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En suivant Rosa Luxemburg (VI) La guerre impérialiste sous le vacarme patriotique

Rédigée en avril 1915, la Brochure de Junius n’est publiée qu’un an plus tard. Pour Rosa Luxemburg, « plus la guerre dure, moins la classe ouvrière ne doit perdre de vue sa puissance d’entraînement. » Elle choisit de faire paraître sans aucune modification son exposé sur le conflit mondial, invitant le lecteur à vérifier «  à quel point la méthode historique et matérialiste rend compte de la marche des événements ». En dissipant la légende de la guerre défensive allemande, ce texte dévoile les véritables desseins d’une guerre d’annexion impérialiste.

La scène a profondément changé. La marche en six semaines sur Paris a pris l’ampleur d’un drame mondial ; le massacre de masse est devenu une routine, épuisante et monotone, sans en avancer ou en reculer l’issue. La politique bourgeoise est coincée, prise à son propre piège ; on ne peut plus bannir les esprits que l’on a invoqués.

Finie l’ivresse. Fini le vacarme patriotique dans les rues, la chasse aux automobiles en or, les faux télégrammes successifs, les puits contaminés par des bacilles du choléra, les étudiants russes jetant des bombes de tous les ponts de chemin de fer de Berlin, les Français survolant Nuremberg, les violences de la foule voyant partout des espions, le torrent humain excité par une musique assourdissante et des chants patriotiques joués à tout rompre dans les cafés ; les populations de villes entières changées en populace, prêtes à dénoncer, à maltraiter les femmes, à crier Hourra et à s’élever jusqu’au délire en faisant courir d’épouvantables rumeurs ; une atmosphère de meurtre rituel, un air de Kichinev[1], où l’agent de police au coin de la rue était le seul représentant de la dignité humaine.

Le spectacle est terminé. Les savants allemands, ces « lémures chancelants », ont été rappelés à l’ordre par des sifflets depuis longtemps. Les réservistes ne verront plus de jeunes filles courant le long de leurs convois en criant leur joie, ils ne salueront plus la foule en souriant joyeusement depuis les fenêtres de leurs wagons ; ils avancent en silence, leur carton sous le bras, à travers les rues où la foule vaque à ses occupations quotidiennes avec un air chagrin.

Dans l’atmosphère dégrisée de ces journées blêmes retentit un autre chœur : le cri rauque des vautours et des hyènes sur le champ de bataille. Dix mille toiles de tente garanties conformes au règlement ! Cent mille kilos de lard, de poudre de cacao, d’ersatz de café, livrables de suite, paiement uniquement au comptant! Obus, tours à usiner, cartouchières, agences matrimoniales pour veuves de guerre, ceinturons de cuir, entremetteurs pour des livraisons à l’armée – que des offres sérieuses ! La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit en Belgique, dans les Vosges, en Mazurie, dans des champs de cadavres d’où le profit sort de terre en abondance. Il s’agit de vite engranger cette récolte. Par-dessus l’océan se tendent des milliers de mains avides de rafler leur part.

Les affaires fructifient sur des décombres. Des villes se changent en monceaux de ruines, des villages en cimetières, des régions en déserts, des populations en hordes de mendiants, des églises en écuries. Le droit international, les traités, les alliances, les paroles les plus sacrées, les plus hautes autorités, tout est mis en pièces, chacun vouant l’autre au mépris général : tout souverain, par la grâce de Dieu, accuse son cousin du camp adverse d’être un imbécile et un parjure, tout diplomate accuse son collègue de l’autre bord d’être une infâme fripouille, tout gouvernement accuse l’autre de mener son peuple à sa perte. Et des émeutes de la faim éclatent en Vénétie, à Lisbonne, à Moscou, à Singapour ; et la peste s’étend en Russie, et la détresse et le désespoir partout.

Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, dégoulinant de boue[2] – voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas quand, vertueuse et tirée à quatre épingles, elle prend le masque de la civilisation, de la philosophie et de l’éthique, de l’ordre, de la paix et de l’État de droit, c’est quand elle apparaît telle une bête féroce, un sabbat de l’anarchie, un souffle pestilentiel répandu sur la civilisation et l’humanité, qu’elle se montre nue, sous son vrai jour.

Et au beau milieu de ce sabbat de sorcières s’est déroulée une catastrophe historique d’importance mondiale : la capitulation de la social-démocratie internationale. Se bercer d’illusions sur ce point, ou le dissimuler, serait la plus insensée, la plus funeste des choses qui pourrait arriver au prolétariat. « Le démocrate [c’est-à-dire le petit-bourgeois révolutionnaire[3]], dit Marx, sort de la défaite la plus honteuse aussi immaculé qu’il y était entré innocent, avec la conviction renouvelée que sa victoire est certaine, et que ce n’est pas à lui et à son parti d’abandonner leur ancien point de vue, mais qu’au contraire ce sont les conditions qui doivent mûrir à son profit[4] . » Le prolétariat moderne ressort tout autrement des épreuves historiques. Ses erreurs sont aussi gigantesques que ses tâches. Aucun schéma tout tracé, valable à coup sûr, aucun guide infaillible ne lui indique les chemins qu’il doit emprunter. L’expérience historique est sa seule préceptrice. Le chemin escarpé de son auto-émancipation n’est pas uniquement pavé d’immenses souffrances, mais aussi d’erreurs innombrables. Le terme de son parcours, sa libération, dépend de la capacité du prolétariat à concevoir qu’il lui faut apprendre de ses propres erreurs. L’autocritique, une autocritique impitoyable, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, voilà l’air et la lumière sans lesquels le mouvement prolétarien ne peut vivre. L’échec du prolétariat socialiste dans la guerre mondiale actuelle est sans équivalent, c’est un désastre pour toute l’humanité. Mais le socialisme ne serait perdu que dans le cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements.

Ce qui est maintenant en question, c’est tout le dernier chapitre de l’évolution du mouvement ouvrier moderne au cours de ces quarante-cinq dernières années. Ce à quoi nous assistons, c’est à la critique et au bilan du travail accompli depuis près d’un demi-siècle. La mise au tombeau de la Commune de Paris avait clos la première phase du mouvement ouvrier européen et de la Première Internationale. À partir de là commença une phase nouvelle. Aux révolutions spontanées, aux soulèvements, aux combats sur les barricades, après lesquels le prolétariat retombait chaque fois dans son état passif, se substitua la lutte quotidienne systématique, l’utilisation du parlementarisme bourgeois, l’organisation des masses, le mariage de la lutte économique et de la lutte politique, l’union de l’idéal socialiste avec la défense opiniâtre des intérêts quotidiens et immédiats. Pour la première fois, la lumière d’une doctrine scientifique rigoureuse éclairait la cause du prolétariat et de son émancipation. À la place des sectes, des écoles, des utopies, des expériences faites de son propre chef dans chaque pays, s’élevait un fondement théorique unique, international, qui reliait les différents pays comme les pages d’un livre. La connaissance marxiste mit entre les mains de la classe ouvrière du monde entier une boussole qui lui permettait de trouver sa route dans le tourbillon des événements de tous les jours et d’orienter à tout instant sa tactique de combat en direction de l’immuable but final.

La social-démocratie allemande était la représentante, la championne et la gardienne de cette nouvelle méthode. La guerre de 1870 et la défaite de la Commune de Paris avaient déplacé vers l’Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier européen[5]. De même que la France avait été le lieu par excellence de la lutte de classes prolétarienne pendant cette première phase, de même que Paris avait été le cœur palpitant et saignant de la classe ouvrière européenne à cette époque, de même la classe ouvrière allemande devint l’avant-garde de la deuxième phase. Au prix de sacrifices innombrables qu’entraîna un travail infatigable et méticuleux, elle a édifié l’organisation la plus forte et la plus exemplaire, créé la presse la plus imposante, donné vie aux moyens de formation et d’éducation les plus efficaces, rassemblé autour d’elle les masses d’électeurs les plus considérables et obtenu le plus grand nombre de sièges de députés. La social-démocratie allemande passait pour l’incarnation la plus pure du socialisme marxiste. Elle occupait et revendiquait une place particulière comme maître à penser et guide de la Deuxième Internationale. En 1895, Friedrich Engels écrivit dans sa célèbre préface aux Luttes de classes en France de Marx :

