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Couler l’École publique avec de bonnes idées

Au détour du projet de loi sur le « séparatisme », dans sa pêche aux voix de droite, catholiques, conservatrices et d’extrême droite, le gouvernement Macron annonce des mesures renforçant la scolarisation obligatoire. « Liberticide ! », crient les partisans de l’instruction à domicile et de l’école privée…

Dans son interminable discours sur le séparatisme, le président Emmanuel Macron a annoncé, de façon fort inattendue, la scolarisation obligatoire dès l’âge de 3 ans, soit l’interdiction de l’instruction à domicile, ainsi que le renforcement du contrôle de l’école privée hors-contrat. La proposition a le mérite de rejoindre le meilleur inventaire des urgences pour sauver l’école publique. Mais ne nous méprenons pas, la déclaration ici faite, dans un cadre aussi douteux que cette loi sur le séparatisme et de la part d’un gouvernement fossoyeur de l’école publique au-delà de l’imaginable, n’augure rien de bon.

Toutefois, les indignations suscitées par cette annonce méritent qu’on s’y attarde un petit peu [1]. Parmi les arguments avancés avec véhémence par les parents et les enseignants de gauche , il y eut d’abord la sincère crainte d’une entrave de plus aux libertés individuelles : celle de choisir les modalités d’instruction des enfants. Si l’on comprend fort bien que la vigilance soit de mise face à un gouvernement que ne semble effrayer aucune mesure liberticide ; il nous faut revenir sur cette reformulation d’une crainte systématiquement exprimée dès que fait surface le débat sur la nature et les finalités de l’éducation scolaire.

En 1984 déjà, le ministre socialiste Alain Savary avait fait les frais de sa courageuse (mais pas révolutionnaire non plus) proposition de loi pour un service public unifié et laïque de l’éducation nationale, une des 110 propositions du programme mitterrandien. L’idée consistait à unifier les écoles publiques et privées dans un dispositif garantissant l’autonomie des unes et des autres. Le mal était fait : voulait-on passer l’école privée sous le contrôle du Léviathan ? Les partisans de l’école dite « libre » descendus dans la rue par centaines de milliers, scandaient leurs slogans, « Être libre, c’est pouvoir choisir », « Pays libre, École libre », dans des manifestations regroupant tout ce que le pays comptait de droite, d’extrême-droite et d’organisations confessionnelles, catholiques en première ligne. La charge fut si forte que le président François Mitterrand finit par reculer et faire sauter son ministre. Ce fut une capitulation énorme pour la gauche laïque, qu’on oublie souvent dans le bilan du PS tant la conversion néolibérale, concomitante, a pris le dessus sur l’inventaire des lâchetés de la gauche de gouvernement.

Mais le plus intéressant ici est surtout la reprise en chœur de slogans identiques par des gens qu’on ne peut soupçonner d’avoir le cœur qui penche à droite et un goût avoué pour les manifestations confessionnelles. Aussi peut-on être tentée d’y voir le symptôme d’autre-chose, à commencer par la perte progressive de l’esprit public dans lequel l’École tient une place centrale.

Un détour vers l’histoire s’avère utile pour recharger politiquement une formule dont on sous-estime la puissance évocatrice : « L’éducation publique et nationale. » Lorsque le révolutionnaire Lepeletier de Saint Fargeau, auteur du Plan d’éducation publique et nationale, meurt précocement, c’est Robespierre, enthousiaste, qui se charge, en 1793, de sa présentation devant la convention. L’auteur y évoque un projet d’école « commune à tous et universellement bienveillante », une école financée par l’impôt pour garantir la gratuité aux enfants les plus pauvres : « Sans convulsion et sans injustice, vous effacerez les énormes disparités de fortune dont l’existence est une calamité publique », affirme-t-il, avant de conclure : « Pour l’intérêt public, tous doivent y être obligés. »

L’idée n’est pas de priver les parents de leur liberté d’éduquer mais d’assigner à la République une fonction régulatrice, garante de l’égalité face à l’instruction, de soustraire donc la qualité de cette instruction aux conditions sociales inégalitaires des familles et d’affirmer que ce devoir d’éducation nationale relève d’une responsabilité partagée.

