Au jour le jour

Introduction à une sociologie critique

Ce ne sont évidemment pas les crises, de toute nature, qui manquent dans l’histoire des sociétés humaines. La société capitaliste ne fait pas exception. Bien au contraire. Pour cette raison essentielle que, étant parvenu à un niveau sans précédent de puissance matérielle, le capitalisme met cette puissance au service de ces mêmes appétits de domination qui semblent être, au cœur des différentes civilisations, l’expression pérenne et irrépressible de l’appartenance des êtres humains au règne de la vie sauvage.

Notre société, comme les autres sociétés humaines est, en principe, gouvernée, et souvent avec quelle vigueur, par des chefs et des responsables qui ont mission d’identifier les problèmes et de proposer des solutions. Mais enfin, a-t-on vu, au cours du demi-siècle écoulé (pour ne pas remonter au-delà de la Seconde Guerre mondiale), une seule des grandes réformes annoncées à grand renfort de publicité, ou plutôt de propagande, aboutir à un succès durable au bénéfice de la collectivité ? Le monde devait recouvrer la paix, la prospérité, la justice, la fraternité, bref, le bonheur. Mais, malgré des promesses toutes plus mirifiques les unes que les autres, aucun des grands problèmes n’a été résolu, et le monde d’« après » chaque crise a ressemblé étrangement à celui d’« avant », parfois en pire ou, au mieux, un peu rafistolé çà et là, comme un vieux rafiot dont on aurait aveuglé momentanément les voies d’eau en y clouant quelques planches.

Ni le plein emploi, ni les équilibres économiques n’ont été restaurés, les inégalités sociales ont explosé, l’évasion fiscale n’a pas été jugulée, la corruption a augmenté, l’injustice règne, les lobbies sont devenus un État dans l’État ; la pollution de l’air et de l’eau n’a d’égale que celle de la nourriture du corps et de l’esprit, la destruction des ressources et le gaspillage sont devenus dramatiques ; le monde moderne n’insuffle plus aucun idéal collectif, toute transcendance (religieuse, philosophique ou scientifique) est disqualifiée, et avec elle toute autorité ; l’esprit de lucre et l’exhibitionnisme ont envahi l’art, le sport et la culture ; les études ne sont plus qu’un moyen de sélection distinctif et mondain et les diplômes des clés pour s’ouvrir des carrières ; l’information a cédé à la communication et nous enferme dans un monde de frime et de faux-semblant. Le pouvoir ment, le progrès tue plus qu’il ne sauve et le savoir asservit plus qu’il ne libère. Nous sommes encore, au xxie siècle, au sein des sociétés les plus « puissantes » de la planète, tout bien considéré, dans un état aussi incertain et précaire que celui de nos prédécesseurs les plus primitifs ; peut-être même dans un état pire encore dans la mesure où nous ne savons plus où diriger nos pas, ni même si ça vaut la peine de faire un pas de plus, sauf à retomber dans les mêmes erreurs et les mêmes ignominies que celles du passé. Il serait quand même temps d’en finir avec notre préhistoire.

En fait, il serait faux de dire qu’aucune politique de grande envergure n’a atteint ses objectifs. Cela ne serait vrai que si les objectifs réellement visés avaient été ceux que les gouvernements proclamaient. Mais les objectifs des gouvernements de la droite républicaine comme ceux de leurs concurrents de la fausse gauche – dite, chez nous, « gauche de gouvernement » (qui n’a jamais été qu’une droite alternative) – ont tous été définis dans le cadre d’une même philosophie économique et sociale, le néo-libéralisme imposé par le leadership anglo-saxon. Ces gouvernements ont rivalisé de zèle et d’imagination pour mettre en œuvre toutes les « solutions » dont le capitalisme avait besoin pour se moderniser, c’est-à-dire pour supprimer toute entrave au projet de transformer la planète en un vaste marché avec le profit pour seul but, la concurrence pour seule règle, et l’argent pour seul maître. En un demi-siècle, le monde « civilisé » est devenu une caverne de voleurs, l’aggiornamento mondial du capitalisme s’est globalement accompli, pour le malheur des peuples, derrière l’écran de fumée d’un jeu politique prétendument « démocratique », qui, de plan en plan et d’élections en élections, a conduit les populations aliénées, dupées mais complices, à l’impasse actuelle, avec leur consentement et dans la plus totale hypocrisie.