Mais quoi qu’il arrive dans d’autres pays, la social-démocratie allemande a une situation particulière et, de ce fait, du moins dans l’immédiat, aussi une tâche particulière. Les deux millions d’électeurs qu’elle envoie aux urnes, y compris les jeunes hommes et les femmes qui sont derrière eux en qualité de non-électeurs, constituent la masse la plus nombreuse, la plus compacte, le « groupe de choc » décisif de l’armée prolétarienne internationale[6].

La social-démocratie allemande était, comme l’écrivit l’Arbeiterzeitung de Vienne le 5 août 1914, « le joyau de l’organisation du prolétariat conscient ». Sur ses pas marchaient, toujours plus empressés, la social-démocratie française, italienne et belge, le mouvement ouvrier de Hollande, de Scandinavie, de Suisse et des États-Unis. Quant aux pays slaves, les Russes, les sociaux-démocrates des Balkans, ils la regardaient avec une admiration sans bornes, pour ainsi dire inconditionnelle. Le « groupe de choc » allemand jouait un rôle déterminant dans la Deuxième Internationale. Durant les congrès ou au cours des sessions du Bureau socialiste international, tout était suspendu à l’opinion des Allemands. Et justement, sur les questions de la lutte contre le militarisme et la guerre, l’intervention de la social-démocratie allemande était toujours décisive. La phrase « Pour nous autres Allemands, ceci est inacceptable » suffisait régulièrement à décider de l’orientation de l’Internationale. Avec une confiance aveugle, celle-ci s’en remettait à la direction de la puissante social-démocratie allemande tant admirée : elle était l’orgueil de chaque socialiste et la terreur des classes dirigeantes de tous les pays.

Et à quoi avons-nous assisté en Allemagne quand vint la grande épreuve historique ? À la chute la plus vertigineuse, à l’effondrement le plus terrible. Nulle part l’organisation du prolétariat n’est aussi totalement assujettie à l’impérialisme, nulle part l’état de siège n’est supporté avec aussi peu de résistance, nulle part la presse n’est si bâillonnée, l’opinion publique si étranglée, la lutte de classes économique et politique de la classe ouvrière aussi totalement abandonnée qu’en Allemagne.

Mais la social-démocratie allemande n’était pas seulement l’avant-garde la plus forte, elle était aussi la tête pensante de l’Internationale. Aussi est-ce par elle et par sa chute qu’il faut engager l’analyse et le processus d’introspection. Elle est investie du devoir d’honneur de marcher en tête pour sauver le socialisme international, c’est-à-dire de donner l’exemple d’une autocritique impitoyable. Aucun autre parti, aucune autre classe de la société bourgeoise ne peut exposer à la face du monde ses propres fautes, ses propres faiblesses dans le clair miroir de la critique, car ce miroir lui ferait voir en même temps les limites historiques érigées devant elle et, derrière elle, sa destinée historique. La classe ouvrière peut toujours regarder sans crainte la vérité en face, même si cette vérité est pour elle l’accusation la plus amère, car sa faiblesse n’est qu’un égarement et l’implacable loi de l’histoire lui redonne force, lui garantit sa victoire finale.

