Au jour le jour

Courage, camarades !

Le 7 février dernier, un groupe de journalistes de l’audiovisuel public a mis en ligne un appel adressé à leurs collègues et à leurs directions pour protester contre la mauvaise couverture de la campagne par les chaînes et les radios du service public (accusées de partialité, bipolarisation, méconnaissance des vrais problèmes, etc.) et pour demander qu’on y remédie sans plus tarder, sous peine de voir « le fossé se creuser encore un peu plus entre (eux) et les citoyens qui (les) financent ».

Les signataires de cet appel estiment que les « directions n’ont pas tiré tous les enseignements, non seulement en regard de 2002, mais aussi des dérives constatées lors du Référendum sur le Traité constitutionnel ou encore plus loin lors de la candidature de Balladur en 1995 ».

Sans minimiser les risques qu’il fait courir à ses courageux signataires, du fait de l’arbitraire directorial régnant dans leurs rédactions, il est permis de formuler quelques remarques sur ce texte :

- la première, c’est que son objet n’a rien d’un scoop. Tout le monde, ou presque, sait depuis longtemps que les grands médias audiovisuels, publics et privés confondus, sont globalement du côté du pouvoir politico-économique et de l’ordre établi. Pas seulement parce qu’ils appartiennent à des groupes industriels et financiers, ou qu’ils sont les otages des annonceurs publicitaires, mais plus fondamentalement encore parce que les professionnels qui les font fonctionner (quelques milliers d’hommes et de femmes), constituent dans l’ensemble, et plus encore dans leur fraction dirigeante, un corps relativement homogène sociologiquement, dont le recrutement et la formation impliquent l’adhésion consciente et inconsciente au système existant et à la même vision du monde, avec les diverses variantes réformistes à la mode. De sorte qu’en toutes circonstances, sur tous les sujets importants, la grande presse tombe du côté où l’emporte sa propre pesanteur : celui du maintien de l’ordre capitaliste.

- la seconde, c’est que dans ces conditions il y a quelque naïveté, pour le moins, à se laisser aller épisodiquement à ces mouvements d’humeur contre le fonctionnement prévisible d’un système cadenassé qu’on ne remet jamais vraiment en cause le reste du temps, et à admonester des directions dont il est clair qu’elles ne peuvent ni ne veulent faire le contraire de ce pour quoi elles ont été mises en place. Ces petites mutineries rituelles sont sympathiques, mais condamnées à demeurer parfaitement inopérantes, sauf pour se donner bonne conscience.

- la troisième, c’est que même naïves, ces protestations seraient les bienvenues si elles préludaient à une mobilisation durable, énergique et lucide pour développer à l’intérieur même de la sphère journalistique le combat, réduit aujourd’hui à des gestes symboliques, contre l’esprit de soumission aux institutions dominantes et aux puissances établies, contre le despotisme des chefs, l’égoïsme carriériste, la précarisation croissante du travail et l’exploitation des plus jeunes, la dégradation de l’information, l’enseignement de la servilité, bref contre tout ce qui fait de ce journalisme-là, volens nolens, non pas le « pilier essentiel de la démocratie » évoqué dans l’appel, mais le complice du néo-féodalisme capitaliste et l’instrument de sa propagande socialo-libérale.

Bien que l’abaissement actuel des grands médias semble hélas ne laisser subsister aucun espoir en ce sens, on a envie de crier à cette poignée de frondeurs : « Courage, camarades, encore un effort !... »

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en avril 2007. Et édité dans le recueil Engagements (2011) —— Dernier livre d'Alain Accardo aux éditions Agone, Introduction à une sociologie critique (2006)