Si aucun plan n’a réussi à mettre fin aux malheurs du plus grand nombre, c’est parce que tous les remèdes souffraient du même défaut : aucun d’entre eux n’était vraiment radical, c’est-à-dire ne s’attaquait à la racine du mal. Cette racine, c’était la réduction, voire le sacrifice, à l’échelle individuelle et à l’échelle collective, de toutes les dimensions, y compris la dimension spirituelle et morale, de l’humain, à la seule dimension de la puissance économique. Non pas à la façon des anciens matérialistes, dont la pensée a toujours su préserver de nobles idéaux ; mais à la façon des matérialistes d’aujourd’hui, qui ne mettent rien, ni l’amour, ni l’honneur, ni la foi, ni rien au-dessus de l’argent et du pouvoir qu’il donne sur les êtres et sur les choses.

Quelque objecteur impatient ne manquera pas de me dire : « À supposer que votre constat désenchanté soit bien fondé, quel rapport cela a-t-il avec la sociologie critique bourdieusienne à laquelle vous vous proposez d’introduire vos lecteurs ? »

À mes yeux la réponse va de soi : l’un des objets principaux (peut-être le principal objet) de cette sociologie est d’exposer et de comprendre les effets de la domination sociale, c’est-à-dire comment il se fait que les innombrables et incessantes tribulations, misères et souffrances provoquées par la malgouvernance de nos sociétés au détriment de toutes les populations (et particulièrement des classes populaires) n’entraînent pas davantage de rejet, de colères et de révoltes de la part des plus dominés, exploités et opprimés – même si on voit se produire continûment et un peu partout beaucoup de remous sociaux. Il faut donc admettre que la mécanique sociale obéit à des lois qui, pour n’être pas d’un déterminisme aussi strict que celles de la gravitation universelle, impriment une forme de nécessité spécifique gouvernant les rapports sociaux un peu à la façon dont les lois de la pesanteur gouvernent les rapports entre objets physiques, avec un certain jeu dans leurs adaptations réciproques, mais jamais suffisamment pour abolir la loi fondamentale.

Dans l’espace physique, la loi fondamentale est celle de la gravitation, qui régit tous les mouvements, y compris ceux qui semblent y échapper à première vue (comme la fumée qui s’élève, la poussière qui vole ou le bouchon qui flotte) ; dans l’espace social, la loi fondamentale est celle de la domination des uns sur ou par les autres, qui régit toutes les relations, y compris celles qui semblent s’en affranchir (comme les choix personnels délibérés, les relations électives, etc.). Mais il ne suffit pas de l’affirmer, il faut le montrer précisément. Et ce n’est pas toujours facile. D’où la nécessité, pour l’observation des faits sociaux, comme pour celle des faits physiques, de se doter d’instruments d’observation et de concepts adéquats permettant d’analyser les processus observés.

C’est à quoi se sont employés tous les grands sociologues. Les outils forgés par la sociologie bourdieusienne se sont avérés particulièrement efficaces, au moins sur le plan théorique. Encore faut-il se donner la peine de les diffuser. Mais pour effectuer l’indispensable travail de « dissémination » des armes de la critique sociale et apprendre à s’en servir avec discernement, il vaut mieux ne pas trop compter sur les intellectuels des institutions dominantes, les producteurs actuels de biens symboliques les mieux reconnus, tels que les journalistes ou les universitaires. Comme l’explique la sociologie critique, toute domination a ses victimes, de même qu’elle a ses privilégiés et – ce qui complique encore les choses – qu’elle a aussi ses victimes complices, ses profiteurs inconscients et ses bénéficiaires inavoués. Que ce soit à cause de la misère de leur position ou de la misère de leur condition (et, pour les plus précaires, des deux à la fois), l’ordre capitaliste établi n’a pas grand mal à recruter des auxiliaires parmi les fractions et catégories sociales de la classe moyenne incapables de dissocier leur destin personnel ou familial de leur identité professionnelle et de leur condition salariale. Et surtout incapables de s’extirper par leurs propres moyens du marécage idéologique où les a enlisées la mythologie « républicaine » de l’ascension sociale grâce au mérite personnel, scolairement attesté, dont le dogme leur a été seriné par toutes les instances éducatives depuis l’école élémentaire. L’État technocratique, littéralement confisqué depuis des générations – de Debré et Pompidou à Hollande et Macron, en passant par Mitterrand, Chirac et Jospin –, par une noblesse d’État largement issue des catégories moyennes, principales bénéficiaires du privilège culturel, doit l’essentiel de sa légitimité à cette idéologie de la distinction symbolique sécrétée par le capitalisme et sa fabrique de cadres, c’est-à-dire d’héritiers décrétés plus intelligents que les autres par l’Enseignement supérieur.