L’autocritique sans pitié n’est pas seulement un droit vital, c’est aussi le devoir suprême de la classe ouvrière. Nous transportions à notre bord les trésors les plus précieux de l’humanité, confiés à la garde du prolétariat ! Et tandis que la société bourgeoise, souillée et déshonorée par l’orgie sanglante de la guerre, continue de se précipiter vers sa perte, le prolétariat international doit et va se reprendre pour ramasser les trésors éclatants qu’il a, dans un moment d’égarement et de faiblesse, laissés sombrer dans le tourbillon effréné de la guerre mondiale.

Une chose est certaine : la guerre mondiale est un tournant pour le monde. C’est une illusion insensée de s’imaginer que nous n’avons qu’à laisser passer la guerre, comme le lièvre attend la fin de l’orage sous l’arbuste pour reprendre ensuite gaiement son petit train-train. La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes plus encore. Ce n’est pas que les lois fondamentales de l’évolution capitaliste, la guerre à la vie à la mort entre le capital et le travail, doivent connaître une déviation ou un adoucissement. Maintenant déjà, au milieu de la guerre, les masques tombent et les vieux traits que nous connaissons si bien nous regardent en ricanant. Mais le rythme de l’évolution a reçu un coup si violent du fait de l’éruption du volcan impérialiste que toute l’histoire du mouvement ouvrier jusqu’à aujourd’hui fait figure de charmant tableau idyllique en regard de la violence des conflits au sein de la société et de l’ampleur des tâches auxquelles le prolétariat socialiste doit faire face dès à présent.

Rosa Luxemburg

Extrait de La Brochure de Junius, tome IV des Œuvres complètes, Agone & Smolny, 2014, p. 73-79.

De Rosa Luxemburg sont parus les cinq premiers tomes des Œuvres complètes (Agone & Smolny) : Introduction à l’économie politique (2009), À l’école du socialisme (2012), Le Socialisme en France (2013), L’Accumulation du capital (2019).

À paraître en 2022 aux éditions Agone & Smolny, le premier volume de la Correspondance complète (1891-1909).

Notes
  • 1.

    Un terrible pogrom se déroule dans la ville de Kichinev les 6 et 7 avril 1903, faisant près de cinquante morts et des centaines de blessés parmi la population juive. Les autorités tsaristes ne sont intervenues que le troisième jour. De violentes campagnes de presse antisémites avaient préparé ce pogrom, qui eut un retentissement international considérable (lire Nathan Weinstock,Le Pain de misère – Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe. I. L’empire russe jusqu’en 1914, Paris, La Découverte, 1984). [ndlr]

  • 2.

    Rosa Luxemburg emploie les termes mêmes de Karl Marx dansLe Capital [Livre I, Werke , Bd. 23, p.788] : « blut- und schmutztriefend ». L’édition de Jean-Pierre Lefebvre propose la traduction suivante : « Le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds » [ trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, t. III, p. 202] ; et celle de Joseph Roy et Maximilien Rubel : « Suant le sang et la boue par tous les pores » [trad. Joseph Roy et Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, p. 1224). [ndlr]

  • 3.

    Les insertions dans les citations sont de Rosa Luxemburg. [ndlr]

  • 4.

    Karl Marx,Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Les Luttes de classes en France, trad. Maximilien Rubel et Louis Janover, Paris, Gallimard, « Folio-Histoire », 2002, p. 219. [ndlr]

  • 5.

    Idée très répandue dans la social-démocratie internationale, que l’on retrouve dans la célèbre circulaire de Marx et Engels au comité de Brunswick, fin août 1870 : « Cette guerre a déplacé le centre de gravité du mouvement ouvrier continental de France en Allemagne. C’est pourquoi la plus grande responsabilité repose maintenant sur la classe ouvrière allemande » (Karl Marx & Friedrich Engels,Correspondance, t. XI, juillet 1870–décembre 1871, Gilbert Badia et Jean Mortier (dir.), Éditions sociales, 1985, p. 81). [nde]

  • 6.

    Friedrich Engels, « Introduction » à Karl Marx,Les Luttes de classes en France, Paris, Éditions sociales–Messidor, 1984, p. 73-74.