On peut naturellement gloser à l’envi sur le changement d’époque et le caractère désuet de la proposition, mais il semble dans ce cas difficile de tenir en même temps la ligne de la défense du service public et partant de l’École publique et celle du libre choix d’instruction.

L’instruction à domicile est le pendant contraire de cette définition de l’École. Lors d’une conférence donnée à Gaillac, où j’avais été invitée par un collectif de Gilets Jaunes, auditeur exaspéré donna cette précision édifiante sur ses intentions et son profil socio-culturel : « Je suis au RSA, j’ai choisi de ne pas mettre mon fils à l’école, je ne veux pas qu’il soit avec des enfants qu’il n’a pas choisis. »

Reprenons un à un les arguments du père en colère. Le premier consistait à déjouer la première critique, avant tout sociale, d’un choix qui ne semble en effet possible que dans le cadre de foyers plutôt favorisés, où rester à la maison est une possibilité et non une contrainte (par exemple due au chômage). Il est clair qu’ici la notion de « privilège social » n’est pas uniquement adossée au niveau de salaire perçu mais surtout à une appartenance de classe, qui peut prendre les atours, tantôt du patrimoine familial, tantôt d’un captal culturel tel qu’il permet de théoriser et d’objectiver sa position pour la brandir comme un choix. Un privilège, on l’admettra, qui n’est pas l’apanage de toutes les familles que compte ce pays.

Mais le second argument du père précepteur est plus intéressant : « Je ne veux pas qu’il soit dans une école avec des enfants qu’il n’a pas choisis. » Tout est dit de la totale perte de sens de ce qu’on appelle une « École », dont la fonction double de socialisation et d’instruction ne trouve son sens que dans la rencontre avec des enfants que les parents n’ont pas choisis. C’est parce qu’il y a dépassement possible des appartenances sociales, parce qu’il y a interactions, entraides et émulation collective par la découverte de l’altérité qu’il y a École.

On rétorquera évidemment que, tout cela, c’est en théorie, et qu’on ne vit pas en théorie. C’est tout à fait juste. C’est pourquoi on ne peut pas non plus défendre la décision du président Emmanuel Macron.

L’inventaire des signes d’agonie de l’École publique serait fastidieux : classes surchargées, enseignants malmenés, locaux délabrés, ascenseur social coincé, etc. Il est clair que l’École ne remplit aujourd’hui quasiment aucune des missions rêvées sous la Révolution et qu’elle est une machine à reproduire les inégalités. Dans ce contexte, que certains délaissent l’École parce que leurs enfants y souffrent n’est pas aberrant du tout. Aucun enfant n’a à endosser les conséquences de l’incurie des gouvernements – de « gauche » comme de droite. On se doit de protéger un enfant qui souffre. Ce qui n’est pas une question de « liberté de choix » mais de responsabilité (notamment) parentale.

L’école privée sous-contrat et les écoles hors-contrat sont les grandes gagnantes de ce délabrement de l’école publique. La première représente aujourd’hui encore 10 % du budget de l’Éducation nationale, 7 milliards d’euros. Les secondes ont des droits de scolarité variables mais restent inaccessibles aux populations les plus démunies. (Par exemple, dans les écoles Montessori, l’année coûte la moitié du Smic.) Voilà où se niche le véritable séparatisme, dans l’École à multiples vitesses.

Dès lors, il apparaît que l’annonce duprésident Emmanuel Macron est viciée dès le départ puisqu’elle s’inscrit dans un projet de reconquête de territoires supposément aux mains de séparatistes islamistes et qu’elle n’est accompagnée d’aucune décision de réorientation budgétaire sur l’École publique. (Au passage, on aimerait savoir si cet appel aucontrôle des écoles hors-contrat touchera aussi le lycée fondé, dans le 16e arrondissement parisien, par Typhaine Auzière, la fille de Brigitte Macron, qui permet d’échapper, pour 9 500 euros l’année, à l’École publique.)

Si on corrèle tout cela à la plus grosse entreprise de démolition de la démocratisation scolaire entreprise depuis 2017, il apparait clairement que cette mesure n’est qu’un cadeau de plus fait aux écoles privées. Ne pas en être dupes n’implique pas de perdre la boussole d’une École commune, gratuite et résolument émancipatrice.

Laurence De Cock

De la même autrice, sur le même thème, dernier livre paru : École, Anamosa, coll. «  Le mot est faible », 2019