le « racisme intellectuel » des bobos, évoqué à juste titre à plusieurs reprises, n’est jamais vraiment – en tout cas, pas suffisamment à nos yeux – associé aux inégalités héréditaires d’accès à l’enseignement supérieur et aux activités valorisantes préemptées par l’oligarchie.

Arno Lafaye-Moses

Texte initialement paru dans Démocratie et populisme, novembre 2020, n° 269

De Thomas Frank, à paraître, Le populisme, voilà l’ennemi !, Agone, septembre 2021