S’il ne fallait donner qu’un seul exemple, peut-être le plus significatif de cette collusion objective et subjective de la classe moyenne et spécialement de ses catégories les mieux pourvues en capital culturel, il suffirait d’évoquer le fait que le premier syndicat de France (en adhérents) a cessé d’être un syndicat ouvrier, traditionnellement opposé à la domination du capital sur le travail (comme la CGT), pour devenir un syndicat d’encadrement et d’accompagnement (comme la CFDT), « partenaire social » ouvertement acquis à la défense des rapports de production capitalistes au nom de l’ordre « républicain » identifié à la démocratie parlementaire bourgeoise qui sert de feuille de vigne à l’obscénité de l’ordre patronal.

Du fait du double jeu, délibéré ou semi-involontaire, de toutes les élites sociales qui monopolisent les rouages de la machine étatique, le citoyen ordinaire ne sait plus très bien qui il faut croire ni ce qu’il doit croire. La confusion des idées et l’anomie des valeurs sont, en l’absence de toute autorité transcendante, la situation qui prévaut dans tous les domaines. Toutes les vérités sont devenues contingentes. Même les esprits les mieux ancrés idéologiquement ont du mal à tirer des conséquences claires de leurs prémisses. Se familiariser avec la pratique de la socioanalyse critique ne peut qu’aider tout un chacun à y voir plus clair, en soi-même comme dans les autres, et par là à donner, s’il se peut, un peu plus de substance à ce hochet sonore qu’est devenue la notion de « démocratie » (et conjointement celle de « liberté ») dans l’usage intempérant, systématiquement orienté et biaisé, qu’en font les hauts-parleurs de la classe moyenne, au premier rang desquels se retrouvent, à quelques exceptions près, les petits-bourgeois les plus huppés culturellement.

Si Bourdieu pouvait observer le monde actuel, il serait tristement confirmé, c’est plus que probable, dans son constat que la domination reste la loi de l’ordre établi ; et que, finalement, entre ceux qui y trouvent leur compte, ceux qui s’en accommodent et ceux qui ne sont même pas en mesure de se poser la question, le consensus le plus massif n’est pas près d’être ébranlé. D’où la nécessité, pour la lutte politique et idéologique, de changer radicalement de grille de lecture, ce dont feraient bien de s’aviser les prétendus défenseurs de la démocratie, à commencer par ceux de l’« opposition républicaine ». 

Enfin, je dois ici répéter la mise en garde que j’ai déjà formulée à l’intention des lecteurs des précédentes éditions : je n’ai pas cherché à faire un exposé canonique de l’œuvre de Bourdieu. Ce qu’on trouvera dans mon Introduction à une sociologie critique, c’est une vision du monde social étroitement inspirée des analyses bourdieusiennes et reprenant en substance l’appareil conceptuel qu’elles proposent. À cet égard, je ne crois pas avoir commis d’erreur caractérisée ni d’oubli important, et, dans cette mesure-là, on peut regarder mon exposé comme une utile introduction à la lecture des travaux de Bourdieu. Reste qu’il s’agit ici d’une vision du social qui est la mienne, celle que je me suis construite en m’appropriant intellectuellement, au fur et à mesure de son édification, une œuvre scientifique complexe et puissante, telle que je l’ai comprise, avec les colorations, les distorsions et les lacunes de ma propre subjectivité.

Quiconque connaît suffisamment la vie et la pensée de Bourdieu sait que celui-ci n’a jamais cessé d’être un chercheur engagé. Mais à sa façon à lui : alors que les gens engagés ne sont généralement plus très enclins à chercher, puisqu’ils ont trouvé la vérité, chez lui, l’engagement était un ressort de la recherche. Son engagement exprimait en effet d’abord et avant tout le sentiment intense, lié à son histoire personnelle, de sa propre solidarité existentielle avec tous les dominés sociaux et donc de l’humiliation générique et constitutive qui leur est imposée. Il exprimait en même temps la prise de conscience que la domination sociale gouverne directement ou indirectement la quasi-totalité des rapports sociaux, et corollairement la conviction qu’il importe d’étudier et de comprendre les mécanismes de toute nature qui, par médiations diverses, assurent l’accomplissement des logiques de domination dans tous les domaines. Enfin il exprimait la volonté bien arrêtée de combattre la domination en divulguant la connaissance de ses mécanismes auprès de tous ceux qui les subissent ou y adhèrent. Ces différentes composantes de l’engagement de Bourdieu étaient indissociables dans le principe. Ni chercheur enfermé dans sa tour d’ivoire et déconnecté des luttes, ni rameur fidèle et silencieux de quelque galère que ce fût, pour lui le militantisme de la lutte politique et sociale pour la liberté et la justice impliquait fondamentalement un militantisme de la connaissance objective des structures du monde social.

Mais Bourdieu conservait une conscience aiguë de quelque chose que trop de chercheurs ont tendance à oublier : quelque gratification personnelle que la poursuite de cette connaissance objective puisse procurer, elle ne saurait être considérée comme une fin en soi. Il est certes du devoir de tout savant de préserver et accroître l’autonomie du champ scientifique par rapport à tous les pouvoirs qui tentent de l’annexer. Ce devoir de vigilance ne saurait justifier pour autant la fétichisation du capital culturel produit par le travail scientifique. À quoi servirait d’être savant si c’était pour rester juché sur son petit tas de connaissances comme un avare sur son tas d’or ? Uniquement à faire carrière dans l’Université et dans les allées du pouvoir ? S’agissant de la science sociale, Bourdieu considérait qu’en définitive la connaissance de la réalité qu’elle permettait d’acquérir devait s’investir dans l’entreprise collective de rendre le monde social meilleur, et donc apporter sa contribution spécifique au combat que les forces d’émancipation ne cessent de mener contre les forces d’oppression sociale.

Telle est du moins la leçon que j’ai tirée, avec d’autres, de son enseignement, et qui me paraît devoir être diffusée le plus largement possible. On pourrait croire que la connaissance du travail de Bourdieu a beaucoup progressé depuis les années 2000. En fait, si depuis le mouvement social de décembre 1995 la figure de l’homme public est devenue plus populaire, son œuvre n’a pas fait l’objet d’une appropriation comparable. Beaucoup de ceux qui encensent (ou dénigrent) Bourdieu ne l’ont pas lu, ou ne tirent pas les conséquences de ce qu’ils ont lu. Il est même possible que le fait de l’avoir enfermé dans une image médiatique de radicalité politique comme en un mausolée ait été plus un obstacle qu’une aide à la connaissance et à la bonne compréhension de ses analyses.

Compte tenu des classements imposés par le champ politique, Bourdieu était bien sûr « de gauche ». Mais il appelait de ses vœux et travaillait à la formation d’une « gauche vraiment de gauche ». Tout le monde a bien compris qu’il récusait par là la gauche sociale-libérale, la deuxième gauche, la gauche-caviar, la gauche bobo, bref ce conglomérat de couches moyennes et d’organisations mollement réformistes et vigoureusement opportunistes qui obstrue aujourd’hui les voies d’un changement véritablement démocratique. Tout le monde a bien compris qu’il prônait une démarche de rupture avec la logique du système capitaliste. Mais l’objectivisme économiste, qui plombe la pensée du social à gauche presque autant qu’à droite, a empêché la plupart d’entrer davantage dans les vues du sociologue et de comprendre que les structures du monde social à combattre sont à la fois externes et internes, d’où l’appel insistant de Bourdieu à la réflexivité et à l’auto-socioanalyse.

En d’autres termes, comme j’ai essayé de le redire ailleurs, la sociologie bourdieusienne nous conduit à considérer que toutes les Bastilles existent toujours doublement, dans le monde où nous habitons et dans celui qui nous habite, et qu’il faut s’attaquer aux murailles qui sont en nous tout autant qu’à celles qui se dressent devant nous, parce qu’elles ne forment toutes ensemble qu’une seule et même forteresse, celle de l’ordre établi.

La lecture de cet ouvrage aidera à s’en convaincre.

Alain Accardo

Préambule à la quatrième édition revue et actualisée de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu, préfacée par Gérard Mauger dans la coll. « Éléments », à paraître le 5 février 2021.